Quand ils étaient tous communistes

L'OR fait la recension d'un ouvrage qui vient de paraître en italie sous la plume de Silvio Pons, historien, spécialiste du communisme et directeur de la Fondation Gramsci. (Traduction complète, 23/8/2012)

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La révolution globale

Le rapport entre Moscou et les partis rouges de l'autre côté du rideau de fer était maintenu par une identité de substance.
De nombreux intellectuels se sont par la suite interrogés sur leur adhésion aveugle à cette utopie, porteuse de crimes atroces.
Une enquête cruciale pour tenter vraiment de comprendre le XXe siècle.
(Présentation dans l'OR du 22 août)

 

Georghij Godgoldt

Lénine et Krupskaia écoutant de la musique (1945). Image sur l'OR

Une grande partie de la légitimité politique de l'Union soviétique reposait sur la succession sans fin de mythes politiques répandus dans les pays occidentaux
ANDREA POSSIERI
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En Novembre 1941, Maurice Thorez, le secrétaire du Parti communiste français, dans une conversation avec Staline, avoua franchement qu'il se sentait avant tout un citoyen de l'Union soviétique, avant d'en être un de la France et le leader soviétique commenta sans emphase excessive: «nous sommes tous communistes, et cela dit tout ».

Parmi d'abondante citations qui pourraient être extraites de la dernière œuvre de Silvio Pons, La Rivoluzione globale (éditions Einaudi), cette brève conversation est certainement l'une des plus intéressantes, car elle se réfère directement au cœur thématique du livre. Autrement dit à cette relation très étroite, même consubstantielle, entre l'Etat soviétique et le mouvement communiste international.

S'il est vrai, en effet, que le mouvement communiste international n'aurait jamais existé sans l'Etat soviétique, il est également certain que celui-ci appuya une grande partie de sa légitimité politique sur ces partis communistes qui vehiculèrent, derrière le rideau de fer, une succession sans fin de mythes politiques sur le sort magnifique et progressiste de la patrie des travailleurs.
En somme, malgré les nombreuses différences qui existaient entre le centre (Moscou) et la périphérie (les partis communistes), cette relation (politique, idéologique, économique et symbolique) a été soudée par une identité de substance - ou de nature - qui s'est exprimée , quoique de façon différente, tout au long des soixante-dix ans de l'histoire soviétique.

Une question non négligeable - de façon bien compréhensible - qui se réfère à deux interprétations décisives.
Tout d'abord, au lien originel et organique qui relie les événements d'Octobre 1917 avec toute l'évolution du communisme au XXe siècle.
Et en second lieu, à cette coutume intellectuelle très répandue, qui est au contraire d'identifier les origines des partis communistes seulement dans les sociétés nationales respectives. Une thèse qui n'est plus acceptable. Et même, «un défaut impardonnable», écrit Pons, parce qu'elle perd «le lien constitutif élaboré entre l'Etat et le mouvement révolutionnaire communiste» et parce que, finalement, «à cet égard, une grande partie de l'historiographie sur le mouvement communiste a manqué sa cible».
Façon de dire que la grande majorité des études sur le Parti communiste italien doit être au moins révisé (ndt: et le PCF, qui n'a même pas jugé utile de changer de nom !!!). D'autre part, «se réconcilier avec sa propre histoire» est un vieux refrain qui est souvent revenu à la mode dans la dernière décennie. Il a été récité par de nombreux anciens chefs de parti ou des intellectuels de gauche. (...)

Beaucoup se sont interrogés sur les raisons de leur soutien enthousiaste et les silences qui ont suivi, le mythe de la révolution mondiale et le caractère scientifique du marxisme, sur l'ethos millenariste, et, selon les mots de Vittorio Foa, «le rêve le plus doux», c'et-à-dire cette utopie qui voulait donner à l'homme une dignité nouvelle par le communisme.

Alors, le communisme, c'est quoi?

«Le communisme, c'est le pouvoir des Soviets, plus l'électrification de tout le pays», affirmait Lénine dans les premiers jours de l'État soviétique. Le communisme est «facile», «il est contre la saleté et l'idiotie», c'est «la fin des crimes» et de la «folie», écrit Bertolt Brecht dans une oraison célèbre de 1933.

Ce ne fut rien de tout cela, bien sûr. Là où il s'est établi comme système, il ouvrit partout la voie à des politiques qui, au lieu de libérer l'homme du joug millénaire de son existence, l'enchaîna encore plus dans un renforcement de l'État oppressif construit par un «éléphant de l'histoire», comme l'écrivit Czeslaw Milosz en 1952, qui piétina la vie de millions de personnes sans que l'Occident ait eu la force, pendant des décennies, d'en contrer la propagation et l'inspiration symbolique. Et même, des hordes d'intellectuels occidentaux sont restés le souffle coupé pendant une longue période, au point de susciter une sorte de croyance universelle, comme le souligne François Furet, qui alimenta l'espoir d'un avenir sûr et imprissable.

