La gauche laïciste contre l'Encyclique


Je n'aurais jamais eu l'idée de traduire l'article de ce qui est apparemment une "star" du journalisme italien engagé (à gauche, bien sûr!) si le blog de La Croix ne l'avait cité comme étant une analyse contradictoire, mais "finement argumenté". (voir ici: Spe Salvi ferait-elle débat aussi en France? )
J'ai donc passé deux heures à mettre ses idées en français, et arrivée au terme de mon travail, j'ai réalisé que j'avais tout simplement perdu mon temps (mais puisque le mal est fait, autant en faire profiter d'éventuels visiteurs...).
Enfin, je ne l'ai pas tout à fait perdu, parce qu'on y trouve en un raccourci idéal -s'il est permis de s'exprimer ainsi - toutes les critiques archi-rebattues contre un pontificat qualifié de réactionnaire, tournant le dos à la modernité, etc..
Scalfari est une synthèse caricaturale de l'intellectuel post-moderne qui ne croit en rien, et est prêt à tout tourner en dérision. Voir par exemple son analyse sur le marxisme. Et quand il ose évoquer une sorte de connivence entre l'Eglise de Benoît XVI et les communistes au prétexte que les uns et comme les autres auraient d'"indicibles horreurs" à se reprocher, il franchit allégrement les bornes de l'indécence.
Quant à son analyse des lumières, et de la Révolution Française, il ne maîtrise pas suffisamment son sujet pour en parler avec pertinence. Les français peuvent sans doute mieux que les italiens comparer le rayonnement culturel et intellectuel de la France AVANT et APRES la Révolution, et en tirer la conclusion qui s'impose, l'alliance du sceptre et de l'autel n'avait pas produit que de mauvaises choses! La Révolution a fait basculer le pays dans un bain de sang et d'horreur, le petit peuple ne s'est retrouvé ni plus libre, ni plus riche ni plus heureux et même beaucoup moins, avant d'affronter la terrible misère que la révolution industrielle du XIXe siécle lui a fait subir- est-ce cela, le triomphe de la raison!!

A part cela, "le prestigieux fondateur du quotidien de centre-gauche" s'auto-célèbre à grand coup de mots savants et vides au long de deux pages interminables, d'une insupportable cuistrerie, qui n'auraient aucune raison d'exister sans le pape, et où il ressasse en boucle toutes les rancoeurs accumulées contre un magistère sûr et lumineux! Il n'y a qu'à lire.
Là où il dépasse toute mesure, c'est quand il prétend se mesurer au Pape sur le terrain de la théologie.
(dans un très bel article sur Jésus de Nazareth, Jacques Julliard avait eu la décence d'écrire "Je me garderai bien de conclure sur les différents problèmes d'exégèse soulevés par ce théologien qui est tout de même le pape Benoît XVI", façon de dire qu'on ne fait pas de remontrances à un maître).

La seule chose dont on pourrait éventuellement le créditer... c'est qu'il a lu l'encyclique, et qu'il a immédiatement compris que son avis n'avait aucune valeur -il s'en défend d'ailleurs avec une fausse vigueur qui manque singulièrement de conviction ("il se peut que la pensée d'un laïque non croyant n'ait aucune importance, ou puisse être taxée d'ingérence indue...Je repousse cette seconde objection"!!).

Un point encore, soulevé par les commentaires du blog de Raffaella:
Il commence par s'interroger sur les destinataires du message. Et il prétend trouver cela inhabituel.
LETTRE ENCYCLIQUE
SPE SALVI
DU SOUVERAIN PONTIFE
BENOÎT XVI
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE

S'il s'était donné la peine d'aller contrôler sur le site du Saint-Siège, où les encycliques sont librement accessibles, il aurait constaté que c'était la formulation habituelle. Ce qui lui aurait épargné un paragraphe, et à moi, dix minutes de travail!


