Le Pape aux Fosses ardéatines (reprise)

Le témoignage du cardinal Andrea Cordero Lanza di Montezemolo, et le pardon chrétien: "Dans une vision chrétienne, il n'y a que le pardon. Une attitude qui ne conduit pas à oublier ou à justifier. La justice doit suivre son cours, c'est évident. Humainement, cependant, il est inutile de continuer à poursuivre ceux qui sont coupables de crimes aussi graves. Pour les chrétiens, le pardon est un acte d'amour qui ne demande rien en retour" (22/7/2012)

>>> Cf.
benoit-et-moi.fr/2011-I (et aussi la prière de Benoît XVI ici)

Le 27 mars 2011, à l'invitation de l'Association nationale des familles italiennes des martyrs morts pour la liberté de la Patrie, Benoît XVI se rendait en visite privée au Sanctuaire des Fosses Ardéatines, pour le 67e anniversaire du massacre: en représailles contre un attentat organisé le 23 mars 1944 par un groupe de partisans italiens contre des soldats allemands, causant la mort de 33 d'entre eux, dans une rue de Rome, le général Kurt Maeltzer, commandant de la Place de Rome, ordonna la suppression de 10 italiens pour chaque soldat tué. 335 personnes furent exécutées. Parmi elles, des opposants au fascisme, communistes, et militaires, et 75 juifs.

Le Pape était accompagné du cardinal Andrea Cordero Lanza di Montezemolo, fils du colonel Joseph Cordero Lanza di Montezemolo, l'une des victimes.
Ce dernier avait accordé la veille une très longue interviewe à l'Osservatore Romano, dont j'avais traduit les passages les plus significatifs.
C'éatait à la fois un grand témoignage pour l'Histoire, et un épisode incroyablement romanesque.

Je retiens cet échange, lourd de sens au moment où 'notre' président de la république, lors d'une cérémonie de commémoration de la rafle du Vel d'hiv, a cru bon de rouvrir des plaies en déclarant: «Ce crime fut commis en France, par la France» (source).

- Quels sentiments nourrissez-vous envers les auteurs du massacre? Le pardon est-il possible?
- Dans une vision chrétienne, il n'y a que le pardon. Une attitude qui ne conduit pas à oublier ou à justifier. La justice doit suivre son cours, c'est évident. Humainement, cependant, il est inutile de continuer à poursuivre ceux qui sont coupables de crimes aussi graves. Pour les chrétiens, le pardon est un acte d'amour qui ne demande rien en retour.

Des horreurs de la Via Tasso aux Fosses Ardéatines
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Son père, le colonel Joseph, est parmi les 335 victimes du massacre perpétré par les Allemands le 24 Mars 1944. Agé alors de dix-neuf ans, le jeune André a été parmi les premiers à creuser dans les fragiles pouzzolanes des carrières ardéatines, que les Allemands en fuite avaient fait exploser pour cacher le massacre, aidant à retrouver les corps des personnes tuées et participant directement à la triste tâche de reconnaissance.
Dans l'entretien avec l'OR, le cardinal ouvre le journal de ses souvenirs les plus intimes, revivant ces jours cruciaux dans l'histoire de l'Italie. Il le fait avec des mots de pardon chrétien pour les auteurs du massacre et "un message d'espoir, pour que des crimes aussi odieux ne se reproduisent jamais."

- Quelle a été votre première pensée en apprenant que le pape se rendrait aux Fosses Ardéatines où votre père a été tué et enterré?
- J'ai ressenti de la stupeur, de l'émotion, de la gratitude. Stupeur parce que, je l'avoue, je ne m'y attendais pas. Emotion parce que le Ardéatines sont une partie importante de mon histoire personnelle, et même de l'ensemble de l'Italie. Stupeur et émotion deviennent gratitude envers le Pape d'avoir décidé de faire la visite. C'est un grand geste. Et, au fond, c'est une première fois pour moi aussi. En effet, j'étais à l'étranger, engagé dans le service diplomatique du Saint-Siège, lorsque les Papes Paul VI et Jean Paul II en 1965, en 1982, sont allés aux Ardéatines.

Le cardinal explique ensuite les circonstances qui ont amené sa famille, après 1943, à vivre dans la clandestinité. Son père est d'abord au commandement suprême des forces militaires italiennes, puis au front. Le 8 Septembre 1943, il se voit confier, au sein du commandement de la ville ouverte de Rome, le secteur de l'administration. Il fait partie de la délégation qui a négocié avec les Allemands le cessez-le-feu. Quelques jours plus tard, les Allemands capturent toutes les autorités. Refusant d'aller comme prisonnier en Allemagne, il préfére rester à Rome dans la clandestinité, afin de continuer à contribuer à la libération de l'Italie.

La famille doit quitter l'appartement de Rome, et vivre cachée .
Le 25 Janvier 1944, le colonnel est arrêté dans des circonstances non élucidées, et emprisonné dans la tristement célèbre prison de la Via Tasso. La famille parvient à mettre au point quelques subterfuges pour continuer à correspondre avec lui, sa femme (la mère du cardinal) cousait des billets dans les cols des chemises qu'elle était autorisée à lui faire parvenir.

L'attentat du 23 Mars 1944, via Rasella, précipite la situation "réduisant en fumée les projets les négociations pour le libérer" .

