Lettre du Patriarche Orthodoxe Damaskinos

À son Eminence
Joseph Cardinal Ratzinger
Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi


Chambésy, le 30 octobre 2000
Eminence
Cher et vénéré frère et ami,

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Très volontiers et avec reconnaissance je me souviens de notre dernière rencontre inoubliable du 14 au 16 octobre en
Toscane.
Cette rencontre a été pour nous l'occasion de réfléchir à certaines choses que, comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, tu as adressées comme parole officielle de l'Église catholique romaine à ses évêques, parole qui engage. Je pense à la Déclaration Dominus Iesus et, surtout, à la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur les Églises soeurs.

Lorsqu'en 1999 j'ai fait une conférence à la faculté de théologie catholique romaine de l'Université de Bonn sur l'apport de l'Église et de la théologie greco-orthodoxes dans l'Europe d'aujourd'hui, j'ai souligné entre autres que la Providence de Dieu a voulu que, dans les années postérieures à 1959 lorsque, boursier du Patriarcat oecuménique de Constantinople, je poursuivais mes études en Allemagne, j'eus le jeune professeur Joseph Ratzinger comme professeur et ami. Notre relation a été une communion de plus en plus profonde.

La communion ardemment souhaitée

Nous avons découvert, l'un par l'autre, ce que signifie d'appartenir à l'Église catholique romaine et à l'Église orthodoxe, deux Églises qui se sont redécouvertes comme Églises soeurs. Ainsi nous nous sommes préparés de l'intérieur au grand événement de 1965: l'éradication des anathèmes de la mémoire de nos Églises. De cette manière s'est éveillée en nous la passion pour la restauration de l'unité parfaite entre nos Églises . Nous avons expérimenté le fait de partager la même foi apostolique, et nous avons poursuivi cette nouvelle phase de nos relations, passant du dialogue de la charité jusqu'au dialogue théologique officiel. Nous avons de même senti que la levée mutuelle des anathèmes avait créé une nouvelle situation qui devait être honorée du point de vue théologique.
Cette situation a une portée psychologique, comme ecclésiologique, qui dépasse de loin l'événement dont on a effacé la mémoire. Avec le temps on a pu voir que son écho dans le peuple était plus profond et plus large que prévu. Cette levée des anathèmes continue d'opérer et doit opérer une purification de la mémoire qui est le pardon. Elle a remplacé le symbole de la séparation par le symbole de l'amour. Elle présuppose une nouvelle situation ecclésiale qui doit avoir toujours plus de répercussions à tous les niveaux de chacune de nos Églises locales. Cette réception fait partie du processus de rapprochement et de la compréhension, car, s'il est vrai qu'il y a un lien inébranlable entre la théologie et l'amour, le fait que nous vivons ensemble le mystère chrétien qui nous unit, nous mènera nécessairement plus loin. Le Royaume de Dieu souffre violence.

Je me souviens, de plus, des réflexions que tu as livrées à l'occasion de notre première rencontre ecclésiologique à Vienne en 1974:

«Posons à la fin encore une fois la question suivante : en quoi consistent ces événements et quelles en sont les suites? Le processus fondamental est le suivant: les relations caractérisées par un "amour refroidi", "les oppositions, la méfiance et les antagonismes" sont remplacées par des rapports de charité, de fraternité, dont le symbole est le baiser d'amour. Le symbole du schisme a été remplacé par le symbole de l'amour. Certes, la pleine communion sacramentelle n'a pas encore été rétablie. Mais étant donné que le "dialogue de la charité" a atteint un premier but, on attend le "dialogue théologique", non pas sous forme d'altercations académiques sans aboutissement, ne trouvant leur justification qu'en elles-mêmes, mais bien plutôt sous le signe de "l'attente impatiente" qui sait que "l'heure est venue". Agapè et baiser d'amour sont, en tant que tels, les termes et les rites de l'unité eucharistique. Partout où l'agapè est une réalité ecclésiale, elle doit se traduire par l'agapè eucharistique. Tous les efforts doivent être orientés en fonction de ce but. Afin que ce but puisse être atteint, il faut exiger, comme conséquence immédiate, que l'on travaille incessamment à l'assainissement de la mémoire. Le fait juridique de l'oubli doit être suivi du fait historique d'une nouvelle mémoire : c'est là une condition sine qua non à la fois juridique et théologique, incluse dans les événements du 7 décembre 1965 ».

