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Traduction complète de la conférence donnée en Italie par le grégorianiste Fulvio Rampi lors d'un symposium sur le thème "La musique sacrée cinquante ans après le concile Vatican II et à la lumière du magistère de Benoît XVI" (30/5/2012)

Image ci-contre (cliquez): http://...www2/cantgreg/cantos_selec_fra.html

Un des derniers billets de Sandro Magister s'intitule "Chant grégorien: la revanche annoncée" (chiesa.espresso.repubblica.it), et pour situer ce qui suit, j'en reproduis le début:

Lors de la messe que Benoît XVI célèbrera à Milan le 3 juin, devant une immense foule de fidèles, à l’occasion de la Rencontre mondiale des familles, l’interprétation des chants grégoriens sera confiée au chœur que dirige le maestro Fulvio Rampi.

Il s’agit d’un chœur qui figure parmi les plus expérimentés en matière de chant grégorien. Et, pour l’étude et la pratique de ce qui est le chant "roi" de la liturgie latine, Rampi joue depuis de nombreuses années un rôle de premier ordre.

C’est précisément à ce chant qu’il a consacré, le 19 mai dernier, une conférence passionnante, à Lecce, dans le cadre d’une journée d’études dont le thème était la musique sacrée cinquante ans après le concile Vatican II et à la lumière du magistère de Benoît XVI :

Suit un résumé de la conférence du Maestro Rampi.

Sur la suggestion d'un lecteur qui y voit - à juste titre - un texte important, je l'ai traduite en entier (en espérant ne pas avoir "estropié" les termes techniques, les rectificatifs sont les bienvenus).

Texte en italien: http://ecclesia-mater.blogspot.it
Traduction benoit-et-moi.





Le chant grégorien: un étranger chez lui

Fulvio Rampi *

Le titre que j'ai voulu donner à mon intervention est l'amère synthèse finale de la réflexion ecclésiale - il serait plus exact de dire «l'absence de réflexion» - post-conciliaire sur le chant grégorien. Je me suis souvent dit qu'il serait beaucoup plus facile de parler du chant grégorien si «Sacrosanctum Concilium» (SC), au célèbre article 116, avait été formulée plus ou moins comme ceci:

«L'Église, tout en appréciant depuis toujours les hautes qualités artistiques et expressives du chant grégorien, ne le reconnait pas comme chant propre de la liturgie romaine: par conséquent, dans les actions liturgiques, tout en ne l'excluant pas, on ne doit pas lui réserver la place principale».

Tout le monde se serait empressé de lui donner une belle médaille, d'en apprécier la valeur musicale en tant que fondement de la musique occidentale, en un mot, presque tout le monde serait d'accord aujourd'hui pour le considérer comme une figure majeure de la culture du passé, un témoin éminent de la liturgie de l'Église, mais irrémédiablement dépassé par de nouvelles instances liturgiques auxquelles il ne serait pas en mesure de répondre de façon appropriée. En lui reconnaissant les honneurs mérités par un service de plusieurs siècles, ce serait l'Eglise elle-même qui lui attribuerait une nouvelle place convenable - mais pas la principale - dans sa liturgie. Ce serait raisonnable, plus simple, certainement plus commode.

La pratique liturgico-musicale post-conciliaire, nous le savons, a même largement dépassé dans la réalité la triste imagination du faux article 116 qui j'ai pris la liberté d'inventer. Déjà, on s'étonnerait des effrayantes aridités de la musique liturgique, en réponse à cet hypothétique décret conciliaire. Mais le tout assume une connotation scandaleuse - au sens étymologique - à la lumière de l'article véritable du Concile: «L'Église reconnaît le chant grégorien comme chant spécifique de la liturgie romaine: par conséquent, dans la liturgie, à égalité de conditions, on doit lui réserver la place principale».

