L'histoire du Concile

... et le Concile des historiens. Ceux qui ont divisé l'Eglise entre droite et gauche. Un article de Paolo Gheda, dans Il Sussidiario. (25/10/2012)

---> Ci-contre: L'histoire du Concile, ouvrage collectif publié sous la direction de G. Alberigo.

Le 8 octobre, dans la Relatio, le rapport qui ouvait les travaux du Synode des Evêques pour la Nouvelle Evangélisation, en présence du Pape, le cardinal Donald Wuerl, archevêque de Washington a affirmé que «la sécularisation dans les dernières décennies du siècle passé a été un tsunami qui a déstabilisé tout le paysage culturel, éliminant les indicateurs sociaux tels que le mariage, la famille, le concept de bien commun et la distinction entre bien et mal» (cf. Début du Synode des évêques).

Longtemps, on avait cru (souvent en toute bonne foi) que c'était le Concile qui était à l'origine de cette disparition explosive de tous les repères.

Déjà en 1982, Joseph Ratzinger écrivait (cf. La réception du Concile Vatican II ):
"... il faut prendre conscience que la crise post-conciliaire de l'Église catholique coïncide avec une crise spirituelle globale de l'humanité, tout au moins dans le monde occidental : on n'a pas le droit de présenter comme produit du concile tout ce qui a bouleversé l'Église en ces années".

Et Mgr Müller, dans une récente interviewe accordée au National Catholic Register (Une interviewe de Mgr Gerhard Müller) en écartait avec force l'éventualité:
"Les problèmes que nous avons eus après que le Concile n'ont pas été causés par le Concile. Le développement de la mentalité sécularisée, par exemple, n'a rien à voir avec le Concile. Il était venu avant le Concile, au 19ème siècle, quand nous avons eu le sécularisme promu par les libéraux, qui niaient le surnaturel et voyaient l'Église seulement comme une institution de charité".

Cet article paru hier dans le quotidien Il Sussidiario, sous la plume de Paolo Gheda (1) répond lui aussi à cette accusation, en mettant en perpective deux évènement majeurs des années 60, le Concile, et "Soixante-huit".
Mais il aborde surtout la réception du Concile, telle qu'elle a été façonnée d'abord par les medias, qui en ont donné, comme ils en ont l'habitude, une image caricaturale, opposant les "continuistes" (de droite) aux "discontinuistes" (de gauche). Mais aussi, un peu plus tard, par les historiens. La responsabilité de ces derniers est grande car «en relisant les événements qui ont conduit, à travers le débat en Assemblée, à fixer les textes définitifs des schémas, ils allaient potentiellement toucher de l'extérieur un processus de réception toujours en cours, c'est-à-dire interagir sur les choix pastoraux, au-delà des mécanismes de transmission institutionnelle de l'Eglise - de la hiérarchie vers le peuple de Dieu».

Ma traduction (j'ai rajouté des sous-titres pour faciliter la lecture).

     

Vatican II: ceux qui ont divisé l'Eglise entre droite et gauche
Paolo Gheda
http://www.ilsussidiario.net/
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Le Concile œcuménique Vatican II, dont on célébre le cinquantième anniversaire de l'ouverture, a été un événement qui a profondément marqué l'histoire de l'Église catholique contemporaine et, plus généralement, a eu un impact significatif sur l'évolution récente du système de valeurs de l'Occident. Qu'il suffise de dire que, trois ans seulement après la conclusion de l'Assemblée vaticane, en Italie comme dans le reste du monde, Soixante-huit allait marquer une césure profonde, et par certains aspects dramatique, entre les exigences de changement social avancées par les nouvelles générations et l'establishment politique et culturel alors en vigueur. Y a-t-il donc un lien entre ces deux événements majeurs de la seconde moitié du XXe siècle? Probablement oui, et il est décelable dans la remise en cause de la notion d'autorité, à laquelle toute la société s'était en substance, référée, jusqu'à la Contestation.

