Spe Salvi par l'Huma (2)

Aucune encyclique ne pourra briser les luttes populaires

Par Michael Löwy, directeur de recherches émérite au CNRS (*).

Benoit XVI rompt-t-il le dialogue entre chrétiens et marxistes ?
Ce n’est pas la première fois que Ratzinger tente de mettre fin à la « fascination » (c’est son terme) de tant de chrétiens pour les idées marxistes. Déjà, en 1984, il avait, dans l’Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération, condamné, au nom du Saint-Office, pardon, la Congrégation pour la doctrine de la foi, cette théologie latino-américaine comme « une hérésie d’un type nouveau », coupable d’usage indiscriminé de concepts marxistes. Une règle ancienne dans l’Église proclame : Roma locuta, causa finita, le Pape a parlé, la discussion est finie… Or cela ne s’est pas vérifié, les théologiens de la libération ont répondu à Rome et le débat a repris de plus belle…

L’encyclique Spe Salvi est une nouvelle tentative de mettre hors circuit la pensée de Marx. Certes, Benoît XVI, homme cultivé et érudit, reconnaît que Marx « a illustré avec une grande capacité d’analyse les voies qui ouvrent à la révolution ». Il mentionne aussi la critique radicale de Theodor Adorno de la « foi dans le progrès », mais oublie de rappeler qu’Adorno, comme tous ses amis de l’École de Francfort, se réclamait de la méthode de Marx. Les critiques, assez sommaires, il faut le dire, du pontifex maximum adressées à Marx sont essentiellement doubles : il ne nous a pas indiqué comment les choses devraient se passer après la révolution, après l’expropriation de la classe dominante et la socialisation des moyens de production, et a oublié l’homme et la liberté : l’homme « n’est pas seulement le produit de conditions économiques ».

Or c’est précisément parce qu’il croit à la liberté que Marx ne prescrit pas un modèle tout prêt de ce que doit être la société postrévolutionnaire. C’est aux individus « librement associés » (l’expression se trouve dans le Capital) de la société sans classes qu’il incombera la tâche de choisir les formes de vie et les institutions de l’avenir. Et en quoi consiste la liberté des individus d’une société socialiste selon Marx, sinon, tout d’abord, dans leur émancipation du pouvoir aliéné des « conditions économiques » ? Grâce à leur maîtrise collective et démocratique sur le processus de production, les individus associés seraient enfin débarrassés du fétichisme de la marchandise, et donc, de la domination despotique des êtres humains par les produits de leur travail. Ces aspects, élémentaires, de la pensée de Marx sont certainement connus de Benedictus XVI. Ce n’est donc pas à l’ignorance qu’on peut attribuer une interprétation si peu consistante de la théorie marxiste…

Cette encyclique va-t-elle « briser le dialogue » ? En Amérique latine, on n’en est plus, depuis une quarantaine d’années au moins, à un « dialogue » entre chrétiens et marxistes, comme deux blocs distincts, figés et séparés. Non seulement les théologiens de la libération, mais des centaines de milliers de chrétiens, militants des communautés de base ou des pastorales populaires, se sont appropriés quelques idées fondamentales du marxisme : les pauvres et les opprimés comme sujets de leur propre libération, le capitalisme comme structure intrinsèquement perverse (le capitalisme et la pauvreté dans le monde sont d’ailleurs deux sujets qui brillent par leur absence dans l’encyclique papale). S’ils se sont mis « en marche vers la Terre promise », c’est parce qu’ils sont mus par l’espérance, une espérance qui ne vise pas essentiellement le monde de l’au-delà, après la mort et le Jugement dernier, comme dit le document de Ratzinger, mais ce monde-ci, qu’ils voudraient rendre plus conforme aux idéaux de communauté et de justice sociale. Cette espérance, qui a alimenté la plupart des luttes, combats et soulèvements populaires en Amérique latine au cours des dernières décennies, ne pourra être « brisée » par aucune encyclique romaine.

(*) Enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux.

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