Le Pape qui refuse le monde moderne

Article original paru sur La Republicca du 2 décembre, reproduit sur l'irremplaçable blog de Raffaella:

EUGENIO SCALFARI
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L'annonce que la seconde encyclique du Pape, après celle sur l'amour et sur la "caritas", serait dédiée à l'espérance avait suscité en moi une vive attente.
Le chemin de Benoît XVI vers la plénitude de son magistère avait été jusqu'à présent plutôt incertain, sa théologie se décantant à travers des revirements soudains, sa vocation pastorale prenant de l'ampleur, même si on ne peut la comparer à celle, tellement plus théâtrale et spectaculaire, de son prédécesseur.
Au cours des derniers mois, on avait vu émerger une tonalité critique concernant la grande réforme conciliaire et, dans un certain sens, moderniste de Vatican II, où des docteurs et des pasteurs de l'Église en vêtements épiscopaux s'étaient ouverts à la modernité, à l'oecumenisme et même aux laïques non croyants, se mettant à l'écoute pour transmettre le message évangelique et pour le concilier avec les réponses de la pensée laïque, de la morale laïque et de la rationalité.

Le Pape semblait soumettre au doute le message conciliaire et enjamber à reculons au moins deux des pontificats précédents, celui du Pape Roncalli et celui du Pape Montini, retournant plutôt à l'Église de Pacelli, et même encore plus en arrière. Impressions toutefois, encore incertaines. Atténuées - je dois le dire - par l'appréciation sincère de l'oeuvre de Pietro Scoppola, manifestée par Ratzinger en personne à l'occasion de sa mort, avec des mots d'éloge inhabituels envers un catholique dont la position vis-à-vis du monde moderne était bien différente de celle qui prédomine maintenant dans l'Église de Rome.
Donc j'attendais avec intérêt la seconde encyclique en espérant qu'on pourrait en tirer un éclairage supplémentaire sur la pensée du Pape Ratzinger. Et il en fut en effet ainsi.
Voici par avance mon jugement sur le document Papal : Benoît XVI a tourné le dos au Concile Vatican II.

Je le déduis d'une lecture attentive du texte qui du reste est extrêmement clair.
Pour certains catholiques, il se peut que la pensée d'un laïque non croyant n'ait aucune importance, ou puisse être taxée d'ingérence indue.
Je repousse cette seconde objection : les non-croyants ont toujours été "terre de mission" pour l'Église ; il serait donc très étrange qu'on veuille les faire taire lorsque ils parlent à ceux qui veulent parler avec eux.
Quant à la première objection, celle d'insignifiance, elle a un caractère subjectif et ne peut pas être prise en considération à moins de se munir d'arguments forts et explicites pour la contradiction.
En fait, les non croyants ont eux aussi un espace d'expression au moins aussi légitime que celui réclamé et utilisé très amplement par la hiérarchie ecclésiastique. Espace d'expression signifie discussion publique, échange d'arguments, comparaison paritaire.
Faisons donc cette comparaison. "Spe Salvi" nous en fournit une bonne occasion.

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Première observation. L'encyclique porte un sous-titre qui indique les destinataires du document : "Aux évêques, aux prêtres et aux diacres et à tous les fidèles laïques sur l'espérance chrétienne".
Il est étrange qu'une encyclique énumère dès le titre ses destinataires. Parmi ceux-ci, il n'est pas fait allusion aux fidèles des autres confessions chrétiennes, sans parler des fidèles d'autres religions. Seulement les évêques, prêtres, fidèles catholiques.
Pourtant il est question d'espérance. Ce mot devrait indiquer la plus grande ouverture vers tous les points cardinaux de l'horizon spirituel. Le sommet de la catholicité se fermerait-il au contraire en défense ? Parle-il seulement à ceux qui sont déjà enrôlés et déjà convaincus ? Où est l'esprit missionaire ?
Seconde observation. Les argumentations du document pontificale sont certe intéressantes et compréhensibles à la culture européenne, mais assez étrangers aux catholiques de continents et cultures plus lointains, de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amérique Latine. Que Ratzinger était un Pape européen, on l'avait compris tout de suite. "Spe Salvi" nous en donne confirmation.
Voilà une autre preuve du fait qu'il tourne le dos au message oecumenique du Vatican II.