L'Eglise, dans la sagesse de sa Tradition, n'a jamais eu le moindre doute sur le chant grégorien: le texte de la SC ne fait que sceller une réalité indiscutable, donc sur un engagement, sur une consigne (ndt : remise ?) finale, sur un engagement de compréhension renouvelée qui ne peut en aucun cas disparaître. Une compréhension renouvelée qui, justement parce qu'elle est basée sur une consigne définitive, ne peut plus se permettre de questions erronées. La question: «grégorien oui ou non» est erronée et ne nécessite pas de réponse, déjà donnée de manière définitive par l'Eglise. Dans l'article conciliaire que j'ai mentionné, l'Eglise, au fond, reprend pour l'essentiel une évidence: je fais remarquer que l'accent est mis sur le fait que le chant grégorien appartient à la liturgie de l'Église, par conséquent, se voit attribuer une catégorie de jugement qui transcende le fait artistique pur. L'Église ne s'est jamais identifiée dans une œuvre d'art, dans un style architectural ou dans un répertoire musical. Avec le chant grégorien, elle n'a pas fait d'exception (même si cela peut sembler être le cas), dans le sens où elle n'a jamais jugé le grégorien du point de vue artistique, mais elle l'a associé intimement à son vrai trésor: la Parole de Dieu. Celle-là seulement est sienne, en ce sens que l'Église est responsable de son interprétation.

Ainsi, en parlant du chant grégorien, la première question n'est pas tant une donnée musicale, mais plutôt un élément ecclésial fondateur, qui est précisément la relation entre l'Eglise et la Parole. C'est sur ce concept, fonctionnel à la compréhension du phénomène complexe qui est sous le nom générique de chant grégorien, que nous allons nous arrêter dans notre réflexion.

Du document du Concile se dégage l'invitation non pas à la disparition, mais à la compréhension renouvelée du chant liturgique et avant tout du chant grégorien. Cela signifie promouvoir enfin une nouvelle réflexion ecclésiale forte, non seulement sur un dépôt sûr de la Tradition, mais sur des acquis toujours nouveaux provenant de divers domaines d'étude et de recherche (la sémiologie et la paléographie grégorienne, la modalité; et ensuite la patristique, la liturgie , la théologie, l'histoire de l'art ...) qui contribuent, sans idées préconçues, de manière sérieuse et non-idéologique, à donner corps et substance au principe vital du «Nova et Vetera», qui est le souffle de la Tradition de l'Eglise. Continuité et rupture ne doivent pas se référer à l'objet (en l’occurrence le grégorien), mais plutôt à sa compréhension renouvelée, fruit à son tour de nouvelles modalités d'approche, mûries de façon spéciale au cours du siècle dernier. À la lumière du dernier Concile, il faut vraiment repenser le chant grégorien - donc, à partir de cela, toute la musique liturgique - dans une relation de complémentarité, et non pas antithétique, entre continuité et rupture, où l'une (la continuité) garantit l'efficacité et l'intention correcte de l'autre (la rupture).

La véritable continuité, donnée par son «être» pour toujours le chant propre de la liturgie, impose la rupture, le dépassement, l'«ablatio» de pratiques peut-être établies, et de tout ce qui, au fil du temps, est venu pour en couvrir et masquer la vraie nature et la puissance expressive. Si par continuité on entendait le simple rétablissement d'une pratique pré-conciliaire ou la défense de compréhensions et de concepts cristallisés et imperméables à toute «provocation» provenant des nombreuses disciplines universitaires de la recherche musicale, la rupture aussi suivrait une logique similaire, se limitant à une opposition égale/opposé, orientée à faire coïncider la reconsidération avec le retrait. En fait, le débat post-conciliaire s'est substantiellement aplati et appauvri dans l'opposition - aux contours fatalement idéologiques - entre un grégorien de toutes façons indiscutable, et un grégorien à éliminer 'tout court' (en français dans le texte).

La question mal posée dont nous venons de parler, a produit un certain nombre de catastrophes et a soulevé d'autres questions tout aussi fausses et non moins dévastatrices qui ont touché des concepts élevés et des principes sacro-saints comme, par exemple, la "participatio actuosa", misérablement réduite à des blagues amères. Il s'est progressivement mis en place et produit une situation paradoxale par laquelle même l'exécution normale d'une antienne grégorienne, depuis toujours souhaitable et recommandée, est devenue d'un coup un danger pour la liturgie. De donnée objective de chant «propre» (officiel, pour ainsi dire) de l'Eglise, la présence du grégorien dans la liturgie est passée à être réglementée par la subjectivité la plus aléatoire, c'est-à-dire la bienveillance ou l'aversion du célébrant, du liturgiste, du curé de la paroisse, de l'évêque. Ce qui est surprenant, c'est la désinvolture avec laquelle l'Église a généralement salué et appuyé ce grave malentendu. Je pense qu'au nom du tant invoqué «esprit du Concile», on a en réalité tout simplement renversé la «lettre». Et tout cela s'est produit à partir d'une question erronée.