Ensemble nous avons appris comment la théologie est à faire, eu égard aux traditions particulières de l'Occident. Nous avons senti que la vérité révélée est reçue, vécue et comprise d'une manière différente en Orient et en Occident et que la différence des théologies peut être perçue comme compatible à l'intérieur d'une même foi, et cela d'autant plus qu'un sens éveillé pour la transcendance du mystère et le caractère avant tout apophatique de son expression humaine, peut laisser le champ libre à un pluralisme légitime des théologies au sein de la même foi traditionnelle. Nous avons senti qu'a priori, il ne faut pas être trop enclin à identifier la foi et son expression avec des théologies particulières.

Et nous en sommes venus à la constatation commune que l'Orient et l'Occident ne sauraient se rencontrer et se retrouver que s'ils se souviennent de leur parenté initiale et de leur passé commun. En premier lieu ils doivent prendre conscience que, malgré leurs particularités, l'Orient et l'Occident font organiquement partie de l'unique chrétienté. Ici, nous en sommes venus à la constatation commune que nos différences sont à comprendre au sens de développements divers et légitimes d'une même foi apostolique en Orient comme en Occident et non comme séparations dans la tradition de la foi même.
Nous avons aussi posé la question autrement, non seulement « Avons-nous le droit de communier ensemble? », mais aussi «Avons-nous le droit de nous refuser la communion l'un à l'autre? ».

Le primat de la juridiction du pape

De plus, nous avons senti que l'obstacle principal pour la restauration de la pleine communion est le primat de juridiction du pape. Le problème le plus épineux semble, en effet, être la question de l'ordre de l'Église : d'une part pour Rome, parce qu'on y considère le primat de la « sedes romana » comme constitutif de l'unité de l'Église, d'autre part pour l'Orient, parce qu'on considère cette affirmation comme un changement de la structure épiscopale de l'Église.
Nous nous sommes demandé comment nous pouvons avancer en nous permettant de formuler quelques perspectives, comme par exemple : si Rome accepte la communion avec l'Orient sans conditions préalables - bien sûr après un accord pan-orthodoxe -, cela constitue une reconnaissance formelle de la légitimité de la structure épiscopale de l'Orient. Cela inclut l'approbation que l'Orient ne doit pas être engagé sur la structure de la primauté développée en Occident.
Inversement, l'Orient reconnaîtrait ainsi que l'Occident, malgré la doctrine de la primauté, n'a pas quitté la structure épiscopale de l'Ancienne Église, même si elle a assimilé un facteur supplémentaire dont l'Église orientale ne peut voir la nécessité. La reconnaissance de la continuation de la structure apostolique de l'Ancienne Église en Occident pourrait être facilitée, d'une part par les efforts du Concile Vatican II en vue d'une restauration évidente de l'ordre épiscopal, d'autre part par le fait que le pape, quand il communique avec l'Orient, ne revendique plus de fait la primauté de 1870 (iurisdictio in omnes ecclesias) face à l'Orient.
Ainsi, nous n'avons jamais abandonné l'espoir que même les polarisations sur le primat de juridiction puissent être dépassées afin que la restauration tant désirée de la pleine communion devienne bientôt réalité.

À ce sujet, tu as un grand rôle à jouer en tant que préfet de Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui a mission d'être « gardienne de l'orthodoxie » et « défenseur de la foi ». Dans les réflexions que tu as formulées en 1974, tu as apprécié l'allusion à Ignace d'Antioche que le patriarche Athênagoras 1er, a cité en saluant le pape Paul VI au Phanar : « Contre toute attente humaine se trouve parmi nous l'évêque de Rome, le premier en honneur d'entre nous, `celui qui préside dans la charité' (Ignace d'Antioche, Ep. aux Rom., prol., P.G. 5,801) ». Il est clair que, ce disant, le patriarche ne déserte pas la position de l'Église orientale et ne reconnaît pas un primat de juridiction occidental. Mais il indique nettement ce que l'Orient pense de l'ordre des évêques égaux en droits et en rang dans l'Église et, à l'heure actuelle, il serait certainement indiqué de réfléchir si cette profession de foi promitive, qui ne connaît rien d'un "primat de juridiction" mais qui reconnais la primauté "d'honneur" dans l'ordre de la charité, ne pourrait pas être considérée comme une conception de la position de Rome au sein de l'Église satisfaisante pour l'essentiel. Le "saint courage" exige l'"audace" en même temps que la prudence. »

Toutes ces réflexions et perspectives que je rappelle ici, ont marqué ma vie d'évêque et de théologien. Entre temps, cependant, j'ai constaté des choses qui m'incitent à poser la question: y a-t-il une continuité entre le professeur Joseph Ratzinger et le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Quel est le lien entre les affirmations que je viens de mentionner, et les affirmations de Joseph Cardinal Ratzinger qui vont suivre?