Donc, que s'est-il passé?
Jean XXIII, l'un des hommes d'Eglise les plus éminents du XXe siècle, bien éloigné, par ses visions ecclésiale et pastorale de l'image de «progressiste» 'tout court' (en français dans le texte) qui devait lui être appliquée plus tard par certains observateurs et interprètes, en ce dimanche romain du 25 janvier 1959, en annonçant l'événement conciliaire , avait affirmé vouloir adopter «... une résolution décisive à rappeler certaines formes anciennes d'affirmation doctrinale et de sages lois de discipline ecclésiastique, qui dans l'histoire de l'Eglise, à une époque de renouvellement , donneraient des fruit d'une efficacité extraordinaire, pour la clarté de la pensée, pour la compacité de l'unité religieuse »; un plan d'action qui, à terme, aurait dû conduire «à l'aggionamento souhaité et attendu du Code de Droit Canonique».
Ce n'est pourtant pas là que réside le théorème de «rupture» avec la tradition dont l'évocation répétée devait servir de base, peu de temps après, à l'interprétation paradigmique de Vatican II en termes de «nouveauté».

Le Concile des journaux

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Par ailleurs, le Pape Jean XXIII - à la réaction très perplexe de l'épiscopat, réuni par lui dans la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs - en annonçant simultanément le synode de Rome et Vatican II, ne pouvait guère imaginer une évolution du débat conciliaire comme celle qui s'est vérifiée après sa mort.
Bien sûr, non pas tant du Concile en lui-même, qui, au dire même des protagonistes censés faire partie de l'aile «non-progressiste» de l'épiscopat italien, en particulier le cardinal Giuseppe Siri - alors président de la Conférence épiscopale italienne -, s'est finalement conclu avec le nécessaire équilibre entre les exigences de renouveau pastoral et liturgique, et la fidélité à la tradition apostolique (Siri a écrit en 1966: « sans ce Concile, je crains que nous n'aurions pas d'horizons»). Mais plutôt de «l'évènement Concile», celui qui a été raconté d'abord dans les médias, dans les journaux et à la télévision, où ont été avalisées des exagérations (et parfois même des légendes recueillies auprès des chauffeurs de taxi romains qui avaient accompagné évêques et cardinaux au Vatican ...), à propos de l'affrontement entre la ligne «discontinuiste» («de gauche»!), qui aurait été en faveur d'un rôle (protagonisme) nouveau du collège épiscopal et surtout d'une dilution profonde des différences entre ordonnés et laïcs, et celle «continuiste» («de droite» !), visant par contre à défendre avec acharnement les principes du primat pétrinien tels qu'ils avaient définis au cours du siècle précédent par Vatican I, ignorant toute exigence de renouveau pastoral.

Le Concile et Soixante-huit: l'autorité remise en cause
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Ce fut donc un récit inédit et aussi journalistiquement attractif, que celui offert par la presse au monde - c'est à cette occasion que s'imposa la profession de «vaticaniste» - propre à offrir une image quelque peu stéréotypée, et même caricaturale, de la confrontation doctrinale entre les Pères; il en résultait en substance que l'Institution qui, plus que toute autre, était jusque-là perçue dans son caractère sacrée et inviolable, voyait mises en discussion ses propres principes d'auto-gouvernement et l'autorité même de ses membres. Ainsi, l'importante et légitime réévaluation du laïcat qui devait s'exprimer avec toute la gravité ecclésiale dans Lumen gentium, permettant les conditions de la maturation des nouveaux mouvements ecclésiaux dans la seconde moitié du XXe siècle, fut présentée comme une sorte de «révolution» contre la hiérarchie et le Magistère.

