A propos de la théologie de la libération

La nomination de Mgr Müller à la tête de la CDF a remis le sujet en plein dans l'actualité. Il dit être en accord total avec le Saint-Père. Mais qu'a dit exactement celui-ci, à ce sujet? Il faut revenir à l'instruction de la CDF de 1984, Libertatis Nuntius (1) (14/7/2012)

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Mgr Müller à la CDF

Le choix de Mgr Müller par le Saint-Père a suscité les critiques de ceux qui lui reprochent son "engagement" pour la théologie de la Libération, à travers son amitié pour le théologien péruvien Gustavo Gutierrez, considéré comme l'un de ses instigateurs.

Interrogé par le Mittelbayerische Zeitung, le nouveau préfet soulignait son accord total avec le Pape sur ce point, ajoutant "Pas même quand il était le prédécesseur de mon prédécesseur à la CDF, il n'a mis la théologie de la libération en question dans son intégralité, mais certains aspects, ce que je souligne sans réserve.".

Sur quels textes, quels propos du cardinal Ratzinger (du moins ceux accessibles au public), se base-t-il?

J'ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre d'Andrea Tornielli paru juste après l'élection de 2005, intitulé sobrement "Benoît XVI, la biographie" (édition Citadelle). Pas un de ces livres de circonstance écrits à la hâte juste pour profiter d'un contexte éditorial favorable, mais une vraie "somme", mûrie au long d'un passé déjà considérable d'observateur du Vatican, et à consulter plus tard comme référence.

Un long passage est consacré à la théologie de la Libération, et dans le contexte de la nomination du nouveau "gardien de la foi", il se révèle particulièrement intéressant (pages 111-115).

La Théologie de la libération

(Andrea Tornielli, in "Benoît XVI, La Biographie - 2005)
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En mars 1984, la revue 30 giorni publie une étude personnelle inédite de Ratzinger sur la Théologie de la libération (ndlr: je ne l'ai pas retrouvée sur internet). Dans son texte, le cardinal-théologien explique que par "Théologie de la libération", il entend strictement l'idéologie de ces théologiens qui « ont choisi l'option marxiste fondamentale ».
Puis, il affirme que ce courant de pensée et d'enseignement « peut être considéré comme une nouvelle herméneutique de la foi chrétienne, autrement dit comme une nouvelle forme réalisation du christianisme dans son ensemble... Ce courant prétend donner une nouvelle interprétation globale du christianisme en faisant passer cette religion pour une démarche vers la libération, le but de ce courant étant de devenir lui-même un guide de cette démarche. Mais comme toute réalité selon cette théologie est politique, alors la libération est également un concept politique, et donc l'action du guide qui conduit ne peut être elle aussi que politique ».
Le Préfet explique ensuite que beaucoup de théologiens de la libération « utilisent encore majoritairement le langage ascétique et dogmatique de l'Église, mais avec des clefs nouvelles. Ainsi, celui qui lit et écoute en partant d'un autre contexte culturel, a l'impression de retrouver le patrimoine traditionnel auquel on aurait simplement ajouté quelques affirmations un peu bizarres mais inoffensives, compte tenu de la grande religiosité de ce langage. C'est justement l'aspect radical de la Théologie de la libération qui amène souvent à en sous évaluer la gravité... »

Les propos de Ratzinger déchaînent polémiques et controverses. Peu de temps après, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi publie un premier document sur ce sujet. Ce texte du 6 août 1984 s'intitule Libertatis nuntio (1), et met en garde contre les risques et les dérives de la Théologie de la libération qui adopte l'analyse marxiste de la réalité. On est en plein dans l'ère Reagan. Les États-Unis sont en train de combattre par tous les moyens « l'Empire du Mal » soviétique et en Amérique Latine a lieu une lutte cruciale.
La Congrégation attaque directement les régimes marxistes:
« Des millions de nos contemporains aspirent légitimement à retrouver les libertés fondamentales, dont les privent les régimes totalitaires et athées qui se sont emparés du pouvoir par des moyens révolutionnaires et violents en clamant le mot "liberté". On ne peut pas ignorer cette honte de notre époque : au nom d'une fausse liberté, des nations entières se sont retrouvées dans un esclavage indigne pour l'homme. »
Ce sont des propos très clairs et très durs qui ne sont pas sans rappeler le style de Pie XII.

La Congrégation ne vise pas la Théologie de la libération dans son ensemble, qui naît dans les pays d'Amérique Latine dans la période post-conciliaire. La Congrégation ne condamne que l'analyse marxiste adoptée par certains théologiens. Le document parle de la « tentation de réduire l'Évangile du Salut à un Évangile terrestre », ainsi que du risque d' « oublier et de remettre à demain l'évangélisation ». Ce texte conteste les « a priori idéologiques » qui sont utilisés par cette théologie pour interpréter la réalité sociale. Ces théoriciens, en effet, présentent la lutte des classes comme « une loi objective et nécessaire », et font croire que « en poussant les opprimés à entreprendre ce processus, on "construit" la vérité, on agit "scientifiquement". Cela signifierait donc qu'en conséquence, la conquête de la vérité rendrait nécessaire la violence ». L'eucharistie se transforme en « célébration du peuple en lutte », le « règne de Dieu et son devenir ont tendance à être assimilés au mouvement de la libération humaine ».