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Je regrette de le dire d'un Pape célébré surtout pour sa finesse théologique mais sa théologie, au moins en ce qui concerne le rapport entre espérance-foi- certitude est en réalité une tautologie. Arbitraire, et donc inutilisable comme preuve de ce que l'auteur veut prouver.
L'espérance, dit le Pape Benoît, contient déjà la foi, la substance de la foi est la certitude de ce que la vérité révélée nous enseigne. Ainsi l'espérance est déjà le salut.
Ce passage constitue le noyau théologique de "Spe Salvi". Du reste c'est le titre même de l'encyclique qui l'annonce: vous serez sauvés à cause de l'espérance, sauvés parce que vous avez espéré.
Sur les cent pages que compte l'encyclique, l'identification espérance - foi - vérité révélée - certitude - salut en occupe plus ou moins la moitié. Là réside peut-être le savoir théologique du Pape Benoît qui en consacre une cinquantaine à l'illustrer avec des citations argumentées, faisant appel tour à tour à Paul et Augustin, Ambroise et Bernard de Chiaravalle, Maxime le Confesseur, et l'édifiante expérience de l'esclave Bakhita, pour justifier les deux mots du titre : "Spe Salvi, espérez et le Royaume des cieux sera à vous".
On saisit, dans ce type de raisonnement plus inductif que déductif, un reflet de l'ontologie d'Anselme d'Aoste. Cela fait longtemps que le raisonnement ontologique n'avait plus beaucoup d'espace dans la doctrine ecclésiale ; la scolastique l'avait détrônée. Et en effets l'ontologie contient un risque pour l'architecture doctrinaire de l'Église ; l'ontologie s'élabore dans l'intérieur d'une pensée qui ne reflète qu'elle-même.
L'Église est très prudente à se mouvoir sur un terrain aussi risqué.

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L'Église, sa doctrine élaborée à peu près depuis l'an 800 après JC, n'a pas beaucoup de sympathie pour l'individu "privé". Lisez ce que dit cette encyclique lorsqu'elle parle de la prière, conçue comme moyen d'ascension vers Dieu. Elle dit que la prière est un moyen précieux, que prier Dieu, Jésus-Christ, la Sainte-Vierge, les Saints, ses propres défunts, est une manière d'élever l'âme, de croître dans l'amour et le dévouement. Chacun, naturellement, est libre de prier à sa manière, mais cette liberté a une limite : la prière privée risque de devenir esthétisme stérile.
Il faut donc passer à la prière liturgique, à pratiquer aussi seul, mais bien mieux, en choeur, dans sa communauté, dans son église, guidée par les prêtres.
L'appel communautaire se manifeste à plusieurs reprises dans les pages du document Papal. Et il déferle de manière décisive lorsqu'il est question du salut et de la vie éternelle. Penser au salut de l'âme individuelle, de cette âme individuelle spécifique, est une manière imparfaite et impropre de configurer la vie éternelle. Une manière qui contient en elle des traces d'égoïsme.
Le salut passe par l'amour envers les autres et surtout envers Dieu. Donc il ne peut pas ne concerner que nous-mêmes même, mon "moi" sera sauvé parce que j'espère que tous seront sauvés. Le salut est donc un fait communautaire guidé par l'épouse de Christ, c'est-à-dire l'Église. Le salut privé n'est pas une bonne pensée. Parce qu'elle pourrait faire abstraction du Magistère ?