Pour en revenir aux questions justes - et, comme on l'a dit, nécessaires - sur le grégorien et sur toute la musique liturgique avec ses nouvelles perspectives, nous devons d'abord faire un pas en arrière, dans le sens de réaffirmer, avant tout, ce qui en vérité est depuis toujours évident. Dans la situation actuelle, répéter une évidence est déjà une grande nouveauté, mais c'est un authentique premier pas - même s'il est triste et embarrassant - pour récupérer une infinité de terrain perdu.

Alors demandons-nous quel est le terrain perdu, où est, en substance, le motif profond qui fait du grégorien une vraie «perle précieuse». Au-delà des simplifications mortifiantes ou des hypothèses de toutes sortes, pour une fois venons-en au fait et posons-nous la question à la fois la plus simple et la plus exigeante: Qu'est-ce que le chant grégorien? Il existe différents niveaux de réponse, dont chacun définit graduellement le parcours de connaissance de sa véritable identité.

1. La réponse la plus simple réside dans ce que nous avons dit jusqu'ici: le chant grégorien est le chant propre de la liturgie de l'Église catholique. Il convient de toujours garder à l'esprit ce point de départ: la première qualité du grégorien est d'ordre ecclésial, et confère à ce répertoire (appelons-le ainsi) une catégorie de jugement qui transcende la dimension artistique pure et se réfère directement à la relation spéciale entre Eglise et Parole de Dieu. L'Église a placé dans une relation unique le chant grégorien avec la Parole, au point d'identifier en lui sa propre pensée sur cette Parole, sa propre réflexion, sa propre interprétation, sa propre exégèse. L'Église nous dit, en somme, que lorsque nous chantons le grégorien, nous exprimons précisément sa pensée sur ces textes. Elle nous dit d'abord cela. Non seulement cela, mais d'abord cela. Il y a bien plus, certes, mais en attendant, nous sommes assurés de «respirer» avec l'Église et de nous laisser enseigner à partir de son interprétation de l'Écriture. Cela suffirait à définir le chant grégorien comme un véritable symbole de l'Église catholique.

2. Un deuxième niveau de réponse est le suivant: le grégorien est - ajoutons quelque chose - la version sonore de l'interprétation de la Parole. Surgit du grégorien le fait sonore: l'interprétation de la Parole se fait son, prend vie comme événement musical, il se fait son de la Parole. Nous comprenons bien la responsabilité consécutive confiée au son, conçu principalement comme un véhicule de sens, de signification. Voici l'étape supplémentaire: l'interprétation de la Parole devient son. Donc: l'Église accueille le son, le «consacrant» comme partie intégrante de l'évènement liturgique et en fait un «véhicule de sens», c'est à dire beaucoup plus qu'un simple «ornement» d'un texte. Il s'agit d'une étape décisive. Le texte chanté doit correspondre au texte expliqué; l'explication du texte réside dans l'organisation précise des sons. Le chant grégorien devient alors l'explication de la Parole, comme le veut l'Eglise à travers un projet sonore précis.

3. Une réponse encore plus complète à notre question initiale est la suivante: le chant grégorien est la contextualisation liturgique de l'interprétation sonore de la Parole. Cela signifie que la Parole ne doit pas simplement être interprétée et chantée, mais elle doit surtout être contextualisée: autrement dit, la Parole devient événement liturgique, se plaçant ainsi au cœur de l'expérience ecclésiale. Attention: la Parole n'est pas simplement placée dans la liturgie, mais devient elle-même liturgie. Le «chant même de la liturgie» est vraiment «la liturgie même en chant».

