La grande surprise de Jean (Partie II)

Suite et fin de l'enquête du Professeur de la Potterie. Vittorio Messori nous fait pénétrer dans l'univers fascinant des biblistes, et de la recherche pointue sur les Textes sacrés (19/10/2012).

>>> Première partie ici:
La grande surprise de Jean (Partie I)

Et le plus beau, c'est que toute cette érudition, tout ce travail d'investigation vraiment scientifique, nous permet de revenir au coeur de cette "foi des simples" si chère au Saint-Père, dont d'autres études ayant l'apparence de la rigueur nous avaient éloignés; il serait évidemment intéressant de savoir le sentiment de ce dernier sur la question. Mais le hasard a fait que dans son billet paru hier, et consacré au Cardinal Ravasi (cf. chiesa.espresso.repubblica.it), Sandro Magister faisait justement allusion au Père de la Potterie, décrit comme "’un bibliste très apprécié par celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger" - et qui, soit dit en passant, ne prisait pas outre-mesure le très mondain prince de l'Eglise...
Texte original: www.et-et.it/
Traduction benoit-et-moi.

     

La première question à poser est la suivante: les documents anciens que nous avons du Nouveau Testament, nous autorisent-ils à utiliser la troisième personne du singulier du verbe «créer» (l'attribuant à Jésus) au lieu de la troisième personne du pluriel, l'attribuant aux chrétiens?

Disons-le tout de suite: tous, ou presque tous, les manuscrits grecs, ont le pluriel. Mais les plus anciens d'entre eux remontent seulement au IVe siècle, si l'on exclut des fragments épars sur papyrus. Et en revanche, nous avons des textes d'auteurs chrétiens, devenus par la suite Pères de l'Eglise, datant du IIe siècle, qui citent ce verset au singulier. Pour remonter aux plus anciens, Saint-Irénée de Lyon, vers 190, utilise le singulier. Et même, le toujours controversé Tertullien (ndt: Benoît XVI lui a consacré sa catéchèse du 30 mai 2007, cf. www.vatican.va/...), vers l'an 200, esquisse un débat précisément autour de ce passage et accuse une secte d'hérétiques d'avoir falsifié les paroles de Jean, en les mettant - précisément - au pluriel. Autrement dit, ce qui est inscrit dans le texte officiel de l'Evangile et que nos éditions actuelles continuent d'utiliser. En plus du latin, nous avons le témoignage du singulier dans les plus anciens textes en syriaque, en copte, en éthiopien.

Il faut préciser, pour ceux qui ne sont pas familiers avec la critique biblique: la reconstruction du texte original de l'Ecriture, menée uniquement sur les documents rescapés est appelée «critique externe». Mais celle-ci doit être complétée (tous les savants modernes s'accordent là-dessus) avec la «critique interne», qui descend plus en profondeur et qui, dans le cas qui nous occupe, conduit à préférer une «a été engendré» plutôt qu'un «ont été engendrés».

En somme, la situation est telle que le père de la Potterie pouvait écrire déjà en 1978, et ensuite répéter en 1983, dans son deuxième article-essai, que les recherches non seulement sur les manuscrits évangéliques anciens mais aussi sur les citations des premiers écrivains chrétiens, semblent rendre nécessaire de revenir au «de (par) Dieu a été engendré» ayant pour sujet Jésus. Relisons le verset dans ce qui semble être vraiment la version originelle finalement restaurée selon les intentions de l'évangéliste et nous nous rendrons très vite compte (comme nous le verrons encore mieux ici ci-dessous) que nous avons ici un témoignage extrêmement précieux sur la triple virginité de Marie. Nous étions convaincus que Jean faisait allusion à celle qui n'appelle jamais par son nom, mais par celui de «Mère de Jésus», seulement dans l'épisode de Cana et la présence au pied de la croix: ici, au contraire émerge un troisième témoignage marial d'une importance vraiment primordiale.

Demandons-nous à présent: pourquoi, déjà avant le quatrième siècle, la référence à l'origine divine de Jésus a-telle disparu, et le pluriel qui est venu jusqu'à nous et qui, à bien y regarder, insére une sorte de corps étranger, s'est-il imposé dans les textes de l'Évangile? En effet, le prologue de Jean tout entier est un hymne solennel à l'Incarnation du Verbe et voici qu'appparaissent, par surprise et d'une manière qui ne semble pas justifiée «ceux qui croient en son nom», c'est-à-dire les membres de l'Église. Et comment, alors, ces baptisés, hommes concrets en chair et en os, et non des anges éthérés, auraient-ils été engendrés «non de sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté des hommes»?

