Obama, droits civils et religion

L'intellectuel italien Maxime Introvigne essaie d'interpréter le vote des croyants, aux élections présidentielles américaines (12/11/2008)


Un article du site Rassegna Stampa.
Ma traduction
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Maxime Introvigne (voir ici: L'Eglise attaquée de l'intérieur) ne s'intéresse pas uniquement au vote catholique, comme plusieurs analystes l'ont fait, en décortiquant méticuleusement les résultats. Il élargit son propos aux croyants en général - catholiques, évangéliques, juifs.
Et il voit à la victoire d'Obama, en particulier dans cette catégorie, plusieurs raisons.
Au-delà de l'évidence de la crise économique (les crises économiques très graves portent toujours à voter contre les partis de gouvernement, considérés de prime abord - qu'importe si c'est à tort - comme les responsables des crises (“Piove, governo ladro”)), il discerne un effet de ce sentiment de culpabilité commun au monde occidental, que Victorio Messori évoquait ici (Sentiment de culpabilité ), particulièrement aigu chez une certaine catégorie d'américains, surtout les croyants, à cause d'une société construite sur l'esclavage, et des fameux "droits civils" conquis dans les années 60, qui éveillent encore un écho profond chez une certaine génération - d'après lui.


La victoire d'Obama, les droits civils et la religion
http://rassegnastampa.totustuus.it/...
Malgré ses idées radicales et libérales, le candidat afro-américain a conquis le vote « religieux » parce que le fait d'envoyer un noir à la maison Blanche solde dans un certain sens la dette que beaucoup en Amérique pensent avoir vis-à-vis de la population de couleur.

Maxime Introvigne
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Je m'excuse de partir d'une photographie, mais - par la coïncidence d'un congrès - je me suis trouvé à Chicago, plus ou moins en face de Grant Park, au moment du rallye convoqué par Barack Obama pour sa victoire annoncée. Lorsqu'on passe à côté de l'histoire, mieux vaut jeter un coup d'oeil.
En regardant la photo, je m'aperçois que je ne souris pas.
En fait, si j'avais été un électeur américain, j'aurais voté pour McCain, en premier lieu pour les raisons exposées dans une annonce payante, publiée en peine page dans les plus grands quotidiens américains et signée par plusieurs organisations catholiques : parce que le magistère invite à tenir compte en priorité des valeurs non négociables (de la vie, de la famille, de la liberté d'éducation), et sur ces thèmes, - avec une particulière clarté, sur l'avortement - les positions d'Obama (pour ne pas parler de celles de son parti) sont beaucoup plus éloignées de la doctrine sociale naturelle et chrétienne que celles proposées par le ticket McCain - Palin. Parmi les différents T-Shirts de la fête d'Obama, celui avec lequel j'ai choisi de me faire photagraphier me semble cependant le plus significatif. On y lit : "Commandant en chef. Barack Obama, premier afro-américain président des Etats Unis". À la fin de la journée, et d'une fête avec beaucoup de blancs mais avec encore plus de noirs, cette considération, dans un certain sens, prévaut sur toutes les autres.

Je m'explique. Les commentaires pleuvent (et cela a commencé dès l'ouverture des urnes, avec les éditoriaux sur tous les grands journaux) sur le fait que pour la première fois, le vote des 40% d'américains qui se déclarent croyants et pratiquants n'est pas allé principalement aux républicains, mais aux démocrates. Les premiers sondages montrent que - si parmi les protestants évangéliques, c'est-à-dire conservateurs, c'est McCain qui l'a emporté (mais pas avec les marges de Bush en 2004)- parmi les juifs et les catholiques (pratiquants) c'est Obama qui a prévalu.
Les explications de cet évènement décisif pour les élections sont substantiellement au nombre de quatre.

- La première est que les croyants ne votent pas toutes et seulement sur la base de la religion, et que les crises économiques très graves portent toujours à voter contre les partis de gouvernement, considérés de prime abord - qu'importe si c'est à tort - comme les responsables des crises (“Piove, governo ladro”).

- La deuxième est que le baptiste McCain, comme la presse l'a souvent remarqué, bien que du côté de la majorité des croyants sur les valeurs non négociables, ne vient pas du monde de l'activisme religieux et a quelque embarras à parler de religion en public. Au contraire le réformé (calviniste) Obama se présente comme l'héritier d'une tradition afro-américaine où les politiciens - bon, mauvais ou très mauvais -sont toujours venus du monde des comunnautés religieuses, du pasteur Martin Luther King, au pasteur Jesse Jackson, et dans tous ses discours, la référence passionnée à la foi et à la prière est une constante .

- En troisième lieu - comme l'a souligné un grand expert des choses évangéliques, Mark Silk, lors du congrès de l'"American Academy of Religion" qui vient tout juste de s'achever à Chicago, les protestants évangéliques, composante majoritaire de la coalition religieuse déterminante pour les victoires républicaines passées, se sont fourvoyés en s'opposant à la candidature à la vice-présidence de l'ex-gouverneur du Massachusetts Mitt Romney, laissant entendre assez clairement qu'ils ne voulaient pas d'un candidat mormon (moins clairement - mais qui devait comprendre y parvenait - ils se sont opposés aussi au choix comme vice-président de Joe Lieberman, de provenance démocrate mais rallié à McCain, parce qu'il s'agissait d'un juif orthodoxe et les évangéliques ne voulaient pas d'un candidat non chrétien, ou plus précisément non protestant).
En faisant abstraction de toute autre considération, ceci a transmis aux associés minoritaires de la célèbre coalition des quatre, décisive pour les victoires de Bush - protestants évangéliques, catholiques fidèles au Pape, juifs orthodoxes et mormons (ceux derniers très importants sur le plan électoral parce que concentrés dans quatre ou cinq États - pas seulement dans l'Utah - où ils font la différence), le message selon lequel pour les évangéliques la coalition fonctionne si les autres apportent leurs votes mais le candidat est de toute façon protestant.