Arrêtons-nous un instant et regardons le chemin que très brièvement nous avons suivi. Nous sommes partis de la Parole, c'est-à-dire quelque chose qui a été confié à l'Eglise, un don ou, si l'on veut, un talent à ne pas enterrer, mais à manipuler, à faire fructifier, à ré-élaborer et enfin à restituer. La restitution est un événement sonore qui en communique le sens et devient liturgie. La donnée musicale, la composante artistique est fonctionnelle, et même, elle coïncide avec ce projet exégétique. En d'autres termes, le grégorien transmet la pensée de l'Eglise sur ce texte et surtout montre non seulement comment ce même texte a été compris, mais comment il faut le célébrer. Sur ce texte est solennellement prononcé l'amen, la vérité en substance en est reconnue.

4. A ce point, nous devons ajouter immédiatement une autre considération dans notre cheminement de compréhension et en réponse à la question initiale: la nature liturgique du grégorien réside dans sa capacité à se structurer en styles et formes préciss. Cette étape supplémentaire mérite une prémisse, qu'on peut résumer ainsi: il n'y a pas de liturgie sans forme. La liturgie est l'exact contraire de l'improvisation. La forme n'est pas apparence, mais, au contraire, révèle la substance, elle en est le signe, la preuve, la garantie. Nous pouvons même aller jusqu'à affirmer qu'en vérité, il n'y a pas les chants grégoriens, mais les formes grégoriennes propres de chaque chant. Chaque forme se présente, même dans la variété des mouvements mélodiques et rythmiques, selon une nature structurelle précise: et la forme elle-même - autre étape importante de notre chemin - est intimement associée au moment liturgique.

Donc, si je me réfère, par exemple, à un introït (chant d'entrée), je définis automatiquement le moment, la forme, le style de ce morceau. Je définis, dans ce cas, non seulement le chant qui ouvre la célébration de l'Eucharistie, mais je sous-entends qu'il s'agit d'une psalmodie antiphonique (forme) de style semi-orné (composition). Un introït, c'est cela, c'est né de cette façon, il a cette forme, ce style, ce moule: il ne peut qu'être ainsi, sinon ce n'est pas un introït. Si je dis graduel, offertoire, répons ou toute autre forme grégorienne, j'identifie toujours des structures précises, et non pas des compositions ou des chants génériques.

Permettez-moi une parenthèse personnelle sur la situation d'aujourd'hui. Je me demande s'il est légitime et quel sens cela peut avoir de faire systématiquement abstraction du principe qui nous a été confié par la tradition liturgique à travers l'antique monodie qui régit depuis des siècles les relations entre la forme musicale et le moment liturgique. Je pense, par exemple, aux chants de l'«Ordinarium Missae», en particulier au Gloria et au Credo, qui, en raison d'une anxiété assembléariste généralisée et désormais incontournable, sont devenus ce qu'ils n'ont jamais été, c'est-à-dire des formes responsoriales. Pour faire chanter l'assemblée, avec l'illusion et le grave malentendu d'en promouvoir la participation active, se sont placées de manière indiscriminée des ritournelles faciles (souvent banales) dans tous les coins de la célébration: le misérable résultat final est un aplatissement sur d'improbables formes responsoriales totalement étrangères à la nature de moments liturgico-musicaux depuis toujours pensés autrement par l'Eglise.

Pour en revenir à nous, nous avons pu observer jusqu'à présent comment le texte, pour se faire liturgie, doit subir des passages obligés et ordonnés. C'est cela, la racine du chant liturgique: l'Église, avec le chant grégorien, sculpte à jamais dans la pierre cette nécessité; attention, l'Eglise elle-même ne dit pas qu'il faut toujours chanter le chant grégorien, mais à travers le grégorien, elle nous confie pour toujours une nécessité de parcours. Nous devons être conscients qu'ignorer, ou nier dans la pratique, un principe d'ordonnancement, signifie en réalité contredire la pensée de l'Eglise sur le chant liturgique.

