Le dernier Pape européen

Au lendemain de l'élection de Benoît XVI, les commentaires ont porté sur son enfance au temps du nazisme, son brillant passé de théologien, son image contestée de conservateur, son rôle de gardien du dogme, sa proximité avec le pape disparu. Il fallait dresser l'oreille pour entendre, ici ou là, dans la foule de la place Saint-Pierre et dans les médias européens, l'esquisse d'une inquiétude : ce pape-là parle cinq ou six langues, et c'est heureux, mais il connaît peu l'Amérique latine, il n'a jamais eu de relations avec l'Afrique, il ignore tout de l'Asie...
De fait, Joseph Ratzinger a très peu voyagé, sinon pour aller prononcer des conférences savantes à Guayaquil, Hongkong ou Guadalajara. Certes, en tant que préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, il a passé vingt-trois ans à écouter les comptes rendus et les doléances des évêques du monde entier.


Mais il n'a jamais été nonce apostolique ou missionnaire, il n'a fait aucun long séjour en Amérique du Sud ou en Afrique noire, il ne connaît pas physiquement le tiers monde. Cette lacune paraît difficile à combler :

d'abord, cet intellectuel habitué aux amphithéâtres et aux bibliothèques n'aime pas voyager ; ensuite, ce n'est pas à 79 ans qu'on commence une carrière d'explorateur; enfin, cet homme timide, qui déteste le bruit et la foule, n'a visiblement pas l'intention de devenir, comme son prédécesseur, une « star » des médias du monde entier.
Benoît XVl sera donc un pape européen. Ce n'est pas un défaut. Cela ne veut pas dire qu'il négligera le reste du monde, bien sûr. Mais il est clair que l'Eglise catholique, cette « petite barque qui prend l'eau de toute part », comme lui-même la décrivait en 2005, restera ancrée, durant son pontificat, sur le vieux continent......

Mozart est-il universel ?

La première messe papale de Benoît XVI, le 20 avril 2005, s'achevait sur le Messie de Haendel. La cérémonie d'intronisation, trois jours plus tard, s'achevait sur une aria de Bach. Le pape bavarois, depuis son enfance, est un grand amateur de Mozart. Il ne faut pas s'étonner si les débuts de son pontificat ont naturellement privilégié les références, les formes et les tonalités proprement européennes. Dans les petites affaires - comme cet appel, à la veille des vacances d'été, à la prudence sur les routes ! - ainsi que dans les grandes : quand le nouveau pape veut montrer que l'oecuménisme reste une priorité majeure de l'Eglise, il s'adresse aux réformés français, aux luthériens allemands et aux orthodoxes russes. Même dans sa première encyclique, Deus caritas est, publiée le 25 janvier 2006, il multiplie les raisonnements et les citations propres à la culture européenne : définitions empruntées à la pensée grecque, exemples puisés dans l'histoire allemande, recours aux préceptes de saint Augustin, appel aux grands saints du monachisme occidental...
Les fidèles d'Afrique, d'Amérique et d'Océanie comprennent, bien sûr, ces principes, ces expressions, ces références qui, pour avoir été forgés dans le creuset culturel et politique de l'Europe, n'en sont pas moins universels. Pour combien de temps ?

Quand le petit Joseph Ratzinger est venu au monde, dans les années 1920, les deux tiers des catholiques se trouvaient en Europe. Aujourd'hui, la proportion est inversée. Selon les dernières statistiques publiées par le Vatican, il y a 1,08 milliard de catholiques dans le monde, dont 49,8 % en Amérique, 13,2 % en Afrique et 10,4 % en Asie. L'Europe ne réunit que 25,8 % du total des fidèles. Ce décalage ne cesse de s'accentuer en Afrique, les catholiques progressent de 4,5 % par an, alors qu'en Europe, le taux de progression est égal à zéro. Il est d'ailleurs franchement négatif dans quelques pays de longue tradition chrétienne comme la France, l'Espagne et... l'Allemagne. Quand le jeune Joseph Ratzinger est entré au séminaire, dans les années 1930, l'Europe fournissait des prêtres au monde entier. Aujourd'hui, si la Pologne et l'Italie en forment encore un nombre honorable, les nouveaux prêtres se recrutent majoritairement au Brésil, au Mexique, en Inde, aux Philippines, au Nigeria et en Colombie.
A l'aube du troisième millénaire de l'Eglise, les catholiques thaïlandais, burkinabés, chiliens et philippins se satisferont-ils longtemps encore d'une religion si profondément accrochée aux repères et aux modèles successivement exaltés par le pape polonais et le pape allemand : le latin et le roman, Aristote et saint Benoît, l'Inquisition et la Réforme, Bach et Mozart, la Shoah et le Goulag ? Dans son étonnant dialogue avec le philosophe Jürgen Habermas, en janvier 2004, le cardinal Ratzinger explique lui-même qu'« aucune des deux. grandes cultures de l'Occident, la foi chrétienne et la rationalité séculière, même si elles déterminent la situation du monde bien plus fortement que toutes les autres forces culturelles, ne peut prétendre à l'universalité' ».
Un jour, nécessairement, un nouveau conclave élira le successeur de Benoît XVI. Pour des raisons statistiques, selon toute vraisemblance, le 266ème successeur de saint Pierre ne sera ni polonais ni allemand. Pour des raisons démographiques, il ne sera pas né dans l'Europe de l'entre-deux-guerres. Viendra-t-il du tiers monde ? C'est possible.
L'élection de Karol Wojtyla, en 1978, a brisé la lignée cinq fois centenaire des papes italiens. Il n'y a plus de tabous.
Les différentes hypothèses émises lors du dernier conclave - et les voix qui se sont portées sur le cardinal argentin Jorge-Maria Bergoglio - ont rendu cette éventualité parfaitement crédible. Un pape latino-américain ou africain, même appartenant à la curie, même professant des opinions conservatrices, quelle révolution ce serait pour l'Eglise !
Et même si le prochain conclave élit un cardinal italien, celui-ci se retrouvera à la tête d'une Eglise dont l'Europe ne sera plus que le berceau. Quelles que soient ses origines, le troisième pape du troisième millénaire sera amené à ouvrir toutes grandes les fenêtres du Vatican sur le reste du monde. C'est ce que disait, le 19 avril 2005, cet évêque interrogé place Saint-Pierre : « La plupart des catholiques vivent dans le tiers monde. En Europe, nous traitons des problèmes comme la situation des femmes dans l'Eglise ou le célibat des prêtres. Mais le pape devra mettre plutôt l'accent sur les problèmes mondiaux : la justice et la paix en Amérique latine ou dans la région des Grands Lacs, les droits de l'homme, le sida, etc. » Clin d'ceil de l'Histoire : le prélat qui parle ainsi, Mgr Engebelt Siegler, est évêque... de Munich'.

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