Par sa nature, le christianisme est laïque

Décidément, nul n'est prophète en son pays, et on peut le déplorer.
Rémy Brague, que cet article italien, paru dans L'Eco di Bergamo, présente comme un des grands penseurs et philosophes français, "à l'égal d'Alain Finkelkraut" (qui dit des choses très justes, par ailleurs), est beaucoup moins connu chez nous que ce dernier.

Dommage, car ce qu'il a à nous dire pourrait ouvrir les yeux de beaucoup.
Il s'exprime ici sur le caractère foncièrement "laïque" du christianisme, le laïcisme, l'attitude des élites françaises, le "discours" du Pape, le discours (ce n'est pas la même chose, bien sûr) de Nicolas Sarkozy à Saint-Jean de Latran, les "valeurs" chrétiennes, expression qu'il récuse, il faut lire ses arguments..

N'Y-a-t'il que les italiens pour reproduire ses propos?
Voir ici: Rémy Brague, dans L'avvenire (http://benoit-et-moi.fr/2008-I/)

Article original en italien, reproduit sur le blog de Raffaella.
Ma traduction


"Par sa nature, le Christianisme est laïque"
En entrant dans l'histoire, il a fait faire un pas en arrière aux religions.
Le Pape aujourd'hui défend la raison : dans toutes ses dimensions


Carlo Dignola
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Rémi Brague, spécialiste de philosophie médiévale arabe et juive, enseigne à la Sorbone de Paris et à la Ludwig Maximilian Universität de Munich : il occupe la chaire qui fut celle de Romano Guardini.
Avec Alain Finkielkraut il est aujourd'hui l'un des grands intellectuels avec lesquels la France revient défier la paresseuse culture européenne, mais aussi elle-même. Hôte du Centre culturel de Milan, ce soir, il parlera sur le thème "les différentes cultures et le christianisme : une cohabitation nouvelle".

Brague est un homme destiné à ne pas suivre les parcours trop convenus : c'est un homme d'études qui, lorsqu'il rencontre des mots usés comme "laicité" ou "idéologie" ou "fondamentalisme" nous contraint à les observer de manière nouvelle, en les découvrant peut-être où on ne s'attendrait pas à les trouver. Et il pousse à regarder également le christianismed'une manière pas du tout habituelle.
Il n'a pas peur de définir l'Europe d'aujourd'hui comme "un zombie, qui ne sait pas qu'il est mort et continue à respirer et se promener par habitude", ou de dire que la tolérance maintenant est devenue "un idéal vraiment infime".
À qui lui demande comment devraient être gérés les rapports problématiques entre État et Église après leur séparation "moderne", il fait remarquer que le Pape et l'Empereur étaient déjà deux pôles bien distincts au Moyen âge, et que cela ne s'est pas certainement produit par hasard. Au contraire, Brague dit que nous aurions peut-être quelque chose à apprendre de l'idée selon laquelle les deux pouvoirs suprêmes doivent se partagerles tâches : le premier doit s'occuper, de manière très concrète, du "salut des âmes", le second "de faire le mieux possible son métier: faire régner la paix ".

Pour Brague le Christianisme est quelque chose non pas de doctrinaire mais de vivant, en action dans l'histoire, c'est "un vent d'optimisme", chargé de promesses surtout pour le futur : "Peut-être - dit-il -, ne sommes-nous qu'au début du Christianisme".
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- Professeur, vous soutenez que "l'Europe a été construite par des gens dont le but n'était pas du tout celui de construire une civilisation chrétienne ", que celle-ci a été seulement un effet colatéral que la foi dans le Christ a produit à l'intérieur de cultures même très différentes entre elles.

"Ce que je veux dire c'est qu'il n'existe pas une revendication chrétienne de toutes les dimensions de la culture. D'autres religions ont la prétention de répondre à chaque question humaine. Il est entièrement clair que ce désir ne pourra jamais être satisfait complètement, mais en principe un juif, musulman pourrait savoir ce qu'il doit faire dans chaque circonstance de la vie. Il n'est pas possible, par exemple, de parler d'une "cuisine chrétienne" ni d'une "médicine chrétienne", alors qu'il existe une "cuisine juive" et même une médecine prophètique de l'Islam, qui reprend des affirmations de Mahomet sur divers problèmes qui concernent l'hygiène, la santé, le traitement de maladies déterminées.
C'est là le symptôme d'une attitude plus générale. Avec Paul, et et même avant avec Jésus, le Christianisme a débuté en faisant un pas en arrière : grâce à ce geste s'ouvre un domaine dans lequel le "sacré" n'entre plus. Il n'existe pas une règle, il n'existe aucune "notice d'utilisation" du Christianisme. Ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une attention à la dimension de la loi: Jésus ne propose pas une absence de règles, il dit au contraire que la loi est bonne, elle est nécessaire. Mais son application historique doit continuellement être trouvée par l'homme. Dieu nous donne les moyens pour la découvrir, nous donne la nourriture dont nous avons besoin: nous, cependant, devons chaque fois décider comme elle doit être cuisinée ".
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- Dites-vous que, par rapport au mélange primitif de religion et politique des autres confessions, le Christianisme est par sa nature un phénomène laïque ?