Il semble qu'il soit advenu ceci: dans l'Église primitive faisait rage la secte appelée les «docètes» (http://fr.wikipedia.org/wiki/Doc%C3%A9tisme ), lesquels niaient la nature humaine de Jésus et, par conséquent, sa conception par Marie. Ce ne serait pas la mère qui pendant neuf mois aurait porté la créature dans son ventre, mais une sorte de conduite d'eau à travers lequel le Christ - dont l'image humaine n'était qu'apparente - serait passé. Le docétisme (dont le «spiritualisme» était particulièrement dangereux, faisant de Jésus non pas une personne, mais une sorte de super-archange) s'appuyait justement sur le verset 13 du prologue que nous étudions: le Christ était venu parmi nous, non seulement de façon virginale, comme l'atteste le «ni par volonté de la chair», et le «ni de la volonté de l'homme». Mais surtout, la thèse docétienne aurait été prouvée par ce «nec ex sanguinibus».
Mais que sont ces «sangs»? Comme je l'ai dit plus haut, que ce pluriel fasse partie du texte original ne souffre aucune discussion, tous les témoignages le rapportent, tant ceux dans lesquels Jésus est le sujet, que ceux dans lesquels le sujet sont ses disciples. Mais si (comme Jean devait l'avoir écrit dans son prologue) le sujet était le Messie, cette expression pouvait être utilisée facilement par le docétisme: s'Il n'avait pas été «engendré par les sangs», c'était parce qu'Il n'avait un corps comme tout autre être humain, qu'il n'y avait pas eu d'accouchement, toujours accompagné d'une effusion de sang de la femme. Ainsi, pour citer textuellement notre Père de la Potterie, «pour résoudre radicalement la question et ôter une arme aux hérétiques, probablement au début du IIIe siècle, les écrivains ecclésiastiques commencèrent à changer le verbe au pluriel, déplaçant tout sur les chrétiens mais interrompant ainsi, entre autres choses, l'unité du Prologue de Jean, tout centré sur le mystère du Logos «fait chair». La «retouche» ecclésiale finit par impliquer aussi l'original de l'Evangile, et est arrivé jusqu'à nous.

Mais réfléchissons surtout sur ces «sangs» , en nous faisant aider par la synthèse du Père Domenico Marcucci, l'un des rares savants qui ont eu le courage de rompre le conformisme de leurs collègues, en prenant radicalement au sérieux l'étude du bibliste de la Grégorienne: «Dans les textes grecs, 'aima', le sang, se trouve uniquement au singulier. Mais Jean utilise le pluriel. Pourquoi? Pour le comprendre, de la Potterie s'est tourné vers l'hébreu, étant donné que le quatrième évangéliste est profondément imprégné de sa culture, celle juive. Dans l'Ancien Testament en hébreu, le mot «sangs» ('damim') représente le sang versé par la femme pendant la menstruation et l'accouchement. Il la rend impure, elle doit donc aller au temple pour la purification ». Donc: Le «non de sangs» signifie que la naissance de Jésus est advenue, à la différence de toutes les autres, sans l'effusion du sang, donc, de façon virginale».

Passons en revue le verset 13 dans la version qui serait celle d'origine et voyons-en les conséquences: Jésus a été «engendré de Dieu» et, par conséquent, «non de volonté de la chair ni de volonté de l'homme» ( virginitas ante partum ). En outre, la naissance a eu lieu «non de sangs», donc sans les habituelles lésions corporelles, ce qui implique à la fois la virginitas in partu et celle post-partum, le passage du corps de son fils n'ayant pas causé de saignements et ayant donc laissé la mère intacte. Comme on le voit, un résultat d'une importance extraordinaire: et cela, seulement en remettant un verbe au singulier, comme il semble que Jean en avait l'intention. Celui-ci, entre autre, clarifie immédiatement que cela ne remet pas en cause la matérialité corporelle, la réalité humaine de Jésus. Et en effet, le prologue se poursuit avec les mots: «Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous ... ». Le fait est que, comme l'a justement noté de la Potterie, si les premiers Pères de l'Église trouvaient déjà chez Matthieu et Luc des éléments pour la conception virginale, c'est vraiment dans le premier chapitre de Jean, qu'ils en trouvent non seulement la confirmation, mais aussi une référence directe à une naissance virginales, sans les pertes que le judaïsme considére comme impures, comme celles de toutes les parturientes.

A présent: pourquoi tant de négligence, tant de silence sur cette découverte du fondement scripturaire possible, précis, d'une vérité comme le Semper Virgo, déjà présente dans la tradition chrétienne au deuxième siècle et plus tard devenue un dogme de l'Eglise? Un point de foi considéré comme si important qu'en Orient, parmi les règles strictes imposées à l'iconographie, figure celle de ne jamais représenter la Theotokos (Mère de Dieu) sans trois étoiles - une sur la tête et deux sur les épaules - en signe de sa triple virginité.
Le père Ignace n'avait pas tort en dénonçant le conformisme de nombre de ses collègues, pour lesquels un tel thème est source d'embarras, à tel point que, comme le dit le père Marcucci: «Dans de nombreux manuels de mariologie utilisés dans les séminaires catholiques, la virginité ante, in, post, fait l'objet de silences gênés plus que de discussion sérieuse».
Mais anttention! Dans un de ses derniers livres, le père Stefano De Fiores - peut-être notre meilleur mariologue, malheureusement récemment disparu, lui aussi professeur à la Grégorienne - citait les travaux de la Potterie et en acceptait avec conviction les résultats, les jugeant fondés non seulement sur des documents, mais également sur la dynamique de Jean. Une reconnaissance vraiment très importante.

Mais la dernière étude du professeur de la Grégorienne sur le sujet date, comme je l'ai dit, de 1983. Pourquoi la traduction de la Bible, révisée et mise à jour par la CEI 24 ans plus tard, ne signale-t-elle pas au moins par une note à Jn 1:13, la possibilité, qui semble être proche de la certitude, que le texte d'origine avait Jésus, et non pas son peuple, comme sujet?

Quoi qu'il en soit, il y a une chose qui trouve une énième confirmation: l'Écriture est encore capable de nous réserver des surprises, dont certaines - comme dans le cas dont nous parlons - se rapportent à cette Mère de Dieu dont le mystère est en même temps discret et inépuisable.