Libertatis nuntio est un document qui va dans le sens choisi par Jean-Paul II dès le début de son pontificat, et il coïncide avec son premier voyage au Mexique, à Puebla, en janvier 1979, à l'occasion de la réunion de l'épiscopat latino-américain.

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Joseph Ratzinger commence à être considéré comme « l'ennemi » des théologiens les plus ouverts, le « destructeur » des espoirs que le Concile avait fait miroiter aux pays pauvres. La position de l'Église catholique de Jean-Paul II passe pour un signe d'assentiment à l'égard des régimes anticommunistes qui gouvernent plusieurs états latino-américains. Pourtant, en approfondissant la lecture de ce premier document sur la Théologie de la libération, on découvre des passages qui démontrent le contraire.

« Cet appel, écrit la Congrégation dans l'introduction, ne doit en aucun cas être interprété comme une condamnation de ceux qui veulent répondre avec générosité et un esprit évangélique sincère à l'"option préférentielle pour les pauvres". Il ne doit aucunement servir de prétexte à tous ceux qui voudraient se retrancher derrière une attitude de neutralité et d'indifférence devant les problèmes tragiques et urgents de la misère et de l'injustice. Il exprime en revanche la certitude que les graves déviations idéologiques dénoncées finissent inéluctablement par trahir la cause des pauvres.
Plus que jamais, l'Église entend condamner les abus, les injustices et les atteintes à la liberté, où que ce soit et quel qu'en soit l'auteur, car elle prône la défense et la promotion des droits de l'Homme, tout particulièrement ceux des pauvres.
»

De plus, le texte soutient que « le scandale des inégalités éclatantes entre riches et pauvres ne peut plus être toléré. » Et que « l'appel contre les déviations graves que certaines "théologies de la libération" véhiculent, ne doit absolument pas être interprété comme une approbation, même indirecte, de ceux qui contribuent au maintien de la misère des peuples, de ceux qui en profitent et de ceux qui se montrent résignés ou indifférents devant cette misère. L'Église, guidée par l'Évangile de la miséricorde et de l'amour de l'homme, entend bien le cri qui invoque la justice et elle veut y répondre de toutes ses forces ».
Le rôle des évêques n'est pas oublié. En marge du document, on peut lire une note particulièrement significative à l'intention de ces représentants de la hiérarchie catholique considérés comme trop tolérants à l'égard de ces nouvelles théologies, voire intégrés dans les gouvernements au pouvoir.
« Les défenseurs de "l'orthodoxie" sont parfois réprimandés pour leur passivité, indulgence ou complicité coupable à l'égard des injustices intolérables et à l'égard des régimes politiques qui les créent. Nous demandons à tous, notamment aux pasteurs et aux responsables de la conversion spirituelle, de faire preuve d'un intense amour de Dieu et de leur prochain, de zèle pour la justice et la paix, et d'un sens évangélique des pauvres et de la pauvreté. Préserver la pureté de la foi ne doit pas être dissocié de la préoccupation d'offrir, grâce à une vie théologale complète, un témoignage efficace de disponibilité absolue pour le prochain, tout particulièrement pour le pauvre et l'opprimé. »

(1) Les notes de la CDF de 1984 et 1986

En 1984, la Congrégation pour la Doctrine de la foi publiait, sous la signature du préfet, le cardinal Ratzinger, l'Instruction Libertatis Nuntius sur quelques aspects de la « Théologie de la Libération » (cf. www.vatican.va/roman_curia)
Elle sera complétée en 1986 par un second document, l' Instruction Libertatis Conscientia sur la liberté chrétienne et la libération: «La vérité nous rend libres» (www.vatican.va/roman_curia)

La lecture de ces documents par certains de ceux (notamment dans la presse, mais peut-être aussi parmi les clercs) qui le décrivent comme un réactionnaire borné serait probablement une vraie surprise.
Et surtout, elle confirme les propos de Mgr Müller, et fait encore mieux comprendre le choix du Saint-Père, tout en mettant l'accent, comme me le faisait observer mon amie Marie-Anne, sur la continuité de sa pensée, du Préfet au Pape.

Si la théologie de la libération en tant que telle n'est plus à l'ordre du jour (il s'agissait alors d'un contexte politique bien précis, celui de la "guerre froide"), l'introduction s'applique encore aux situations que nous vivons aujourd'hui, avec les nouveaux problèmes auxquels notre monde doit faire face, le mondialisme, la crise économique, la gestion de l'environnement: c'est une mise en garde qui pourrait en particulier s'adresser, mutatis mutandis, au mouvement d'écologisme chrétien (qui tenait en novembre dernier ses Assises à Saint-Etienne, sous le patronnage de La Vie, cf. benoit-et-moi.fr/2011-III).

«Devant l'urgence des problèmes, certains sont tentés de mettre l'accent d'une manière unilatérale sur la libération des servitudes d'ordre terrestre et temporel, de telle sorte qu'ils semblent faire passer au second plan la libération du péché, et par là ne plus lui attribuer pratiquement l'importance première qui est la sienne. La présentation qu'ils proposent des problèmes est ainsi confuse et ambiguë. D'autres, dans l'intention d'acquérir une connaissance plus exacte des causes des servitudes qu'ils veulent supprimer, se servent, sans précaution critique suffisante, d'instruments de pensée qu'il est difficile, voire impossible, de purifier d'une inspiration idéologique incompatible avec la foi chrétienne et avec les exigences éthiques qui en découlent. »