Le "68" de J. Ratzinger

"Ma vie", Joseph Ratzinger, p. 121-122


L'existentialisme s'effondra et la révolution marxiste se propagea dans toute l'université, l'ébranlant dans ses fondements.
Des années auparavant, on aurait pu s'attendre à ce que les facultés de théologie servent de rempart contre la tentation marxiste. Or, ce fut tout le contraire : elles devinrent un véritable foyer idéologique.
L'intégration de l'existentialisme dans la théologie, comme Bultmann l'avait réalisée, n'avait pas été sans danger pour la théologie. Dans ma christologie, j'avais tenté de lutter contre la réduction existentialiste, et de placer, ici et là, en particulier dans le traité sur Dieu, des contrepoids, tirés même de la pensée marxiste, qui conserve encore des éléments chrétiens en raison de ses racines judéo-messianiques.
Mais la destruction de la théologie, désormais due à sa politisation dans le sens du messianisme marxiste, fut infiniment plus radicale, car elle reposait justement sur l'espérance biblique, qu'elle dénatura en maintenant la ferveur religieuse, mais en excluant Dieu, qu'elle remplaça par l'action politique de l'homme. L'Espérance demeure (mais Dieu est remplacé par le parti, par le totalitarisme d'un culte athée), prête à sacrifier toute humanité à son faux dieu.
J'ai vu se dévoiler le hideux visage de cette ferveur athée, la terreur psychologique, l'absence de tout complexe avec laquelle on sacrifiait toute réflexion morale comme un relent bourgeois, alors qu'il s'agissait d'objectif idéologique.
Tout cela est assez choquant en soi, mais se transforme en défi impitoyable pour le théologien lorsque l'idéologie se réclame de la foi et utilise l'Eglise à ses propres fins. La manière blasphématoire avec laquelle la Croix a été bafouée, accusée de sadomasochisme, l'hypocrisie avec laquelle on continuait à se faire passer pour croyant, si nécessaire, pour ne pas compromettre les moyens menant à ses propres objectifs : on ne pouvait ni ne devait minimiser tout cela, ni le réduire à une querelle universitaire comme une autre.
Au point culminant de ces controverses, j'étais doyen de ma faculté, membre du « grand et du petit Sénat académiques » et membre de la Commission chargée de réviser la Charte de l'université ; j'ai donc vécu tout cela de très près. Évidemment, il y avait encore des étudiants en théologie tout à fait classiques. Ce fut en réalité un petit groupe de fonctionnaires qui provoqua cette évolution. C'est lui qui créait ce climat. Je n'ai jamais eu de problèmes avec les étudiants et j'ai toujours pu m'adresser en cours à un grand nombre d'auditeurs attentifs. Mais il m'aurait semblé trahir si je m'étais retranché derrière la tranquillité de mon amphithéâtre, laissant les autres se débrouiller. À la faculté protestante de théologie, la situation était nettement plus dramatique que dans la nôtre. Mais nous étions tous dans le même bateau. Je me suis alors associé à deux théologiens protestants, le patristicien Ulrich Wickert et le missiologue Wolfgang Beyerhaus, en vue d'une action commune. Nous voyions que les controverses confessionnelles étaient de peu d'importance face au défi devant lequel nous nous trouvions maintenant de devoir défendre ensemble notre foi dans le Dieu vivant et dans le Christ, le Verbe fait chair. L'amitié avec ces deux confrères reste un des héritages inaliénables des années passées à Tübingen. Wickert prit d'ailleurs bientôt une décision semblable à la mienne : ne voulant pas vivre constamment dans un climat conflictuel, il accepta sa nomination à la faculté ecclésiastique de Berlin, pour pouvoir poursuivre sa théologie dans un milieu moins agité. Beyerhaus, de nature plus combative que nous deux, se fit le porte-parole des évangélistes et mena le combat jusqu'au bout, porté par ce contexte.

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