Un Concile à redécouvrir

Que pense le Pape du Concile? Des lefebvristes? La réponse se trouve dans un livre de 1985, "Entretiens sur la foi", que nous devons à Vittorio Messori. Ce n'est évidemment pas une "nouvelle", mais c'est une (re)lecture qui s'impose aujourd'hui plus que jamais, dans cette phase des relations avec les lefebvristes, et juste avant l'Année de la foi, et les célébrations du cinquantenaire (17/7/2012)

A propos de la genèse du livre


Inutile de présenter Vittorio Messori: j'ai déjà suffisamment eu l'occasion de témoigner à quel point je l'apprécie et l'admire, et on trouvera dans ces pages de nombreux textes de lui que j'ai pris la liberté de traduire (cf. Google).
Dans les deux articles cités plus haut, écrits juste après l'élection, il raconte la genèse de son livre co-écrit avec Joseph Ratzinger, "Entretiens sur la foi", le fameux "rapport Ratzinger", qui avait valu au Cardinal-Préfet les foudres des catholiques progressistes, et à Messori lui-même, jusqu'à des menaces de mort, comme il l'écrit en toutes lettres.

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... Il y a eu un grand vacarme : Ratzinger a été considéré comme un cardinal "restaurateur", et moi, le pauvre journaliste qui l'avait interviewé - non seulement sans le contredire, mais en étant en accord avec lui - j'ai été menacé de mort par des prêtres et des théologiens. C'est la fameuse "rage des clercs", qui, lorsqu'elle explose, est terrible. Je vivais à Milan, et pendant quelques mois j'ai eu d'aller me dissimuler, quand ces "théologiens" du dialogue m'ont agressé.
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Justement, à propos de ce livre.
Juste après l'élection, un certain nombre de livres sur le nouveau Pape ont été publiés en français, d'autres, plus anciens, ont fait l'objet d'une nouvelle édition; toute à l'euphorie de la découverte, je les ai tous achetés (ou au moins, ceux que j'ai trouvés), je les ai lus (certains en diagonale, je le confesse) et la plupart, 7 ans après, s'avèrent sans grand intérêt sur le sujet traité - mais en revanche d'un très grand intérêt historique sur les pratiques de l'édition.
Entretiens sur la Foi ne rentre évidemment pas dans cette catégorie, mais il est vrai que l'occasion était favorable pour le ré-éditer, et providentielle pour ses lecteurs.
C'est un document exceptionnel.
Il est d'abord très bien écrit: c'est un travail d'écrivain beaucoup plus que de journaliste, l'auteur n'a d'ailleurs pas choisi la forme facile des "questions-réponses", comme le fera plus tard Peter Seewald. Et surtout, il ne révèle sa richesse que petit à petit. Aujourd'hui, pour moi, dont la connaissance de Benoît XVI s'est affinée, il est un document irremplaçable. Ecrit en 1985, on va dire qu'il n'a pas pris une ride (mais évidemment, à l'échelle temporelle de l'Eglise, 27 ans sont une goutte d'eau dans un océan), et la plupart des questions abordées ont gardé intacte leur actualité.
C'est le cas sur le chapitre consacré au Concile Vatican II, qui aborde en même temps les relations avec les lefebvristes. On pourrait croire qu'il a été écrit hier.
Si on veut savoir ce que pense le Saint-Père (car après tout, ce sont pour le moment les autres, surtout ses ennemis de tous bords, qui s'expriment) il faut lire (ou relire) ce chapitre. Je suis sûre que si un journaliste avait le privilège de l'interroger aujourd'hui, comme Peter Seewald il y a deux ans, il ne désavouerait pas une seule ligne, même si, bien sûr, le fait d'être Pape élargirait encore les perspectives.
J'ai scanné les pages, et j'en reproduis ci-dessous de larges passages. Je n'ai pas mis les notes de bas de pages.
Et bien sûr, je renvoie au livre, apparemment épuisé, mais encore disponible d'occasion sur le site d'Amazon.

