Le Pape ne s'habille pas en Prada, mais en Christ

A propos des vêtements et des ornements liturgiques de Benoît XVI, un article de L'Osservatotre Romano (26/6/2008)





On observera avec amusement que l'article, lui est signé... Prada.

Sur le même thème, voir aussi Le "look vintage" de Benoît XVI

Ma traduction:



Les vêtements liturgiques selon Ratzinger

Juan Manuel de Prada

Il y a quelque temps un fait a provoqué une certaine perplexité amusée dans le microcosme journalistique: la revue américaine "Esquire", dans son classement annuel des personnages qui incarnent le summum de l'élégance, a cité Benoît XVI comme l'homme qui choisit le mieux ses accessoires d'habillement. Ce choix, d'une frivolité très caractéristique d'une époque qui tend à banaliser ce qu'elle ne comprend pas, s'est produit au moment où Benoît XVI avait suscité une attention médiatique sans précédent en reprenant quelques éléments de la tradition papale enracinée comme le "camauro", un couvre-chef d'hiver en velours rouge bordée d'hermine, ou le "saturno", un chapeau à large bord qui avait déjà été largement utilisé par quelques uns de ses prédécesseurs, comme Jean XXIII.
Dans ces mêmes jours s'est diffusé la rumeur que les chaussures de cuir rouge que le Pape porte habituellement étaient dessinées par Prada, la célèbre marque milanaise. Naturellement l'attribution était fausse; la banalité contemporaine ne s'est même pas avisée que la couleur rouge renferme un évident sens martyrial, de même qu'elle n'a pas compris que ces voix étaient déplacées avec l'homme simple et sobre qui, le jour de son élection à la papauté, a montré aux fidèles rassemblés place Saint-Pierre et au monde entiers les manches d'un modeste pull-over noir.
Toutefois, comme cela arrive souvent, ces frivolités inopportunes cachaient un noyau de vérité paradoxale: en effet, parfois, la confusion et la stupidité réussissent aussi à percevoir - de manière fragmentaire, confuse et dénaturée - des réalités qui existent vraiment.
Et la vérité est que chez Benoît XVI il y a en effet une profonde préoccupation pour l'habillement; une préoccupation cependant de nature très différente.

Saint Irénée disait, vers la fin de son existence, ne pas avoir fait autre chose dans la vie que laisser croître et mûrir ce qui avait été semé dans son âme par Polycarpe, le disciple de Saint-Jean. Dans un passage mémorable de sa brève autobiographie, Joseph Ratzinger nous révèle comment depuis l'enfance, il a appris à vivre la liturgie, grâce à la graine déposée en lui par ses parents, qui lui offrirent le "Schott", c'est-à-dire le missel traduit en allemand du moine bénédictin Anselm Schott.
Le passage a une beauté germinale comparable à celle qui est contenue dans l'épisode de la "madeleine" dans l'oeuvre la plus importante de Proust : "Naturellement, quand j'étais enfant je ne comprenais pas chaque détail, mais mon chemin avec la liturgie fut un processus de croissance continue dans une grande réalité qui dépassait toutes les individualités et les générations, qui devenait motif d'étonnement et de découvertes nouvelles".
Cette conception de la liturgie comme patrimoine hérité de la Tradition, enrichi d'apports successifs qui le font croître de manière organique, contraste avec quelques visions contemporaines qui préconisent un savoir atomisé, orphelin de fondements et de liens solides, facilement adaptable à la circonstance concrète; un savoir, en définitif, furieusement "original" - comme si la tradition n'était pas la forme suprême de l'originalité, puisqu'elle nous permet de nous relier au "origines" - qui a contaminé certaines tendances liturgiques, en vidant le rite de sens.
La graine que les parents déposèrent dans cet enfant devait par la suite porter des fruits, dans des oeuvres comme "Dieu et le monde", où Ratzinger se préoccupera de montrer le sens de l'historicité de la liturgie comme don délivré par le Christ à l'Église, don qui croît avec elle et incite à "la redécouvrir comme une créature vivante". À cette créature vivante il devait consacrer l'"Introduction à l'esprit de la liturgie", un livre dans lequel - en continuité avec l'ouvrage classique de Guardini - Ratzinger revendique le concept de Tradition, qui n'est pas statique, "mais qu'on ne peut pas dévaloriser dans une créativité purement arbitraire", approfondissant une conception de la liturgie comme participation à la rencontre du Christ avec le Père, en communion avec l'Église universelle.
Comme son maître Guardini, Ratzinger désire que la liturgie se célèbre "de manière plus essentielle".
Et ici "essentialité" ne signifie pas pauvreté, au moins pas dans le sens où l'entendent ceux qui ont voulu faire passer la dimension sociale avant la célébration liturgique - Jésus leur répond clairement dans le passage de l'évangile sur l'onction à Béthanie - (où Marie, soeur de Lazare, verse sur les pieds de Jésus un parfum de grand prix et les essuie avec ses cheveux, ndt) ,"essentialité" signifie "exigence intime", recherche d'une pureté intérieure qui ne doit en aucun cas être interprétée comme purisme statique.