Le Préfet a dit...

1. Dans la lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi « aux évêques sur certains aspects de l'Église comprise comme Communion » de 1992 on a désigné les Églises orthodoxes comme ces « véritables communautés chrétiennes » dont la situation « implique aussi une blessure de leur condition d'Église particulière », « puisque la communion avec l'Église universelle, représentée par le successeur de Pierre, n'est pas un complément extérieur à l'Église particulière, mais un de ses éléments constitutifs internes. Ainsi le dépassement de la blessure due à la seule particularité suppose la reconnaissance du primat de juridiction du pape, sans laquelle une restauration de la pleine communion semble être impensable.

2. Dans la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur les Églises soeurs se trouve l'explication suivante « Au sens propre, les Églises soeurs sont uniquement les Églises particulières entre elles (ou les regroupements d'Églises particulières, par exemple les Patriarcats entre eux ou les Provinces ecclésiastiques entre elles). Il doit toujours rester clair, même quand l'expression Églises soeurs est utilisée dans ce sens propre, que l'Église universelle, une, sainte, catholique et apostolique, n'est pas la soeur, mais la mère de toutes les Églises particulières. »

3. Dans la Déclaration Dominus Iesus il est dit entre autres : « Tout comme il existe un seul Christ, il n'a qu'un seul Corps, une seule Épouse: une seule et unique Église catholique et apostolique [...] Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c'est dans l'Église catholique qu'elle se trouve [subsistit in], gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques qui sont en communion avec lui. Par l'expression subsistit in, le Concile Vatican II a voulu proclamer deux affirmations doctrinales: d'une part, que malgré les divisions entre chrétiens, l'Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique; d'autre part, que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures [...] Il existe donc une unique Église du Christ, qui subsiste dans l'Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques en communion avec lui. Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l'Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l'Eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières. Par conséquent, l'Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l'absence de la pleine communion avec l'Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du Primat, que l'Evêque de Rome, d'une façon objective, possède et exerce sur toute l'Église conformément à la volonté divine. »

Les questions du métropolite....

... Eglise-Mère, Eglises-soeurs

a) Je me permets maintenant de te demander comment on pourrait repenser ces « prétendues contradictions » afin que toute une série de malentendus puisse être éclaircie, malentendus qui sont nés en raison de certaines formulations et qui semblent ne pas être tout à fait en conformité avec le Concile Vatican II. Je pense par exemple à cette exclusivité qui est inséparablement liée avec le terme « seule » et que le Concile Vatican II a voulue éviter par le « subsistit in ».

b) Cette « seule et unique Église », qui se dit aussi « l'Église universelle, une, sainte, catholique et apostolique », est désignée comme mère de toutes les Églises particulières et non pas comme Église soeur. Et cette «seule Église une » est à la forme du pluriel « Églises » seulement applicable aux Églises particulières. Je me demande maintenant pourquoi au chapitre IV de la Déclaration Dominus Iesus l'expression légitime du symbole de Nicée-Constantinople, qui nous engage tous, a dû être remplacée par la formulation autre du grand symbole de foi de l'Église arménienne: une «seule et unique Église catholique et apostolique ».

c) Je ne voudrais pas entrer dans la discussion sur la théologie et l'ecclésiologie sur des Églises particulières, car, à mon avis, ce que tu appelles Église particulière, c'est-à-dire l'Église locale, peut, dans l'optique de l'Église orthodoxe, prétendre être l'Église une sainte, catholique et apostolique - à condition bien sûr qu'elle vive en communes avec les autres Églises locales. Et le fait que ces Églises locales entre elles sont désignées et reconnues comme Églises soeurs, ne présuppose pas la conditio sine qua non que l'Église de Constantinople, le Patriarcat eecuménique, soit la mère de toutes ces Églises - ce qui n'est pas le cas de toutes les Églises locales orthodoxes -, mais simplement le fait qu'elles partagent la même foi, convaincues qu'il n'y a qu'un seul Christ et qu'un seul Corps du Christ, l'Église une, sainte, catholique et apostolique.
Le terme d'« Église particulière » comme corrélatif de « Église locale » peut par dessus le marché mener à une ecclésiologie structurée de manière universaliste qui comprend les Églises locales comme parties inférieures de l' Una Sancta.

d) Je conteste que la notion d'« Église soeur », telle qu'elle apparaît dans le bref 'Anno ineunte' du Pape Paul VI au Patriarche Athênagoras 1er , doive être limitée comme c'est le cas dans la Note sur les Églises soeurs. Pour être plus précis: « Maintenant, après une longue période de division et d'incompréhension réciproque, le Seigneur nous donne [la grâce] de nous redécouvrir comme Église-soeurs, malgré les obstacles qui furent alors dressés entre nous. »...