CHAPITRE II: Un Concile à redécouvrir


Deux erreurs opposées
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Pour entrer dans le vif du sujet, notre discours ne pouvait commencer que par l'événement extraordinaire : le Concile Oécuménique Vatican II dont on célèbre en 1985 le vingtième anniversaire de la clôture. Vingt ans qui ont changé dans l'Église catholique bien plus de choses que ne l'auront fait deux siècles.
Sur l'importance, la richesse, l'opportunité et la nécessité des grands documents de Vatican II, il ne se trouve personne, catholique et voulant le rester, qui ait - ou puisse nourrir - quelque doute que ce soit ; à commencer naturellement par le Cardinal Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Le rappeler semble plus ridicule que superflu : il n'en arrive pas moins que dans certains commentaires déconcertants, à l'annonce du thème de cette interviewe, quelques-uns, semble-t-il, ont jugé nécessaire de hasarder là-dessus des doutes.
Et pourtant, les propos du Cardinal Ratzinger que nous avons rapportés, défendant fermement Vatican II et ses décisions, non seulement étaient bien clairs, mais avaient été maintes et maintes fois réaffirmés par lui-même en toute occasion.
Parmi les innombrables exemples possibles figure son intervention à l'occasion du 10e anniversaire de la clôture du Concile, en 1975. A Bressanone, je lui ai relu les paroles de cette intervention et je l'ai entendu confirmer qu'il s'y reconnaissait encore tout à fait.
Dix ans avant notre entretien, il écrivait donc déjà : «Vatican Il est aujourd'hui perçu sous un jour crépusculaire. Par l'aile dite "progressiste", il est considéré depuis longtemps comme complètement dépassé, et par conséquent comme un fait révolu, sans plus d'importance pour le présent. Par le cóté opposé, par l'aile "conservatrice", il est considéré comme responsable de la décadence actuelle de l'Église catholique et on le juge même comme, une apostasie à l'égard du Concile de Trente et de Vatican I : au point que certains sont allés jusqu'à en demander l'annulation, ou une révision qui équivaudrait à une annulation »

Il disait encore : « Vis-à-vis de ces deux positions contraires, il faut préciser avant tout que Vatican II est fondé sur la même autorité que Vatican I et le Concile de Trente : c'est-à-dire
le Pape et le Collège des Évéques en communion avec lui. Du point de vue du contenu, il faut également rappeler que Vatican II se situe en étroite continuité par rapport aux deux Conciles précédents et qu'il les reprend littéralement sur certains points décisifs. »

A partir de là, Ratzinger tirait deux conséquences : « Premièrement : il est impossible [pour un catholique] de prendre position "en faveur" de Vatican II et "contre" le Concile de Trente et Vatican I. Quiconque accepte Vatican II tel qu'il s'est lui-même clairement exprimé et compris, affirme en même temps toute la tradition ininterrompue de l'Église catholique, et en particulier les deux Conciles précédents. [Ceci vaut pour ce qu'on appelle le "progressisme" au moins dans ses formes extrêmes.] Deuxièmement : de la même manière, il est impossible de se ranger "en faveur" du Concile de Trente et de Vatican I et "contre" Vatican II. Quiconque nie Vatican II nie l'autorité qui soutient les deux autres Conciles et l'abolit dans son principe même. [Ceci vaut pour ce qu'on appelle le "traditionalisme", lui aussi dans ses formes extrêmes.] Ici, tout choix partisan détruit le tout, [l'histoire même de 1'Église], qui ne peut exister que comme unité indivisible »


« Redécouvrons le vrai Vatican II »
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Ce n'est donc pas Vatican II et ses documents - à peine vaut-il la peine de le rappeler - qui posent problème. Mais, pour beaucoup - et Joseph Ratzinger est depuis longtemps de ceux-là -, le problème est constitué par les multiples interprétations de ces documents qui ont conduit à maintes aberrations durant l'époque post-conciliaire.
Le jugement de Ratzinger sur cette période est net et ne date pas d'hier : « Il est incontestable que les dix dernières années ont été décidément défavorables pour l'Église catholique ». «Les résultats qui ont suivi le Concile semblent cruellement opposés à l'attente de tous, à commencer par celle du Pape Jean XXIII, puis de Paul VI. Les chrétiens sont de nouveau une minorité, plus qu'ils ne l'ont jamais été depuis la fin de l'Antiquité. »
Il explique ainsi son sobre jugement (qui nous a été répété durant l'entretien, mais qui ne devrait en aucun cas constituer une surprise, quoi que l'on puisse en penser, puisqu'il a été maintes fois réaffirmé par lui-même) « Les Papes et les Pères conciliaires s'attendaient à une nouvelle unité catholique et, au contraire, on est allé vers une dissension qui - pour reprendre les paroles de Paul VI - semble être passée de l'auto-critique à l'auto-destruction. On s'attendait à un nouvel enthousiasme, et on a trop souvent abouti, au contraire, à l'ennui et au découragement. On s'attendait à un bond en avant et l'on s'est trouvé au contraire face à un processus évolutif de décadence, qui s'est développé dans une large mesure en se référant notamment à un prétendu "esprit du Concile", et qui, de cette manière, l'a de plus en plus discrédité. »
Il y a dix ans, il disait déjà : «Il faut affirmer en toutes lettres qu'une réforme réelle de l'Église présuppose un abandon sans équivoque des voies erronées dont les conséquences catastrophiques sont désormais incontestables. »
Il écrivait encore : “Le Cardinal Julius Doepfner disait que l'Église de l'après-Concile est un grand chantier, mais un esprit critique a ajouté que c'est un chantier où le projet a été perdu et où chacun continue à construire selon son goút. Le résultat est évident.”

