Martini: l'interviewe qui dérange

Jean Mercier, sur La Vie, pose des questions pertinentes sur les circonstances qui ont entouré la publication de l'interviewe posthume du cardinal. Et Andrea Tornielli apporte une réponse indirecte (6/9/2012).

Note: Sandro Magister consacre à cette interviewe son dernier billet: http://chiesa.espresso.repubblica.it
Celui-ci note que dans les panégyriques des jours derniers, "on s’est souvenu presque exclusivement du Martini archevêque et pas du Martini leader d'opinion des dernières années, loué par les médias laïcs ainsi que par les promoteurs catholiques d’un imaginaire concile Vatican III et d’une Église démocratisée".
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L'interviewe posthume du cardinal Martini a fait jubiler tous ceux qui l'avaient célébré pour de mauvaises raisons, mais elle trouble ceux qui se reconnaissaient sincèrement dans ses prises de position, mais qui ne souhaitent pas voir rappeler, au moment de da mort, les raisons de cette adhésion, y percevant à juste titre des ferments de division.
C'est le cas de Jean Mercier.

J'avais évoqué dans ces pages la possibilité d'une manipulation, écrivant le 3 septembre (cf. Document: le testament du Cardinal Martini ):
(...)
¤ Soit le vieil homme, à la dernière extrémité, s'est vu extorquer (ou attribuer) ces propos par des gens peu scrupuleux, poursuivant un but précis. Une fois qu'il est mort, l'opération est sans rique.

Lui même a des doutes sur la façon dont l'interviewe a été obtenue. En bon journaliste, il a enquêté, et il livre ici le résultat de ses investigations, à travers quatre questions:

Quelques questions sur l'interview posthume du cardinal Martini (www.lavie.fr/):
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Première question : le cardinal a t-il vraiment pu s'exprimer de façon aussi construite et abondante trois semaines avant sa mort, alors qu'il était presque aphone selon certaines sources ? Depuis quelques années, il peinait à répondre aux interviews. Le vaticaniste Andrea Tornielli, qui l'avait interrogé en décembre 2011 n'avait pu obtenir que des réponses laconiques. ...

Deuxième question : le cardinal était-il dans l'état d'esprit d'un discours aussi « politique » sur l'état de l'Eglise? Si le Martini des années 2000 est bien présent dans cette interview, celui des derniers mois avait fait surgir un autre visage, davantage tourné vers la vie éternelle. ...

Troisième question : est-il vraiment raisonnable de recueillir les dernières volontés d'un homme extrêmement diminué ? Pierre de Charentenay, jésuite et rédacteur en chef de la revue Etudes, s'interroge sur le bien-fondé d'un entretien avec un homme aussi affaibli que l'était le cardinal : « Faire parler un mourant, c'est suspect.»

Quatrième question : est-il vraiment utile, à l'heure du deuil, de créer l'émoi médiatique avec des propos à portée polémique, en lieu et place du silence ou de l'action de grâces, et au risque de figer Carlo Maria Martini dans un rôle de contestataire prophétique ?

Oui mais... cette interviewe traduit-elle oui ou non la pensée du cardinal? Si c'est oui, comme l'affirme clairement Andrea Tornielli, preuves à l'appui, même si la double démarche, celle du jésuite allemand (profitant d'une situation de faiblesse) et celle du journal (profitant d'un contexte éditorial favorable pour vendre du papier) sont très déplaisantes, cela prive les 4 questions d'une grande partie de leur charge polémique.
Au moins, les choses sont claires.

 

Le même Martini, vingt ans plus tard
La dernière interviewe avec les mots sur les «deux cent ans de retard» de l'Eglise, a fait sensation.
Mais le cardinal disait la même chose en 1993

Andrea Tornielli
Vatican Insider, 4.9.2012
Ma traduction
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La dernière interview du cardinal Carlo Maria Martini a fait sensation, et le tour du monde: un dialogue qui a duré deux heures, sans préparation, avec le jésuite Allemand Georg Sporschill. Elle a fait le tour du monde pour les paroles sur l'Eglise «en retard de deux cent ans», en plus des propos sur le besoin d'ouverture dans le domaine de l'éthique sexuelle, les sacrements aux divorcés remariés ... Thèmes dont l'archevêque émérite de Milan avait parlé avec le même Père Sporschill en 2007, dans son livre best-seller, «Conversations nocturne à Jérusalem. Sur le risque de la foi» (Plon).