5. À ce stade, comme si cela ne suffisait pas, nous devons, pour ainsi dire, «abattre l'as». Oui, parce que je suis convaincu que la chose la plus importante de tout ce parcours n'a pas encore été dite. La véritable force du chant grégorien, en fait, réside ailleurs, à savoir - de la même façon que ce qui se passe pour l'Écriture Sainte - dans la vision de l'ensemble. Un morceau de grégorien, tout en possédant toutes les caractéristiques stylistiques et formelles qui viennent d'être mentionnés, tout en ayant subi cette espèce de «traitement» complexe dont j'ai parlé jusqu'ici, serait peu de chose s'il n'était pas inséré dans un projet global, de dimension énorme, qui embrasse toute l'année liturgique et qui se nourrit de relations, d'allusions, de références, en un mot de formules. Je ne peux pas chanter du grégorien, sans savoir, ou du moins sans prendre en compte le fait que chaque chant est une partie vivante de l'ensemble du répertoire, avec lequel il est placé dans une relation sans laquelle la valeur intrinsèque du chant lui-même, serait grandement diminué. Ce n'est que dans le jeu des relations, des références et des allusions, plus ou moins voilées que je peux saisir, à la fois dans le Grand Code de l'Ecriture et dans les antiques codes musico-liturgique, le sens d'un épisode, d'une affirmation, d'un fragment musical plus ou moins étendu.

Le grégorien vit de ces relations: sa matrice culturelle, qui le place dans le temps de la tradition orale, ne peut que se révéler à travers la prodigieuse technique mnémonique. Le grégorien est vraiment le chant de la mémoire. Voici une autre définition possible en réponse à notre première question. La totalité du répertoire, l'ensemble du projet énorme, si méticuleusement pensé et construit, est confié à la mémoire. Ce n'est pas ici l'endroit pour une analyse du parcours historique du chant grégorien, mais il serait bon au moins de se rappeler que les plus anciens témoignages écrits - qui remontent aux Xe et XIe siècles - offrent le témoignage d'un répertoire sans limites, dans lequel c'est la mémoire qui détermine les relations. Chaque chant grégorien est un fragment du tout, et ce fragment s'avère fonctionnel à un projet exégétique global. Il me semble pouvoir rapprocher le grégorien de la célèbre image paulinienne du corps humain, où rien ne vit pour soi-même, mais tout est en relation.

Nous avons un peu avancé, et nous avons entrevu des perspectives vertigineuses dans l'élaboration d'un texte sacré. Nous avons donné un regard d'ensemble de haut, et nous avons vu ce que j'aime personnellement comparer à une grande cathédrale. Que pouvons-nous dire devant une cathédrale? Certes, il est fondamental de connaître le matériau, les techniques de construction, comme il est fondamental de connaître les caractéristiques du texte dans le chant grégorien, de sa provenance à ses qualités phonétiques, à sa prononciation fondée sur des valeurs syllabiques, et ainsi de suite. Que serait toutefois, une cathédrale privée de son projet global, de sa valeur symbolique et allusive? Le matériau, d'abord brut, puis élaboré, est finalement fonctionnel à une forme créée, à son tour de proportions parfaites, et soutenue par le concept d'ordre, présupposé lui aussi indispensable dans le chant grégorien. C'est l'ordre qui crée la forme et donne les clés de lecture d'un projet. Au fond, comment ne pas penser à la Création elle-même, qui, telle qu'elle émerge du récit de la Genèse, semble être le résultat d'une «mise en ordre» avec une sagesse infinie?

Le grégorien, comme je l'ai dit, se présente devant nous avec les formes d'une grande cathédrale et est au centre de notre cité, de la musique liturgique. C'est ainsi, objectivement ainsi. La difficulté et la complexité d'un nouveau départ dans la musique liturgique ne peuvent pas justifier des jugements sommaires, des projets aussi inconsidérés que médiocres qui contredisent à la racine l'histoire de la culture ecclésiale; culture qui s'est toujours nourrie des meilleurs produits de la pensée humaine. Le grégorien, dans sa qualités principale de « voix de l'Eglise» n'a pas encore été suffisamment étudié, l'Eglise elle-même, le déclarant «sien», nous assure qu'il n'a pas épuisé son potentiel et que de ce trésor, que nous avons découvert être un écho de la Parole de Dieu, nous sommes appelés à tirer des choses «nouvelles et anciennes».