- Les Allemands mirent en place, en l'espace de 24 heures, les représailles immédiates après le malheureux attentat de la via Rasella, où furent tués trente-trois Allemands. En quelques heures, ils prélevèrent des prisonniers Via Tasso, et de nombreux Juifs. Le reste est histoire.

- Votre père, dans le rôle de commandant militaire clandestin, avait demandé expressément d'éviter les attentats comme celui de la Via Rasella, en particulier dans les grandes villes. Les représailles, avait-il expliqué, s'abattraient sur les civils ...
- Son ordre écrit était précisément ceci: "Dans les grandes villes, la gravité des représailles ultérieures empêche de mener activement une guérilla". Parmi ses priorités, il y avait la protection des civils. Il était certain que des attentats contre les Allemands à Rome amèneraient des morts inutiles dans les représailles. Et on sait qu'il y a différentes évaluations sur cette action, en raison des perspectives avec lesquelles la résistance a été affrontée.

Le cardinal raconte alors comment la nouvelle de la mort de son père lui est parvenue, lorsque le corps a été retrouvé en Juillet 1944; comment il fut parmi les premiers à fouiller dans les décombres causées par les mines que les Allemands avaient fait exploser pour cacher les corps des victimes; et comment il dut affronter la dure épreuve de l'identification du cadavre.

Son père avait 43 ans. Le dernier billet qu'il parvint à faire parvenir à sa femme, alors qu'il était encore Via Tasso, disait: "Je ne savais pas que je vous aimais autant, et je regretterai seulement vous et les enfants.... J'ai confiance en Dieu. Pourtant, il faut aussi s'aider (soi-même). Je ne peux que résister et durer. Je le ferai tant que c'est humainement possible".

- Venons-en à la figure de Pie XII. Quelle est votre jugement sur les polémiques autour de lui? Que pensait-on du Pape dans les années où vous avez vécu dans la clandestinité, à Rome?
- Il ne fait aucun doute qu'une énorme spéculation a été mise en place. Tout comme il ne fait aucun doute que l'œuvre de Pie XII a été, au-dessus de tout soupçon, du côté de tous les persécutés. Je trouve juste de laisser la parole aux historiens. Il me semble, cependant, que la plupart des études sérieuses et détaillées confirment ce que les témoins directs savaient depuis toujours.

- Quels sentiments nourrissez-vous envers les auteurs du massacre? Le pardon est-il possible?
- Dans une vision chrétienne, il n'y a que le pardon. Une attitude qui ne conduit pas à oublier ou à justifier. La justice doit suivre son cours, c'est évident. Humainement, cependant, il est inutile de continuer à poursuivre ceux qui sont coupables de crimes aussi graves. Pour les chrétiens, le pardon est un acte d'amour qui ne demande rien en retour.

- Avez-vous déjà contacté Erich Priebke, le principal collaborateur de Herbert Kappler dans l'assassinat en masse, et qui aujourd'hui, à quatre vingt dix ans, vit à Rome en résidence surveillée?
- Pas personnellement. Les Ardéatines nous ont fait emprunter des routes très différentes. Une de mes sœurs a échangé des lettres avec Priebke. Il dit que la mort de notre père sera toujours une blessure. En réalité, c'est une amputation. La blessure guérit, l'amputation reste. Comme famille nous considérons tout à fait inutile de nous acharner sur ceux qui ont tué notre père. Nous avons choisi non la vengeance, mais le pardon.

- Voyez-vous un lien avec la visite de Benoît XVI à Auschwitz en 2006?
- Aux Ardéatines le pape effectuera une visite privée, qui ne veut faire aucun rappel spécial, sinon aux valeurs fondamentales de l'amour chrétien qui transcende toutes les nationalités. Il s'agit d'un acte d'hommage, devant l'histoire, à des gens qui ne doivent pas être oubliés. Une accolade dans la prière pour les victimes de toutes les guerres. Sa présence sera un nouveau réconfort pour les familles des victimes et confirmera que ce sacrifice n'a pas été en vain. C'est le geste d'un père.
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- Que représentent les Ardéatines, notamment dans la perspective des célébrations pour le 150e anniversaire de l'unification de l'Italie?
- La valeur de la mémoire consiste dans l'apprentissage des éléments essentiels des générations qui nous ont précédés: faire nôtre ce que nous enseigne l'histoire et veiller à ne pas répéter les erreurs passées. Malheureusement, dans les guerres, il y eu de telles choses. Beaucoup. Et même avec un plus grand nombre de victimes. Chacun de ces crimes est une page d'histoire qui parle en particulier à la jeune génération.
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- Il y a vous concernant une coïncidence frappante de dates. En 2006, le 24 Mars, exactement 62 années après le massacre, vous avez été créé et proclamé cardinal par le pape Benoît XVI. Qu'avez-vous ressenti ce jour-là à Saint-Pierre?
- Pour moi, ce fut un lien impressionnant. Depuis 1945, chaque 24 Mars avec ma famille, nous allons prier aux Fosses Ardéatines. Et nous sommes nombreux: J'ai un frère, trois sœurs, seize neveux, vingt petits-neveux et deux arrières-petits-neveux. En 2006 aussi, nous avions déjà fait notre programme, quand est arrivée la nomination cardinalice. A Saint-Pierre, vêtu de pourpre, la couleur du sang qui rappelle le martyre, j'ai apporté avec moi le souvenir du sacrifice de mon père. C'est une autre raison de gratitude à Benoît XVI.