Dans l'attention pour la liturgie, nous devons cerner l'importance - visible à quiconque n'est pas complètement aveuglé par la frivolité - que Benoît XVI attribue aux parements et, particulièrement, aux ornements liturgiques. Le prêtre ne choisit pas de tels ornements par manie esthétique: il le fait pour se revêtir du Christ, cette "beauté très ancienne et très nouvelle" dont nous parlait Saint Augustin. Ce "se revêtir du Christ", concept central de l'anthropologie paulinienne, exige un processus de transformation intérieure, un renouvellement intime de l'homme qui lui permet de n'être qu'une seule chose avec le Christ, membre de son corps. Les ornements liturgiques représentent ce "se revêtir du Christ": le prêtre dépasse son identité pour devenir quelqu'un d'autre, et les fidèles qui participent à la célébration se rappellent que le chemin inauguré avec le Baptême et alimenté avec l'Eucharistie nous mène à la maison céleste, où nous serons revêtus avec des vêtements nouveaux, rendus immaculés dans le sang de l'Agneau. Ainsi les ornements liturgiques sont "anticipation du vêtement nouveau, du corps ressuscité de Jésus-Christ"; anticipation et espérance de notre propre résurrection, étape définitive et demeure permanente de l'existence humaine.

Le Pape, en fait, ne s'habille pas en Prada, mais en Christ. Et sa préoccupation ne concerne pas l'"accessoire", mais l'essentiel. Tel est le sens des ornements liturgiques que Benoît XVI s'attache à soigner, pour rendre plus compréhensible aux hommes de notre temps la réalité profonde de la liturgie.

©L'Osservatore Romano - 26 giugno 2008



Addendum

La nouvelle, trouvée hier soir sur ce site italien (http://www.ilvelino.it/...) avait attiré mon attention, parce que j'avais récemment traduit un article de Paolo Rodari sur ce thème; je suis donc allée à la source, et j'ai attendu d'avoir un moment pour traduire l'article de l'Osservatore Romano auquel elle se réfère. Cet article accompagnait d'ailleurs, ou mieux il illustrait, la longue interviewe de Mgr Guido Marini, sur le thème de la liturgie.
Je vois que les medias du monde s'en sont emparés avec délectation (la page d'actualités de Google en langue anglaise annonce pas moins de 76 articles pour le moment!), et je ne suis pas sûre que la seule bienveillance les motive. C'est à cet esprit de futilité - et de dérision - que l'article que j'ai traduit tente de répondre, et c'est pour cela qu'il faut lire l'article de l'OR en même temps (ou plutôt) que les compte-rendus ironiques qui pleuvent.
Mais évidemment, pour certains, l'occasion du calembour sur le titre d'un film célèbre (mais pas génial!) et d'un roman homonyme était trop belle pour la laisser passer. On peut d'ailleurs se demander si la légende des chaussures Prada n'avait pas été inventée tout exprès pour le parallèle douteux que je laisse mes éventuels lecteurs imaginer.





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