LES PAPES ET LEURS MAÎTRES DE CEREMONIES



Au début du XVIème siècle, Paride de Grassis, qui passait pour un maître des cérémonies pontificales d'humeur égale, fut totalement décontenancé lorsqu'il vit un jour le pape quitter Rome sans étole, sans rochet et... pire que tout, avec ses bottes! Ne voilà-t-il pas que les fidèles ne pourraient pas embrasser les pieds du Saint-Père?
De Grassis était au comble du désespoir.
Cet épisode qui marque le pontificat de Léon X montre bien qu'entre les papes et les maîtres de cérémonies, l'entente n'a pas toujours été parfaite: s'ils était proches physiquement, il leur arrivait d'être assez éloignés sur le plan des idées. Et pourtant, chaque pape n'a-t-il pas reconnu que sans cérémoniaire, les démarches officielles devenaient singulièrement compliquées?
Au cours des cérémonies, il se trouve toujours, auprès du pape, un prélat habillé d'une soutane violette: lui échapper est une idée qui ne viendrait à l'esprit d'aucun souverain pontife, fut-il le plus habile des hommes. On raconte qu'un jour, Jules II, probablement agacé, avait murmuré à l'oreille de son maître de cérémonie: "Vous collez à moi comme une sangsue".
La fonction de maître des cérémonies pontificales est une des plus anciennes: en 1563, Pie IV disait déjà d'elle qu'elle existait depuis des temps immémorables. Il est vrai qu'elle a surtout été nécessaire à partir de l'époque constantinienne, lorsque les cérémonies présidées par l'Evêque de Rome prirent un caractère officiel visant de façon décisive à donner une marque spécifique à la ville de Rome. Dès lors, il était devenu nécessaire de réglementer les cérémonies pontificales: les clercs les plus proches du pape rédigèrent les Ordines romani qu'ils s'engageaient eux-mêmes à suivre et à faire respecter. Un premier grand texte normatif date du temps de S. Grégoire-le-Grand (590-604); le dernier Ordo fut écrit au tournant du XIVème et du XVème siècle.
Au XVIème siècle, Augustinus Patricius présente son Caeremoniale Romanum; son oeuvre sera complétée par les travaux de Jean Burckard - originaire de Strasbourg - qui note en détail les cérémonies qui se font sous l'autorité du pape. Des rites comme l'ouverture et la fermeture de la Porte Sainte, codifiés par Jean Burckard sous le pontificat d'Alexandre VI, n'ont aujourd'hui rien perdu de leur solennité. Au cours des siècles, les grandes cérémonies attirent des curieux - parmi lesquels de nombreuses personnes séparées de la foi catholique - et, surtout à partir du XIXème siècle, les romanciers et des poètes. Cet afflux de gens qui se croient souvent tout permis finit par agacer les Romains, au point que l'un d'eux note: "Sur les 199 dames qui se pressaient sur une tribune pour apercevoir le pape, il y avait bien 200 Anglaises!"
C'est le concile Vatican II qui va apporter un changement radical dans l'agencement des cérémonies pontificales. Au-delà des modifications qui vont affecter les grandes liturgies, il faut comprendre qu'aux yeux de certains responsables, il est devenu urgent que l'Eglise sache donner d'elle une image adaptée aux nouvelles exigences du monde moderne. Ainsi voit-on des évêques de différents continents avouer qu'ils trouvent triste que les cérémoniaires de Jean XXIII puis de Paul VI n'aient pas pris en compte le souffle du mouvement liturgique amorcé dès le XIXème siècle. En voyant la cérémonie officielle d'ouverture du Concile, le théologien Hans Küng - qui a l'époque n'était pas encore le "rebelle" qui se révélera par la suite - se dit "écoeuré" et "affecté"... Pour mieux les comprendre, il faut situer ces jugements personnels ou collectifs dans un courant plus vaste qui traverse toute l'Eglise à cette époque. Ainsi, en février 1965 déjà, le P. Annibale Bugnini, qui sera par la suite le "grand architecte" de la réforme liturgique conciliaire, remarque: "la télévision diffuse de plus en plus fréquemment les cérémonies papales. Or les images qui font voir des coutumes moyenâgeuses portées de Rome à des peuples d'autres cultures, d'autres religions ou même sans foi donnent lieu à toutes sortes d'interprétations qui, souvent, ne sont pas positives." Il s'agit donc, pour certains théologiens, d'éliminer les fastes et les pompes, et de supprimer un certain décorum pesant... Dès 1968, le P. Bugnini obtient la permission de créer un "service provisoire" chargé des cérémonies papales. Il en devient rapidement le premier responsable... Dans ses mémoires publiées à titre posthume, le P. Bugnini révèle lui-même la mission qu'il s'était donnée: "Il fallait faire un travail de nettoyage. Il s'agissait de mettre la main sur des privilèges anciens, sur des coutumes, sur les juridictions multiséculaires de nombreux cercles et catégories de personnes..." Le langage trahit ici la méthode qui sera employée.