"Il a offert à toute la culture humaine la chance de se développer sans devoir respecter à chaque pas des règles de type religieux. C'est donc d'une certaine façon déjà un processus de sécularisation. La sécularisation à laquelle nous assistons n'est pas quelque chose qui se déroule contre le Christianisme, mais c'est une dimension qui existe en son intérieur-même".
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- Tant après Ratisbonne qu'après le discours manqué à la Sapienza, vous avez défendu le Pape contre les flambées d'intolérance musulmane et laïciste. Dans les deux cas, Benoît XVI a semblé davantage préoccupé par la réaffirmation de la primauté de la raison dans toutes ses dimensions, que par la "primauté de Pierre" ...

"Précisément : dans toutes ses dimensions, pas seulement celles d'une raison expérimentale utile dans la constitution d'une science comme la physique mathématique. Le savoir scientifique est un processus d'approximation continue et de correction, par contre, l'idéologie scientiste aujourd'hui présume la possession d'une vérité absolue et indubitable. Et elle s'imagine que la science est l'unique voie d'accès. Mais là, ce n'est plus une affirmation scientifique: c'est de la mauvaise philosophie ".
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- Votre président, Nicolas Sarkozy, en parlant avant Noël au Latran à Rome a scandalisé les bien-pensants laïques de la moitié de l'Europe, et a surpris un peu tout le monde. Il a dit que la France "a besoin de catholiques convaincus, qui ne craignent pas d'affirmer ce qu'ils sont et ce en quoi ils croient". Il a invoqué "l'avènement d'une laïcité positive" capable de reconnaître loyalement l'histoire chrétienne de l'Europe et en même temps de continuer à défendre un espace public "neutre" pour ceux qui ne croient en aucun Dieu.

"L'aspect intéressant de ce discours est qu'il en finit avec un mensonge très répandu selon lequel l'État français ne saurait même pas ce qu'est le christianisme. Ceci a été longtemps l'attitude préjudiciable d'une certaine élite. A l'inverse, l'attitude réelle entre catholiques et laïques, est celle de collaboration. Ce qu'a dit Sarkozy me semble donc surtout la confirmation, la reconnaissance de quelque chose qui existe déjà. Après un discours de ce genre, il est plus difficile d'adopter une interprétation laïciste de la laïcité, qui, ces dernières années semblait devenue le contenu d'une sorte de "mission civilisatrice" que la France s'est donné. Par exemple, à la Communauté européenne de Bruxelles certains de nos politiciens et intellectuels se comportent comme s'ils avaient à porter la lumière de la conception française des rapports entre État et Église à un "reste du monde" qui resterait encore plongé dans les ténébres ".
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- Vous avez contesté plutôt durement l'idée que les catholiques doivent s'engager "à défendre les valeurs chrétiennes". En disant que, si elles doivent être défendues, cela signifie qu'elles sont faibles.

"Ce qui n'est pas compris, dans ce discours sur les valeurs, c'est qu'il est entièrement inutile. Dimanche je suis allé à la Messe, c'était la fête de la Sainte famille, et j'ai entendu un prêtre parler du bien que représente le fait de croître dans une famille unie. Il a employé au moins 3 ou 4 fois l'expression "valeurs" : un mot franchement superflu. N'importe qui comprend très bien qu'il est préférable d'être "portés" par des parents qui s'aiment, avec des frères et soeurs, dans une atmosphère d'amour. C'est une chose entièrement naturelle. Alors, pourquoi appeler cela, qui est un bien objectif, "valeur chrétienne" ? On ne se rend pas compte que la métaphysique qui présuppose l'emploi d'une telle expression est une métaphysique "subjectiviste" : le sujet "A" aura les valeurs "A", le sujet "B" aura ses valeurs "B", et chacun d'eux pourra dire : "Nous ne nous entendons pas, nous avons des valeurs différentes". En fin de compte, l'idée des "valeurs" est une idée qui divise.
Alors que le Christianisme a cette particularité, que les biens qui proposent sont ceux que recherchent tous les hommes. Dans le Christianisme il n'y a rien qui serait bon exclusivement pour les chrétiens ".

© Copyright Écho de Bergame, 29 janvier 2008


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