Dans l'Italie du «boom économique» l'impact de ce message devait s'avérer explosif, en particulier sur les jeunes: on avait mis en cause jusqu'au principe de l'autorité de l'Eglise, tandis que des Etats-Unis parvenaient les échos des revendications afro-américaines et de la contestation anti-gouvernement contre la guerre au Vietnam. Peut-être ceci suffit-il: les universitaires, les jeunes en général - et surtout les jeunes, qui avaient grandi dans le climat de la reconstruction, un climat apaisé mais encore ancré dans les scémas du XIXe siècle - trouvèrent d'autres questions existentielles et sociales qui, dans certains cas, prirent la forme de revendications révolutionnaires. Dans les années qui suivirent, de la libéralisation sexuelle à la transformation des mécanismes familiaux, du travail à la participation culturelle et politique, c'est tout un monde ancien qui se trouva dépassé par ce tsunami générationnel. Et l'Église elle-même, ayant à peine conclu une forte expérience malgré tout réformatrice comme celle du Concile œcuménique, se trouva à devoir courrir derrière une société civile, qui, par une responsabilité qui lui était étrangère, lui échappait à nouveau.

Le Concile des historiens
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En plus du Concile «des journaux», il y eut - et il y a encore maintenant - celui des historiens. Le souverain pontife qui mena à terme Vatican II, le brescien (ndt: originaire de Brescia) Montini, avait ordonné que les archives du Concile soient tout de suite ouvertes aux chercheurs, et en effet le climat général de la communauté scientifique a immédiatement été caractérisé par la nécessité de «fixer» et répandre le cours des événements et leur signification: en premier lieu à travers les chroniques (les compte-rendus de Giovanni Caprile pour La Civiltà Cattolica [ndt: la revue des jésuites italiens]) tandis que se poursuivait l'édition des 'Acta et documenta concilio oecumenico' par la Secrétairerie du comité central du Concile; et ensuite à travers des oeuvres historiographiquement de plus en plus élaborées, certaines dès la fin des années 60. Alors, dans l'épanouissement soudain d'études théologiques et d'interprétations historiques, l'Eglise commença laborieusement à mettre en œuvre les préceptes conciliaires contenus dans les constitutions dogmatiques - un chemin qui reste à compléter, comme en avertissait dès 2000 le président de l'époque de l'Université du Latran et aujourd'hui archevêque de Milan, le cardinal Angelo Scola.

Dans les années 90,le débat s'anima surtout à cause de la publication de l'Histoire du Concile dirigée par Giuseppe Alberigo (1), un travail impressionnant par la masse et le nombre des contributeurs, rassemblant une série de sources (dont certaines orales) recueillies aussi 'a latere' (auprès) du processus d'approbation des schémas; en «quatrième de couverture» de la nouvelle édition, publiée cette année à l'occasion du cinquantième anniversaire du Concile, on lit que « le secret de l'oeuvre, de son intérêt constant, c'est d'avoir historicisé le Concile, renonçant à des lectures pacifiantes ou incolores qui constitueraient un nivellement générique de ce qui fut au contraire une réalité vivante, débattue, complexe, constellée de luttes et de compromis, de passions et de déceptions, mais aussi de perspectives ouvertes qui aujourd'hui le restent encore».

Du danger d'"historiser" le Concile
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Historiciser l'événement: justement, et selon certains, le risque était d'influencer ses décisions, c'est-à-dire d'en affecter la réception, notamment à travers sa présentation de fond comme un événement de rupture plutôt que de mise à jour dans la continuité
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Il convient de noter que jamais comme dans le cas de la mise en œuvre du Concile, les textes historico-interprétatifs de l'événement ne sont devenus à ce point des matières «sensibles»; puisque, en relisant les événements qui ont conduit, à travers les débats en Assemblée, à fixer les textes définitifs des schémas, ils allaient potentiellement toucher de l'extérieur un processus de réception toujours en cours, c'est-à-dire interagir sur les choix pastoraux, au-delà des mécanismes de transmission institutionnelle de l'Eglise - de la hiérarchie vers le peuple de Dieu.
Cela ne signifie pas, bien sûr, qu'on ne doit pas s'occuper de l'histoire de Vatican II, ou que cela a été une erreur de le faire dans le passé. Et même, la conscience de l'événement, en soi, est probablement l'un des principaux éléments utiles à la compréhension de l'Eglise contemporaine. Seulement, il faut être attentif à considérer chaque lecture, en tant que telle, comme une perspective menée par les chercheurs avec leur propre sensibilité, au sein d'une question ecclésiale complexe, et surtout non réductible aux clichés propres à l'histoire politique. L'expérience catholique concerne une réalité à de nombreux niveaux - et le plus élevé pour ceux qui croient, la foi en Jésus-Christ - et on ne peut donc pas la faire entrer dans des visions «parlamentarisantes» qui ramèneraient à l'évocation de prétendues «droite» et «gauche» ecclésiastiques.