Du point de vue des valeurs non négociables, la pentecôtiste Sarah Palin était d'autre part la meilleure des candidates possibles : mais ce qui précède explique pourquoi les non évangéliques ne l'ont peut-être pas défendue comme elle le méritait face à une authentique agression de la presse libérale, qui a montré aux (très nombreux) pentecôtistes des Etats-Unis combien la tolérance vers des formes religieuses avec un culte enthousiaste et une référence insistante aux démons et aux prophéties, est un but encore éloigné pour les grands medias américains imbus de préjugés laïcistes et rationalistes.

Et pourtant, le quatrième motif pour lequel le monde de ceux qui fréquentent les églises et les synagogues (pour ne pas parler des mosquées, où les parents musulmans d'Obama ont eu leur rôle) a mis entre parenthèses les valeurs non négociables et a voté pour le sénateur de Chicago - à mon avis, non moins décisif que le premier, celui lié à la crise économique -, est, très simplement, que Barack est un afro-américain.
Avec des exceptions marginales et presque insignifiantes, les Églises et les communautés religieuses américaines au XXème siècle ont considéré comme un combat crucial la lutte pour les droits civils de la population de couleur des Etats Unis (après avoir été majoritairement contre l'esclavage au XIXème siècle - même si elles n'étaient pas nécessairement en faveur de la Guerre Civile ni de la criminalisaion du Sud qui en a résulté).
Les non-américains ne se rendent souvent pas compte du degré auquel cette lutte a formé les américains qui étaient jeunes dans les années 1960, en particulier les croyants, dont un nombre surprenant s'est rendu en Alabama et ailleurs, pour manifester afin que les afro-américains puissent monter dans les mêmes autobus que les blancs et voter sans être intimidés. Pour tous ceux-là (par exemple pour beaucoup d'amis du soussigné, qui en 2004 avaient voté pour Bush mais en 2008 ont choisi Obama) élire un afro-américain à la présidence des Etats Unis a fermé un long cycle de l'histoire de leur Pays, entamé avec l'esclavage et la bataille des Églises pour son abolition, et a en même temps une signification épique et de réconciliation nationale qui dépasse toute autre considération, renversant même la primauté des valeurs non négociables en vain rappelé par les autorités religieuses.

À cette considération, on adresse d'habitude deux objections.
La première est que la gauche américaine (et celle internationale) a spéculé pour instrumentaliser l'ethnicité d'Obama, alors qu'elle ne s'est pas émue de la nomination au secrétariat d'État d'abord de Colin Powell et ensuite de Condolezza Rice, afro-américains aussi. Rice en particulier, dont on de souviendra quoi qu'on en dise comme du brillant auteur d'une façon nouvelle de faire la politique etrangère, a été prise à parti par la gauche malgré qu'elle fût afro-américaine.
Tout cela est vrai : et pourtant, comme le remarquait déjà au XIXème siècle Alexis de Tocqueville, les Etats Unis sont une monarchie qui élit son roi tous les quatre ans. Il y a une mystique de la présidence très semblable à la mystique de la monarchie. Il n'y a pas - avec tout le respect dû -, une mystique du secrétariat d'État, de sorte que seule l'élection d'un afro-américain à la présidence (et pas sa nomination à une charge ministérielle, pour prestigieuse qu'elle soit) pouvait être perçue comme un évènement majeur et comme le couronnement de deux siècles de luttes qui ont eu aussi, sinon surtout, une dimension religieuse.

La seconde objection est qu'Obama n'est pas vraiment un afro-américain.
Ses ancêtres vivaient au Kenya et ils n'ont pas connu l'expérience de l'esclavage qui connote de manière décisive et profonde l'expérience des vrais afro-américains. L'objection a eu un certain poids dans les premières phases de la campagne d'Obama : mais à la fin, ce qui a prévalu, c'est son son auto-identification (qui n'est pas née avec les élections, mais remonte à l'aube de sa carrière professionnelle et politique à Chicago) avec la communauté afro-américaine et le fait que, de toute façon, il ne n'agissait pas d'un blanc anglo-saxon.

Dans l'histoire culturelle et sociale des Etats Unis - même au cas où, comme les plus pessimistes le prévoient, sa présidence se révèlerait faible sur le plan économique et de la politique étrangère, presque un remake des désastres de Jimmy Carter, avec les inévitables heurts avec les Églises en matière de principes non négociables - la clôture des comptes et la réconciliation nationale en matière de droits civils resteront de toute façon les fruits de l'élection d'Obama. Un fois ce vieux dossier clos, les Églises et les communautés religieuses pourront retourner à leurs priorités.
Sur les thèmes de l'avortement et de la famille (même si Obama se déclare contraire au mariage homosexuel - mais pas son parti) la route d'aujourd'hui est plus escarpée. Mais cela ne signifie pas qu'elle ne doive pas être parcourue avec courage et détermination.
L'électorat religieux américain n'a certainement pas disparu : l'annonce de sa mort est pour le moins prématurée, même si sa façon de s'exprimer en 2008 a été influencée par une série de facteurs qui ne se répéteront probablement plus.


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