Cette formulation ne doit pas seulement être appliquée par «l'Église particulière » de Rome à «l'Église particulière » de Constantinople, mais elle concerne aussi la reconnaissance mutuelle de l'Église catholique romaine et de l'Église orthodoxe comme Églises soeurs. C'est pourquoi lors du Colloque de Vienne en 1974, le Père Emmanuel Lanne a exprimé l'opinion : « Si l'ensemble de l'Église orthodoxe est disposée à reconnaître dans l'Église catholique telle qu'elle est, la véritable Église du Christ et une Église pleinement soeur de l'Église orthodoxe [...] rien ne s'opposerait [...] à une reprise des relations canoniques complètes entre les deux Églises ».

e) La remarque qu'« il faut éviter l'usage de formules comme "nos deux Églises" » en donnant comme raison « qu'elles insinuent [...] une pluralité non seulement au niveau des Églises particulières, mais à celui de l'Église une, sainte, catholique et apostolique, proclamée dans le Credo, dont l'existence est ainsi offusquée », semble contredire la déclaration commune du Pape Paul VI et du Patriarche Athénagoras 1er à la fin de la visite du Patriarche à Rome le 28 octobre 1967. Dans cette déclaration, les deux chefs expriment leur joie « du fait que leur rencontre ait pu contribuer à faire que leurs Églises se redécouvrent encore davantage comme Églises soeurs. Dans les prières qu'ils ont offertes, dans leurs déclarations publiques et dans leur entretien privé, le Pape et le Patriarche ont voulu souligner leur conviction qu'une contribution essentielle pour la restauration de la pleine communion entre l'Église catholique romaine d'une part et l'Église orthodoxe d'autre part est à trouver dans le cadre du renouveau de l'Église et des chrétiens, dans la fidélité aux traditions des Pères et aux inspirations du Saint-Esprit, toujours présent dans l'Église [...] Le Pape Paul VI et le Patriarche oecuménique Athénagoras 1er sont convaincus que le dialogue de la charité entre leurs Églises doit porter des fruits de collaboration désintéressée sur le plan d'une action commune au niveau pastoral, social et intellectuel, dans un respect mutuel de la fidélité des uns et des autres à leurs propres Eglises. »

f) L'usage de la formule « nos deux Églises » ne relativise nullement la revendication de l'Église catholique romaine d'une part, ni de l'Église orthodoxe d'autre part, d'être l'Église en plénitude et de continuer l'Église une, sainte, catholique et apostolique. Je me permets de souligner à ce propos une prise de position pan-orthodoxe « Consciente de l'importance de la structure actuelle du Christianisme et bien qu'elle soit l'Église une, sainte, catholique et apostolique, notre sainte Église orthodoxe reconnaît non seulement l'existence ontologique de ces communautés ecclésiales, mais elle croit aussi fermement que toutes ces relations avec elles doivent reposer sur un éclaircissement objectif aussi rapide que possible du problème ecclésiologique et de la totalité de sa doctrine. ». Qu'est-ce que cela veut dire? Une Église, dès qu'elle identifie ses propres frontières avec celles de l'Église une, sainte, catholique et apostolique, peut-elle reconnaître une autre Église comme Église sans pour autant renoncer à sa propre revendication de continuité ou tout au moins la relativiser? Peut-on appliquer ici un « et... et » ou le caractère canonique de l'Église nous oblige-t-il de partir d'un « ou... ou » ? Les deux Églises pensent continuer l'Église une, sainte, catholique et apostolique, sans être exclusive par là. En tout cas, on peut, à mon avis, reconnaître l'existence même d'une « ecclesia extra ecclesiam » dans la plénitude du terme « ecclesia » là où l'unité dans l'essentiel de la pistis (c'est-à-dire des grands symboles conciliaires) existe et l'ordre fondamental de l'ecclesia, c'est-à-dire de la successio apostolica, demeure intact.



Je remercie Dieu chaque fois quand, dans mes prières, je pense à toi, quand je lis et entends parler de ta foi en notre Seigneur Jésus-Christ, en la Mère de Dieu qui est aussi notre mère, et en tous les saints. Dans la communion de la foi et de l'amour qui nous unit, je te reste bien uni fraternellement dans la reconnaissance

Ton Métropolite Damaskinos

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