Cependant, chez lui, il y a un souci constant de répéter avec la même clarté que « dans ses expressions officielles, dans ses documents authentiques, Vatican II ne peut être considéré comme responsable de cette évolution qui - au contraire - contredit radicalement aussi bien la lettre que l'esprit des Pères conciliaires ».
Il dit : « Je suis convaincu que les dégâts que nous avons subis en ces vingt années ne sont pas dus au "vrai" Concile, mais au déchainement, à l'intérieur de 1'Église, de forces latentes agressives et centrifuges ; et à l'extérieur, ils sont dus à l'impact d'une révolution culturelle en Occident : l'affirmation d'une classe moyenne supérieure, la nouvelle "bourgeoisie du tertiaire", avec son idéologie libéralo-radicale de type individualiste, rationaliste, hédoniste. »
Alors son mot d'ordre, son exhortation à tous les catholiques qui veulent le rester n'est certes pas de "retourner en arrière", mais bien plutôt d'en "revenir aux textes authentiques de l'authentique Vatican II".
Pour lui, me redit-il, « défendre aujourd'hui la vraie Tradítion de l'Église signifie défendre le Concile. C'est aussi notre faute si nous avons parfois donné prétexte, tant à la "droite" qu'à la "gauche", à penser que Vatican II ait pu constituer une "rupture", un abandon de la Tradition. Il y a au contraire une continuité qui ne permet ni retours en arrière, ni fuites en avant, ni nostalgies anachroniques, ni impatiences injustifiées. C'est à l'aujourd'hui de l'Église que nous devons rester fidèles, non à l'hier ni au demain : et cet aujourd'hui de l'Église, ce sont les documents de Vatican II dans leur authenticité, sans réserves qui les amputent, ni abus qui les défigurent. »