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Des pages importantes concernent le Jugement Dernier. Il est clair qu'il s'agit là d'un rendez-vous essentiel dans la doctrine et cela d'autant plus que l'espérance est le principe de tout. L'espérance est synonyme de bonne vie et aussi de bonne mort. Synonyme de foi et de certitude. De résurrection des corps. Donc de préservation de son individualité, et de la mémoire de soi. On ne se réincarne pas dans le corps d'un autre mais dans le sien. Dans une page mémorable de ses "Confessions" (mais cette citation, je ne l'ai pas trouvée dans "Spe Salvi"), Augustin dit : "Je tenterai de te rejoindre là où tu peux être rejoint et d'adhérer à toi là où il est possible de le faire, ô mon Dieu, ma douce sûreté et mon bien. Je renoncerai même à ma mémoire, à la mémoire de moi, pour avoir la béatitude de pouvoir monter à tes côtés. Mais si je renonce à ma mémoire, comment pourrai-je avoir la mémoire de toi?".
Ceci est la contradiction essentielle entre la condition humaine et la joie de la béatitude qui fait fondre l'âme arrivée en présence du créateur. Mais pour arriver à cet instant suprême , il faut passer par l'instant du Jugement Dernier. Nous serons donc tous sauvés, (...)? Mais alors où est la justice ?
La Justice, dit le Pape Benoît, est un canon inaliénable. Dieu ne peut pas renoncer à la Justice puisqu'elle est un de ses principaux attributs. Dieu jugera sur la base de l'espérance qui a ouvert l'âme à la foi. Qui n'a pas espéré avec ardeur s'en exclura lui-même.
Mais Dieu est aussi miséricorde et amour pour ses créatures, de sorte qu'il admet une sorte de procès d'appel et c'est sa grâce qui le rend possible. Ce parcours est suggéré. C'est le récit de "choses qu'on ne voit pas".
Justement parce qu'elles ne se voient pas, il y a l'espérance qui parviendra à nous en donner la certitude et la substance. On appelle cela religion, sentiment religieux. Et certes, cela y ressemble.
Mais prenons garde à un récit aussi détaillé, parce que de la religiosité on risque de passer à l'idéologie et à la fable pour enfants du genre "il était une fois", dans laquelle on entend encore la voix de la maman lisant ce fabuleux récit qui nous promet la vie dans l'au-delà, jusqu'à ce que "l'âme explose dans la joie suprême" devant le Dieu tout-puissant, cause et fin de tout.

* * *
Peut-être devrais-je dire un mot sur la enième condamnation (cette fois sans appel) que dans l'Encyclique le Pape lance contre le Lumières, le relativisme, le marxisme ?
Contre la science lorsqu'elle est privée de foi ?
Contre le moralisme qui se fie à l'autonomie de la conscience individuelle?
En somme contre la modernité, considérée en bloc comme un abîme dont il faut s'écarter tant qu'il est encore temps?
Je ne crois pas qu'il vaille la peine de débattre à nouveau sur ces thèmes. Nous l'avons déjà fait à plusieurs reprises et se répéter dans ce cas ne sert à rien.
J'observe, parce que cela ressort de manière évidente du texte, que les accents critiques dédiés à Marx et au marxisme sont beaucoup plus prudents et je dirais presque, pleins d'égards dans les mots du Pape Benoît que ceux réservés aux "Lumières". Après tout Marx a créé une sorte d'église "économistique", se fiant à l'esprit collectif du prolétariat souffrant, sa pensée aussi eut ses prêtres qui annoncèrent le paradis.
Je pense que cet égard du Pape s'explique par une église et un paradis terrestre, au nom desquels s'accomplirent d'indicibles horreurs. Soutenus cependant par une foi.
Les illuministes (en France, nous dirions "les hommes des lumières", ndt) n'avaient pas de foi. Certains d'entre eux - Voltaire par exemple - étaient théistes. Je dirais, par necessité : ils ne s'expliquaient pas l'existence de la création et pour ne pas perdre de temps en discussions et en recherches qui ne menaient nulle part, ils se résignèrent à l'idée qu'il y avait eu un architecte de l'univers qui, après l'avoir créé, l'avait laissé fonctionner tout seul avec tous les erreurs connexes et s'était retiré de la scène.
L'engagement des "illuministes" fut ailleurs: ils cherchèrent à faire triompher la raison, la tolérance, la culture. Et à vaincre l'ignorance, les privilèges, les préjugés, la tyrannie. On trouva alliés l'Ancien Régime et l'Église. Le trône et l'autel. En somme le pouvoir dans ses expressions les moins acceptables. Cette situation avait duré à dire peu un millénaire. Le pouvoir temporel de l'Église avait même duré plus longtemps. La tentation vers des formes temporalistiques de type moderne est éternellement renaissante et est energiquement repoussée.

À Benoît XVI, le relativisme ne plaît pas et c'est compréhensible de la part de quelqu'un qui administre la vérité absolue (la sienne). Il n'y a rien à dire sur ce point. Certes, l'Église aussi change souvent d'opinion sur les péchés passés et les pécheurs. C'est humain. À relire son histoire on s'aperçoit qu'il est elle-même plongée dans le relativisme. Ceci aussi est humain. Donc "Unicuique suum". (à chacun son dû)

© Copyright République, 2 décembre 2007