Si nous avons la patience et le désir sincère de l'approcher et de l'écouter, il nous enseignera à quelles hauteurs peut conduire la «lectio divina» sur la Parole. Oui, le chant grégorien est la forme musicale de la «lectio divina» de l'Église. Comment pourrions-nous en effet définir le «traitement» du texte sacré, dont nous avons parlé jusqu'ici, si ce n'est par le rapprochement de ses phases avec les différents degrés de la «lectio divina», depuis la «rumination» jusqu’à atteindre de vertigineuses cimes contemplatives? Je me demande: comment changeraient les réflexions actuelles sur le chant liturgique, si elles commençaient à partir d'une approche sérieuse et libre du chant grégorien?

Seul un naïf peut penser que la seule musique sacrée est le chant grégorien. Mais ne pas remarquer ou se débarrasser du grégorien équivaudrait à retirer une cathédrale d'une ville et d'un diocèse. Pas seulement, cela équivaudrait plutôt à se débarrasser du présupposé nécessaire pour rendre fructueuse toute réflexion sur les nouvelles propositions de musique liturgique; cela parce que l'Eglise, avec le chant grégorien nous a dit une fois pour toutes que la nature intime du chant sacré réside principalement dans la transformation de la Parole de Dieu en l'événement liturgique. Tout autre point de vue, même légitime, est secondaire. C'est un accomplissement atteint avec le grégorien, c'est un témoignage qui est là devant nous.

Le chant grégorien est tout cela, et a même été en mesure d'orienter les formes du chant populaire. L'immense patrimoine de ce qu'on appelle le chant grégorien populaire est en fait un fruit mûr d'un long parcours séculaire qui s'enracine dans l'intime nature ecclésiale de la monodie liturgique ancienne. Au fil des siècles, on a pu remplacer le chant grégorien, mais on n'a pas changé la pensée sous-jacente qui l'a déterminé. Certainement, le chant grégorien est un produit artistique enfant de son temps, et en tant que telle, dépassable, mais sans que pour autant soit effacée l'empreinte indélébile donnée à jamais par l'Eglise. Augustin dirait, en référence au plan de Dieu, «Change le dessein, mais pas le projet». Une réflexion ecclésiale sur la musique et la liturgie qui n'affronterait pas sérieusement la question grégorienne est de la fausse monnaie achetant de la fausse marchandise.

Conclusion
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Mais, concrètement, que peut-on faire? Que peuvent faire une église, une cathédrale, une petite «schola cantorum» ou un grand chœur? Quelles sont nos possibilités, quelles sont nos ressources, quelles sont nos énergies? Nous retournons tous dans nos communautés où nous attendent mille problèmes à gérer, qui, normalement, enlèvent l'espace pour d'éventuelles nouvelles considérations. Et puis, aussi, partageant ces observations, comment pouvons-nous les incarner dans un contexte ecclésial qui n'est pas disposé, sauf rares exceptions, à prendre en considération de telles perspectives musico-liturgiques? On a souvent l'impression nette que là où ne domine par l'idéologie règne de toutes façons l'indifférence, à certains égards, un mal encore pire. Dans un panorama entièrement désolant, que faire? Par où commencer? Quelle attitude adopter?

Ici, il y a une attitude qui me semble pouvoir s'appliquer à toutes les réalités, indépendamment de leur potentialité et de leur situation spécifique: il s'agit de la confiance dans le grégorien. Faire confiance au grégorien signifie avoir confiance avant tout dans le fait que l'Église a affirmé «sienne» une chose bonne. Une chose bonne, en tant que telle, est à notre avantage, c'est pour notre bien.

La première étape concrète est la volonté d'entrer avec confiance par une porte qui s’est faite objectivement très étroite. Certes, le grégorien est difficile, il n'offre pas d'émotions faciles, il ne promet pas de résultats immédiats et à faible coût. Il ne se laisse pas connaître tout de suite, il ne donne pas sa confiance à n'importe, et à celui qui veut le rencontrer, il suggère la patience d'une rencontre vraie et profonde: «Venez et vous verrez» que nous pourrions paraphraser en «Étudiez et vous comprendrez». Ne le jugeons pas éloigné de la réalité d'aujourd'hui: c'est nous qui sommes hors de la pensée de l'Eglise. Ne considérons pas qu'il est inaccessible: pour ceux qui veulent se rencontrer, les moyens et les instruments sont là, il suffit de les chercher; il se montre peu à peu et offre des émotions qui n'ont rien à voir avec ce vague sentiment de spiritisme, de mysticisme, ou d'atmosphère raréfiée, trop souvent associé à tort au chant grégorien. Il faudra du temps, les résultats tarderont à arriver, à cause d'une fatigue qui, dans le climat de «suspicion» diffuse, s'est fait doublement pesante.