Un remède contre l'anachronisme
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Critique "sur sa gauche", Ratzinger n'est pas du tout tendre, "sur sa droite", envers ce traditionalisme íntégriste que symbolise l'ancien archevéque Marcel Lefèbvre.
Il m'a dit à ce sujet : « Je ne vois aucun avenir pour une position de refus fondamental à l'égard de Vatican II, en soi illogique. Le point de départ de ce courant est sans doute une fidélité stricte au magistère surtout de Pie IX et de Pie X, ainsi que - d'une manière encore plus fondamentale - au Concile Vatican I et à sa définition de la primauté du Pape. Mais pourquoi les Papes jusqu'à Pie XII et non pas après ? Seraitce que l'obéissance au Saint-Siège varie au gré des années ou de la proximité entre un enseignement donné et certaines convictions personnelles ? »
Je fais cependant observer que c'est un fait si, à Rome, on est intervenu "à gauche", on n'est pas encore intervenu "à droite" avec la même vigueur.
Il répond : «Les partisans de Mgr Lefèbvre prétendent le contraire. Ils disent que si, à l'égard de l'ancien archevêque aux mérites évidents, on a pris immédiatement la dure sanction de la suspension, on tolère de manière incompréhensible toutes sortes de déviations de l'autre côté. Je n'aimerais pas m'engager dans cette querelle au sujet d'une sévérité plus ou moins grande dans l'une ou l'autre direction. De plus, les deux types de protestations revélent chacune des caractéristiques tout à fait distinctes. Les aberrations "de gauche" représentent certes un vaste courant de la pensée et de l'action actuelles de l'Église ; mais ils n'ont pas trouvé - ou à peine - de configuration commune juridiquement saisissable. En revanche, le mouvement de Mgr Lefèbvre est vraisemblablement moins étendu numériquement, mais il possède une organisation juridique clairement circonscrite, des séminaires, des maisons religieuses, etc. Il est évident que l'on doit faire tout son possible pour que ce mouvement ne tombe pas dans le schisme, qui aurait lieu si Mgr Lefèbvre se décidait à ordonner un évéque - chose que, Dieu merci, dans l'espoir d'une réconciliation, il n'a pas encore faite (ndlr: on était en 1985!!). Aujourd'hui, à propos de l'oecuménisme, nous nous plaignons qu'aux époques passées on n'ait rien fait de plus pour empêcher des ruptures avant même leur éclat, en montrant un maximum de disponibilité à la réconciliation et une meilleure compréhension envers les groupes concernés. Cette réflexion nous doit naturellement servir aussi de maxime pour notre attitude dans le présent. Nous devons tout tenter en vue d'une réconciliation, autant qu'il est possible, et, pour cela, profiter de toutes les occasions. »
- Mais Lefèbvre, dis-je, a ordonné et continue d'ordonner des prétres.
« Le droit de l'Église parle d'ordinations qui sont illicites, mais non invalides, répond-il. Mais il faut aussi considérer l'aspect humain de ces jeunes qui, pour l'Église, sont de "vrais" prêtres, même s'ils se trouvent dans une situation irrégulière. Le point de départ et l'orientation de chacun d'eux sont sûrement distincts. Quelques-uns sont très imprégnés par la situation de leur famille et ont fait leur la décision de celle-ci. Pour quelques-autres, des déceptions vis-à-vis de 1'Église actuelle jouent un rôle et les ont conduits à une attitude amère et négative. Plusieurs qui aimeraient travailler normalement au soin des âmes au sein de 1'Église se sont laissés entrainer dans leur décision par la situation assurément insatisfaisante qui s'est créée dans les séminaires de plus d'un pays. Ainsi, d'un cóté, il y a ceux qui se sont accommodés en quelque sorte de la rupture; mais, de l'autre, il y a aussi ceux, nombreux, qui espèrent une réconciliation et qui ne demeurent dans la communauté sacerdotale de Mgr Lefèbvre que dans cet espoir-là. »
Sa recette pour ôter toute raison d'être au cas Lefèbvre et à d'autres résistances anachroniques, semble faire écho à celle des derniers Papes, de Paul VI à aujourd'hui : « De telles situations absurdes ont pu se perpétuer jusqu'à aujourd'hui en se nourrissant justement de l'arbitraire et de l'imprudence de certaines interprétations post-conciliaires. De là résulte un. motif supplémentaire de mettre à nu le vrai visage du Concile : ainsi l'on pourra priver de leur fondement ces fausses protestations. »


Esprit et anti-esprit
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- Mais, dis-je, sur le "vrai" Concile, les avis sont partagés : hormis les cas de ce "néotriomphalisme" auquel vous faisiez allusion et qui se refuse à regarder la réalité en face, on s'accorde en général pour dire que la situation actuelle de l'Église est difficile. Or les opinions divergent tant sur le diagnostic que sur la thérapie. Le diagnostic de certains est que les symptômes de cette crise ne sont que les fièvres bénignes d'une période de croissance ; pour d'autres, ce sont au contraire les manifestations d'une maladie grave. Quant à la thérapie, les uns demandent une application plus extensive de Vatican II, voire même au-delà des textes ; les autres, une dose plus faible de réformes et de changements. Comment choisir ? A qui donner raison ?
Il répond : « Comme je l'expliciterai amplement, mon diagnostic est qu'il s'agit d'une véritable crise, qui doit être soignée et guérie. Ensuite, je réaffirme que pour cette guérison, Vatican II est une réalité qu'il faut accepter pleinement, à condition cependant qu'il ne soit pas considéré comme un point de départ dont on s'éloigne en courant, mais bien plutôt comme une base sur laquelle il faut construire solidement. Aujourd'hui, en outre, nous découvrons sa fonction prophétique : certains textes de Vatican II, au moment de leur proclamation, semblaient vraiment en avance sur les temps que l'on vivait alors. Des révolutions culturelles et des séismes sociaux sont survenus après coup, que les Pères ne pouvaient absolument pas prévoir, mais qui ont révélé combien leurs réponses - alors en avance - étaient celles qui convenaient pour la suite. Voilà donc pourquoi en revenir aux documents est particulièrement actuel. Ils nous fournissent les instruments adéquats pour affronter les problèmes d'aujourd'hui. Nous sommes appelés à reconstruire l'Église, non malgré, mais grâce au vrai Concile. »
A ce "vrai" Concile, au moins dans la formulation de son diagnostic, « déjà, lors des séances, puis de plus en plus durant la période qui a suivi, s'est opposé un prétendu "esprit du Concile" qui, en réalité, en est un véritable "anti-esprit". Selon ce pernicieux Konzils-Ungeist, tout ce qui est "nouveau" (ou présumé tel:combien d'anciennes hérésies ont réapparu en ces années, présentées comme des nouveautés !) serait toujours, quoi qu'il en soit, meilleur que ce qui a été ou que ce qui est. C'est l'anti-esprit selon lequel l'histoire de l'Église devrait commencer à partir de Vatican II, considéré comme une espèce de point zéro. »