En 1970 est créé l "Ufficio per le Ceremonie pontifice, auquel est nommé Mgr Virgilio Noè - déjà collaborateur de la Congrégation pour le Culte divin - au titre de Maître des Cérémonies. Lors de la réforme de la Curie, en 1988, l' Ufficio change de nom; il devient l'Ufficio delle Celebrazioni Liturgiche del Summo Pontifice. La Constitution apostolique Pastor Aeternus ne modifie cependant rien d'autre: au nouvel organisme incombe la préparation de tout ce qui est requis pour les cérémonies accomplies par le pape ou en son nom, dans le respect du droit liturgique en vigueur. Le Maître des Cérémonies est nommé par le pape lui-même pour une période de 5 ans reconductible.
En 1987, c'est le P. Piero Marini, ancien Secrétaire privé du P. Bugnini, qui devient Maître des Cérémonies du pape. Très vite, il entreprend de diriger les cérémonies pontificales vers une autre conception de la liturgie: il s'agit de faire en sorte que les célébrations deviennent "médiatiquement présentables". Dans une interview à la Civilta Cattolica, Mgr Marini révèle jusqu'où il est prêt à aller dans ce domaine: "Il faut que la règle liturgique soit à l'unisson avec les exigences de la télévision." En avril 2005, les célébrations liturgiques (enterrement de Jean-Paul II, installation de Benoît XVI), se situent dans cette nouvelle vision des choses, au point que Francesco Zeffirelli peut y voir "un film monumental et un spectacle inégalé". Si ces cérémonies ne tournèrent pas au simple spectacle hollywoodien, c'est essentiellement grâce à la spiritualité rayonnante du célébrant: le Cardinal Joseph Ratzinger d'abord, Benoît XVI ensuite.
Le goût de certains responsables du Vatican pour la médiatisation des cérémonies n'a cependant pas encore atteint les bas-fonds de la télévision britannique à laquelle il est arrivé d'enregistrer en avance des offices religieux pour les mettre en réserve. Ainsi, pour des raisons budgétaires, la BBC avait-elle enregistré en même temps la messe de Noël et la messe de Pâques en novembre 2006. La cathédrale de Lichfield, où devaient être faits les enregistrements, fut alternativement décorée de plantes d'hiver et de fleurs de printemps tandis que les éclairagistes furent chargés de mettre en place des projecteurs capables de recréer l'ambiance lumineuse des saisons. Les figurants chargés de jouer le rôle des fidèles devaient d'abord venir habillés de manteaux pour l'enregistrement de la "messe de Noël", puis de tenues légères pour l'enregistrement de la "messe de Pâques".
Lorsque le Cardinal Ratzinger fut élu pape, chacun savait au Vatican que la vision de la liturgie de Benoît XVI ne recouvrait pas exactement celle qu'avait Mgr Piero Marini. On connaissait bien ce qu'avait déjà écrit Joseph Ratzinger sur le sujet... Cependant, ceux qui espéraient que le nouveau pape allait nommer dès son élection un nouveau Maître des Cérémonies furent déçus. Et ceux qui craignaient cette nomination furent soulagés... pour un temps.
Au Vatican, on sait qu'il y a des habitudes qu'on ne peut modifier qu'en prenant tout son temps: les pendules romaines ne fonctionnent pas à la même vitesse que les horloges du reste du monde! Pour que les choses fonctionnent à nouveau correctement, il faut bien plus qu'une réparation précipitée et bien plus que le changement d'un rouage particulier: il faut une révision générale, de fond en comble permettant le remplacement des pièces défectueuses par des composantes de qualité supérieure ou par le réemploi judicieux de matériaux dont l'usage a été éprouvé. Il faut faire un travail réfléchi et exigeant: c'est dire combien il faut éviter toute précipitation! Benoît XVI a, dès son arrivée, entrepris un travail allant dans cette direction.