Cela dit, pourquoi ne pas accepter, dans l'Église, ce défi impossible? Avoir confiance dans le grégorien signifie vouloir lui réserver la place principale, et, avant même que la première place dans la liturgie, dans nos cœurs. C'est le cœur de l'Eglise qui doit le reconnaître comme un don, comme une grâce, comme son trésor, et non comme pas comme quelque chose qui encombre. C'est le regard qui doit changer, et à l'Eglise, il est demandé plus qu'au monde de la culture.

Dans les Conservatoires et dans le milieu de la musique - je peux en témoigner personnellement - le chant grégorien est très apprécié: il est reconnu comme le langage musical qui a donné naissance à la culture musicale de l'Occident. Le chant grégorien n'a aucune difficulté à «s'affirmer» dans le monde musical, un signe que même du point de vue purement artistique - que nous nous sommes proposé de ne pas même considérer dans cette réflexion - le chant propre de la liturgie romaine n'a jamais eu un complexe d'infériorité et sait inspirer le respect. Mais, je le répète, à l'Église - et c'est précisément là le vrai problème - aujourd'hui, il est demandé beaucoup plus. L'Eglise ne peut pas cacher le chant grégorien, mais elle ne peut pas non plus l'apprécier seulement pour ce qu'il a représenté dans le passé: elle est appelée avant tout à l'aimer. A l'aimer aujourd'hui, à retrouver aujourd'hui les véritables raisons pour le trouver à nouveau «sien», à s'émerveiller et à remercier avec joie pour tant de beauté authentique, à le reconnaître à nouveau comme la forme optimale de sa propre foi, à le reporter pour cela au centre de la liturgie sacrée, source et sommet de la vie dans le Christ.

J'ai commencé cette réflexion en citant un article du magistère qui, heureusement, n'existe pas. Je voudrais conclure de la même manière, mais avec une différence substantielle. D'un document imaginaire dont, bien qu’il photographie une situation réelle, nous ne voudrions jamais dans la réalité, je passe à en suggérer un autre qui, en revanche, ne photographie pas du tout la situation actuelle mais que nous voudrions lire. Le voici.

«Il est obligatoire à chaque église, cathédrale, basilique ou sanctuaire d'avoir un« Chœur Grégorien» stable, même de quelques éléments, à voix masculines ou féminines, capables d'exécuter des pièces du chant grégorien au moins dans les principales solennités et fêtes de l'année liturgique. La direction du «chœur grégorien» doit être confiée uniquement à un maître qui a obtenu un titre spécifique en matière de chant grégorien, que les études les plus récentes ont heureusement ramené à son intégrité et à sa pureté».

Cette dernière ligne n'est pas de moi, mais elle est copiée du Motu Proprio de Pie X «Tra le sollecitudini» (Parmi les préoccupations) (1903). Plus d'un siècle plus tard, nous pouvons parler d'une nouvelle «ablatio» qui, tout au long du XXe siècle, a continué à restituer une nouvelle intégrité et une nouvelle pureté au chant grégorien. L'espoir est que l'Eglise s'aperçoive, enfin, de ce qui a été fait. Avec le Motu Proprio de Pie X avaient été rendus concrets un nouveau parcours et une nouvelle saison. A présent, pour les dirigeants de l'Église institutionnelle, comme pour nous tous, c'est le temps des faits.

* Exposé donné le 19 mai 2012 à Lecce lors du Congrès: «Colloques sur la musique sacrée. Cinquante ans depuis le Concile Vatican II à la lumière du magistère de Benoît XVI». L'auteur est grégorianiste et professeur au Conservatoire de musique de Turin