« Non pas rupture, mais continuité »
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Là-dessus, il me confirme qu'il entend être très précis : « Il faut s'opposer à tout prix à cette vue schématique d'un avant et d'un après dans l'histoire de l'Église, qu'on ne peut aucunement étayer par des documents qui, eux, ne font que réaffirmer la continuité du catholicisme. Il n'y a pas d'Église "pré" ou "post"conciliaire : il n'y a qu'une seule et unique Église qui marche vers le Seigneur, approfondissant de plus en plus et comprenant de mieux en mieux le trésor de foi que Lui-même lui a confié. Dans cette histoire, il n'y a pas de sauts, il n'y a pas de brisures, il n'y a pas de solutions de continuité. Le Concile n'entendait pas du tout introduire un partage en deux du temps de l'Église. »
Poursuivant son analyse, il affirme que « l'intention du Pape qui prit l'initiative de Vatican II, Jean XXIII, et de celui qui l'a fidèlement continué, Paul VI, n'était pas du tout de mettre en discussion un depositum fidei que tous deux, au contraire, considéraient comme au-delà de toute discussion, désormais assuré ».

- Vous voulez peut-être, comme certains, souligner l'intention avant tout pastorale de Vatican II?
« Je veux dire en outre que Vatican II n'entendait certes pas "changer" la foi, mais la présenter à nouveau de façon efficace. Je veux dire que le dialogue n'est possible que sur la base d'une identité qui n'est pas mise en discussion ; que l'on peut, que l'on doit "s'ouvrir", mais seulement lorsqu'on a aussi soi-même quelque chose à dire et que l'on a acquis sa propre identité. Ainsi l'entendaient les Papes et les Pères conciliaires, dont certains ont montré un optimisme que nous jugerions aujourd'hui trop peu critique et réaliste. Mais s'ils ont estimé pouvoir s'ouvrir avec confiance à tout ce qu'il y a de positif dans le monde moderne, c'est justement parce qu'ils étaient certains de leur identité et de leur foi. Par contre, chez beaucoup de catholiques, il y a eu en ces années-là une ouverture sans filtres ni freins au monde, c'est-à-dire à la mentalité moderne dominante, tandis qu'on mettait simultanément en discussion les bases mêmes du depositum fidei qui, pour un grand nombre, n'étaient plus claires. »
« Vatican II - poursuit-il - avait raison de souhaiter une révision des rapports entre l'Église et le monde. Car il y a des valeurs qui, même si elles sont nées hors de l'Église, peuvent, une fois examinées et amendées, trouver leur place dans sa vision. En ces années-là, on a satisfait à ce devoir, mais celui qui penserait que ces deux réalités peuvent se rejoindre ou même s'identifier sans conflit montrerait qu'il ne connaît ni l'Église, ni le monde. »
- Proposeriez-vous d'en revenir à la vieille spiritualité 'opposition au monde" ?
« Ce ne sont pas les chrétiens qui s'opposent au monde. C'est le monde qui s'oppose à eux quand est proclamée la vérité sur Dieu, sur le Christ, sur l'homme. Le monde se révolte quand le péché et la grâce sont appelés par leur nom. Après la phase des "ouvertures" sans discrimination, il est temps que le chrétien retrouve la conscience d'appartenir à une minorité et d'être souvent en opposition avec ce qui est évident, logique, naturel pour ce que le Nouveau Testament appelle - et certes pas 'dans un sens positif - "l'esprit du monde". Il est temps de retrouver le courage de l'anticonformisme, la capacité de s'opposer, de dénoncer bien des tendances de la culture ambiante, en renongant à certaine solidarité euphorique post-conciliaire. »