À bien des égards, l'ouvrage de Pons complète - et parfois modifie - l'analyse de Furet. La réflexion du directeur de la Fondation Gramsci ne se limite pas, en effet, à illustrer les aspects symboliques et culturels de l'influence du communisme au XXe siècle, mais elle en présente les contours géopolitiques, les relations internationales et la parabole historico-politique toute entière. Une parabole qui peut se résumer en quatre grandes étapes: la naissance en 1917 et le développement ultérieur avec l'affirmation du leadership stalinien; l'apogée, après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la diffusion du mythe de l'URSS dans le monde entier; le début du déclin, identifié par Pons dès l'époque de Kroutchev, en particulier lorsque s'accomplit la rupture entre les deux principales puissances socialistes, l'URSS et la Chine, dans les années soixante; et enfin, l'effondrement du communisme dans l'histoire du monde, entre 1989 et 1991, alors que «une fois achevée la justification offerte par la guerre froide, le monde communiste et soviétique européen s'effondre et se dissout presque instantanément».

Et c'est à l'intérieur de cette parabole historique que le communisme, dans sa déclinaison du XXe siècle, c'est-à-dire le léninisme, devient «beaucoup de choses à la fois», comme l'écrit Pons: une réalité politique et une mythologie, un empire et une avant-garde culturelle, un projet et une expérience, une utopie et un système concentrationnaire. Une longue liste de paires opposées aux extrêmités desquelles se placent «certains des pires crimes contre l'humanité commis au siècle dernier» et une série de «nouvelles attentes messianiques et universelles» qui ont donné l'impulsion à des modes de vie, dl'identité collective et de «communauté imaginées».

Dans cette interprétation, le communisme prend forme, par conséquent, comme une sorte d'«hermès bicéphale»: un régime oppressif, despotico-Asiatique, répressif et brutal là où il conquiert le pouvoir, et un modèle de «modernité alternative»,là où, au contraire, il est un mouvement d'opposition. Un système politique, donc, qui a pu construire son propre chef, Joseph Staline, comme une sorte de moderne Gengis Khan, selon la célèbre définition de Boukharine, et qui en même temps, a eu la force - et même la force de persuasion - de se montrer au monde comme une «modernité alternative» qui a ouvert la voie à une «nouvelle civilisation» comme l'ont écrit les socialiste fabianistes Sidney et Beatrice Webb.

Et ainsi, cela n'avait pas d'importance - et c'était peut-être peu connu - si, après la rupture avec l'Union soviétique, pour Mao Tsé-Toung «une guerre thermonucléaire mondiale qui pourrait détruire un tiers, ou même la moitié de l'humanité faisait partie des possibilités» écrit Pons.

Ce qui s'est avéré décisif pour une grande partie de l'opinion publique occidentale, c'était la volonté de croire, à tout prix, à la possibilité de créer une société opposée à (et meilleure que) la réalité bourgeoise-capitaliste perçue comme une réalité décadente.

C'est cette «ouverture de crédit» aussi vaste qu'inconditionnelle qui rendit aveugles, comme on le sait, beaucoup de voyageurs dans les pays communistes, et qui permit à une foule serrée d'intellectuels de «jouer le fifre de la révolution», pour reprendre les termes de Vittorini, et de devenir en quelque sorte la «milice spirituelle du pouvoir temporel», comme Julien Benda en eut l'intuition prophétique.

Un rôle délicat et décisif, celui des intellectuels, qui ressort efficacement des pages du livre de Pons, dont le plus grand mérite est d'avoir su tenir ensemble, en en expliquant les causes et les conséquences, toutes les différentes dimensions du phénomène communiste: de l'aspect coercitivo-répressif aux liens politico-internationaux; de la caractéristique politico-idéologique à la déclinaison millénaristico-eschatologique si importante pour le monde occidental.
Un aspect qui aurait peut-être dû être davantage étudié, récupérant, par exemple, cette tradition d'études sur la perception et la propagation du mythe de l'URSS, tout à coup tombée dans l'oubli après une floraison intense au début des années 80. Peut-être devrions-nous repartir de là pour comprendre entièrement les motifs de l'affirmation si intense et si ample de l'idéologie communiste au XXe siècle.

Et l'historien marxiste Eric Hobsbawm a probablement quelque raison à vendre, quand il écrit dans son autobiographie que «la raison pour laquelle le communisme a attiré un si grand nombre des meilleurs de ma génération» doit être «un argument fondamental de l'histoire du XXe siècle»