De nouvelles sources plus informelles

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Enfin, il y a une évolution récente dans l'historiographie conciliaire - et plus généralement dans l'histoire de l'Eglise du XXe siècle - qui devrait nous faire réfléchir sur le risque associé à l'adoption de concepts définissants, hostiles au travail révisionniste normal de la recherche:
la disponibilité croissante de nouvelles sources, provenant souvent des fonds personnels et diocésains d'évêques et de prélats, impliqués à l'époque dans le Concile, ou des conférences épiscopales, et qui dans de nombreux cas, si elles ne démentent pas totalemnt les thèses de fond sur l'événement conciliaire, en enrichissent la trame historique de nuances souvent essentielles, non pour provoquer un «nivellement», mais pour en restituer la complexité de manière plus fiable. Ceci, en fin de compte, pour rendre compte du fonctionnement naturel - et pour ceux qui croient, surnaturel - du corps de l'Eglise, qui à travers l'histoire tire de la multiplicité des positions de ses protagonistes une synthèse toujours plus grande même si, surtout en période de grande confusion, il peut être difficile de l'entrevoir à travers les couches de nuages de la postmodernité.

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Peut-être est-ce pour cela qu'il est encore utile et même nécessaire de « remuer de l'intérieur» Vatican II - et du reste le travail de l'historien est justement celui de revenir sur les sources et les interprétations. Et si quelque chose est bel et bien plutôt vieillot, c'est cette peinture du clergé et du laïcat répartis entre amoureux et détracteurs du Concile, «entre progressistes et conservateurs»: autrement dit entre ceux qui considèrent de plus en plus actuelle cette mobilisation collective de la foi que le Concile a commencée; et ceux qui considèrent au contraire comme nécessaire un révisionnisme, même cru, des choix du Concile. Parce que l'Église n'a jamais été un parlement, pas même lors du Concile, et que les positions et les caractères humains les plus divers et contradictoires, même dans les attitudes tactiques et politisantes qu'ils ont pu assumer, n'ont jamais perdu la conscience de faire partie d'un seul Corps mystique promis au Salut.

     

Notes

(1) Paolo Gheda , né en 1968, Docteur de recherche en Histoire contemporaine à l'Université Catholique de Milan, auteur de plusieurs essais et articles sur le Concile et d'un ouvrage sur le cardinal Siri: Siri, la chiesa, l'Italia .
(2) Giuseppe Alberigo, 1926-2007. Professeur d'histoire de l'Eglise à l'université de Bologne. Il a dirigé l'Istituto per le Scienze religiose de Bologne, fondé par le prêtre italien Giuseppe Dossetti.
Sandro Magister nous dit que l'Ecole de Bologne "représente la pointe la plus avancée, du point de vue progressiste, de l’interprétation du concile Vatican II comme « rupture » par rapport à une partie de la tradition" (cf. chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1348361?fr=y ).
Voir aussi à ce sujet: chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/181668?fr=y
Alberigo a dirigé la publication d'une gigantesque "Histoire du Concile Vatican II" (traduite en français, et republiée en 2010 )