Il faut aussi se souvenir que, contrairement à ce que l'on imagine souvent, les papes ont rarement été prisonniers du protocole; c'est pourquoi ils ne se sont jamais entièrement remis entre les mains de leurs Maîtres de Cérémonies successifs. Si les pontifes romains sont généralement familiarisés avec le cérémonial et les règles liturgiques, ils savent avant tout que ces normes et ces usages sont des instruments indispensables qui doivent demeurer à leur service et non pas les asservir: c'est au liturge de dominer la liturgie et non aux règles liturgiques de contraindre le liturge. Tout est là.
Si les Maîtres de Cérémonies dépassent les frontières au point de verser dans un rubricisme vidé de son sens ou dans une étiquette qui ne conserve que des apparences, les papes réagissent. Ainsi, dans les années 1920, il est arrivé au cours d'une messe solennelle à Saint-Pierre de Rome qu'un cardinal-diacre qui célébrait avait mal encensé le pape qui présidait au trône. Sûr de ses hautes compétences en liturgie, le Maître de Cérémonie de l'époque, qui connaissait toutes les rubriques par coeur, fit signe à l'officiant de recommencer l'encensement en respectant, cette fois-ci, les "règles". Aussitôt le pape fit signe à son Maître de Cérémonie d'arrêter en lui disant à haute et intelligible voix: "Non faciamo una comedia!" - nous ne jouons pas une comédie ici -.
Lorsqu'en 1978 Jean-Paul II apparut la première fois à la loggia de la place Saint-Pierre, quelques instants après son élection, et qu'il s'adressa à la foule en faisant plus de gestes que de coutume, on a pu entendre nettement, grâce aux micros, une remontrance que lui adressait sur un ton décidé le Maître des Cérémonies, Mgr Noè: "Basta" - ça suffit -. Mais le nouveau pape fit ce qu'il jugeait bon de faire et ignora totalement son Cérémoniaire attitré.
Elever la voix ou au contraire garder un silence éloquent n'est pas dans le style du Pontife actuel: s'il sait montrer du doigt ce qui ne va plus dans les façons actuelles de célébrer la liturgie de l'Eglise, Benoît XVI n'aime pas adresser des critiques sévères aux responsables de la liturgie; il sait trop bien qu'en tant que Vicaire du Christ, il se doit d'être d'abord un théologien et un chargé d'âmes dont le rôle n'est pas d'éteindre là mèche qui souvent fume encore. Ainsi le pape n'adresse-t-il pas des blâmes à ceux qui célèbrent la liturgie de travers: sa pédagogie est autre, comme il l'a montré lors de sa visite au monastère cistercien d'Heiligenkreuz, au cours de son voyage en Autriche en septembre 2007, lorsqu'il a adressé aux fidèles présents - parmi lesquels se trouvaient des cérémoniaires - une catéchèse aussi brève que dense et directive: "La disposition intérieure de chaque prêtre, de chaque personne consacrée doit être de "ne rien placer avant l'Office divin". La beauté d'une telle disposition intérieure s'exprimera à travers la beauté de la liturgie au point que là où, ensemble, nous chantons, nous louons, nous exaltons et nous adorons Dieu, un fragment du ciel devient présent sur terre. Il n'est vraiment pas téméraire de voir, dans une liturgie entièrement centrée sur Dieu, dans les rites et dans les chants, une image de l'éternité. (...) Dans toute forme d'engagement au service de la liturgie, un critère déterminant doit être le regard toujours tourné vers Dieu. Nous sommes devant Dieu - Il nous parle, et nous Lui parlons -. Lorsque, dans les réflexions sur la liturgie, on se demande uniquement comment la rendre attirante, intéressante et belle, la partie est déjà perdue. Ou bien elle est opus Dei avec Dieu comme sujet spécifique ou elle n'est pas [de la liturgie]. Dans ce contexte, je vous demande: célébrez la sainte liturgie en ayant le regard tourné vers Dieu dans la communion des Saints, de l'Eglise vivante de tous les lieux et de tous les temps afin qu'elle devienne l'expression de la beauté et de la sublimité de ce Dieu ami des hommes."
Partant de là, Benoît XVI s'est attelé à faire des changements dans l'ordonnancement des cérémonies pontificales... mais par petites touches. Tel est l'exemple que nous donne le Souverain Pontife et que devrions suivre dans nos paroisses pour redonner à nos célébrations liturgique une dimension qui soit moins théâtrale et plus respectueuse du Missel romain.



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