Quoi que l'on en pense, on doit reconnaître au cardinal jésuite décédé la semaine dernière d'avoir le courage de ses convictions. Ami de l'archevêque de Westminster d'alors, le cardinal Basil Hume, dont il avait hérité la charge de Président du Conseil des Conférences épiscopales d'Europe, Martini avait l'habitude de lui rendre visite dans la capitale britannique. Et à l'occasion de ces voyages, il livrait à la presse ses déclarations les plus polémiques.
Le 26 Avril 1993, le "Sunday Times", le supplément hebdomadaire du quotidien britannique prestigieux "The Times", publiait sur sa couverture une photo couleur grand format de Martini, accompagnée par le titre: «The next Pope?». L'interview était signée de John Cornwell.

Examinant la situation interne de l'Église, Martini disait: «Nous sommes en 1993, mais certains catholiques sont toujours mentalement en 1963, quelques-uns en 1940, et d'autres encore au siècle dernier; il est inévitable qu'il y aura un choc des mentalités». Martini ajoutait «Ils ne peuvent pas tous avoir raison. Certains sont plus proches de l'Evangile et d'autres le sont moins - c'est le vrai danger» (ndt: qui sont les "certains"? Très habilement, le cardinal ne le dit pas).

Dans l'interview au «Sunday Times», le cardinal abordait le problème du contrôle des naissances. «La contraception est quelque chose de spécial - disait-il - qui concerne des questions particulières de l'enseignement moral. Il y a un contraste d'attitude entre les pays du Nord et les pays latins sur les questions morales. En Italie, nous croyons que l'idéal doit être placé en haut, de manière à pouvoir obtenir quelque chose. Dans d'autres pays, ils pensent que l'on doit vraiment atteindre l'idéal, et ils s'inquiétent s'ils échouent». (ndt: là encore, la phrase n'est pas claire, et c'est voulu: le cardinal ne dit pas ce qu'est l'idéal. Mais vu la situation en Italie et dans les «autres» pays, on peut comprendre ce qu'il veut dire)

«Je ne sais pas ce que sera le développement de la contraception - ajoutait l'archevêque de Milan - mais je crois que l'enseignement de l'Eglise n'a pas été bien exprimé. Le fait est que la question de la contraception est relativement nouvelle et a été effectivement rendue possible par les nouvelles technologies, dans les quarante dernières années. L'Eglise, d'autre part, pense très lentement, donc je suis confiant que nous trouverons une formule pour mieux expliquer les choses, afin que le problème soit mieux compris et adapté au mieux à la réalité. Je dois admettre qu'il y a un fossé, et cela me gêne, mais je suis convaincu qu'il peut être surmonté ... » (ndt: comment? Voir ci-dessus).

Quelques mois plus tard, le 4 Janvier 1994, Martini reprendra l'argument de la contraception au cours d'une interview accordée à deux journalistes du «Monde» (!!!). «Ce que l'opinion publique ne comprend pas, c'est pourquoi la contraception et l'utilisation d'un préservatif pour éviter la propagation de l'épidémie du sida, sont des atteintes à la dignité de l'homme. Et cette question est susceptible d'évoluer».

Dans l'interview au «Sunday Times» de 1993, l'archevêque de Milan avait pris une position possibiliste en ce qui concerne la révision de la norme qui prescrit le célibat des prêtres. Qu'il approfondissait dans «Le Monde»: «La crise des vocations - expliquait-il - menace cette transmission du message de l'Evangile. La discipline de l'Eglise latine, qui réserve le ministère sacerdotal aux seuls hommes célibataires (ndt: ce qui n'est que partiellement exact), est-elle aussi susceptible d'évoluer? N'est-il pas possible d'entrevoir une ouverture aux hommes mariés? ... Je ne nie pas qu'il puisse y avoir une réponse possible». (ndt: toujours la même technique - le cardinal ne la donne pas, et laisse le lecteur à ses propres interrogations)

Non seulement les idées de Martini sont restées les mêmes, mais le cardinal, le 11 avril 2005, prenant la parole lors d'une session des cardinaux qui précédait le conclave (ndt: l'épisode a récemment été raconté en détail par Luigi Accattoli), les avait réitérées. Il avait demandé plus de collégialité et de concertation entre le Pape et les évêques sur les questions liées à la famille et à la sexualité, pour chercher un nouveau langage, pour parler à l'humanité d'aujourd'hui. Un agenda, le sien, qui n'avait pas attiré l'attention des électeurs....

On voit que c'est grâce à une rhétorique habile, utilisant systématiquement la suggestion et le non-dit, que le cardinal Martini a maintenu un lien constant avec l'Eglise: il ne contredisait pas ouvertement le magistère, se contentant de dire qu'il pourrait y avoir des évolutions, des arrangements, des solutions...

Conclusion: tout cela n'a rien à voir avec l'amitié que lui réservait Benoît XVI. Et c'est une nouvelle preuve éclatante de la bonté du saint-Père!