Restauration ?
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C'est à ce moment - ici comme pendant tout l'entretien, le magnétophone bruissait dans le silence de la pièce donnant sur le jardin du séminaire - que j'ai posé au Cardinal Ratzinger la question à laquelle il a répondu d'une manière qui a suscité de très vives réactions - réactions dues en partie à la façon incomplète dont cette réponse a souvent été rapportée, et aux émotions qu'engendrent le mot litigieux ("restauration"), lequel renvoie à des époques de l'histoire qui ne peuvent certes pas revenir et qui - à notre avis, du moins - ne sont guère enviables.
J'ai donc demandé au Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi : mais alors, étant donné ce que vous dites, ils sembleraient ne pas avoir tort, ceux qui affirment que la hiérarchie de l'Eglise aurait l'intention de clore la première phase de l'après-Concile et que (même en revenant non pas certes à l'avant-Concile, mais aux documents "authentiques" de Vatican II) la même hiérarchie aurait l'intention de procéder à une sorte de "restauration" ?
Voici la réponse textuelle du Cardinal : « Si, par "restauration", l'on entend un retour en arrière, alors aucune restauration n'est possible. L'Église marche vers l'accomplissement de l'histoire, elle regarde en avant vers le Seigneur qui vient. Non, on ne retourne pas en arrière et on ne peut y retourner : aucune "restauration", donc, en ce sens-là. Mais si, par "restauration", on entend la recherche d'un nouvel équilibre (die Suche nach einen neuen Gleichgewicht) après les exagérations d'une ouverture sans discernement au monde, après les interprétations trop positives d'un monde agnostique et athée, eh bien, alors, une "restauration" entendue en ce sens-là, c'est-à-dire un équilibre renouvelé des orientations et des valeurs à l'intérieur de la catholicité tout entière, serait tout à fait souhaitable et est du reste déjà amorcée dans l'Église. En ce sens, on peut dire que la première phase après Vatican II est close »


Effets imprévus
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C'est que, pour lui, m'explique-t-il, « la situation a changé, le climat s'est beaucoup dégradé par rapport à celui sur lequel reposait une euphorie dont les fruits sont devant nous pour nous tenir lieu d'avertissement. Le chrétien est tenu à ce réalisme qui n'est rien d'autre qu'une totale attention aux signes du temps. C'est pourquoi j'exclus qu'on puisse penser (de façon non réaliste) reprendre la route comme s'il n'y avait jamais eu Vatican II.
Beaucoup d'effets concrets, tels que nous les constatons aujourd'hui, ne correspondent pas aux intentions des Pères, mais nous ne pouvons certes pas dire : "il aurait été préférable qu'il n'ait pas eu lieu". Le Cardinal Henry Newman, l'historien des Conciles, le grand érudit, passé de l'anglicanisme au catholicisme, disait qu'un Concile est toujours un risque pour l'Église, qu'il ne faut donc le convoquer que pour peu de questions, et ne pas le faire durer trop longtemps. Il est vrai que les réformes demandent du temps, de la patience, exposent à des risques, mais il n'est pas non plus permis de dire "n'en faisons pas, parce qu'elles sont dangereuses".
Je crois même que le véritable temps de Vatican II n'est pas encore venu, et qu'on n'a pas encore commencé à le recevoir de façon authentique ; ses documents ont été immédiatement ensevelis sous un amas de publications superficielles ou franchement inexactes. La lecture de la lettre des documents peut nous faire redécouvrir leur véritable esprit. S'ils sont ainsi redécouverts dans leur vérité, ces grands documents pourront nous permettre de comprendre ce qui est arrivé, et de réagir avec une nouvelle vigueur. Je le répète : le catholique qui, avec lucidité et donc avec souffrance, voit les dégâts engendrés dans son Église par les déformations de Vatican II, doit trouver dans ce même Vatican II la possibilité de la reprise. Le Concile lui appartient, il n'appartient pas à ceux qui entendent continuer dans une voie dont les résultats se sont avérés catastrophiques ; il n'appartient pas à ceux qui - ce n'est pas un hasard - ne savent plus que faire de Vatican II, qu'ils considèrent comme un "fossile de l'ère cléricale". »

- On a observé, dis je, que Vatican II est un cas unique, peut-être en partie parce que c'est le premier Concile de l'histoire convoqué non pas sous la poussée d'exigences pressantes, de crises, mais à un moment de sérénité (au moins apparente) dans la vie de l'Église. Les crises sont arrivées après, non pas seulement à l'intérieur de l'Église, mais dans la société tout entière. Ne croyez-vous pas qu'on puisse dire - pour reprendre au demeurant une de vos allusions précédentes - que l'Eglise, dans tous les cas, aurait eu à faire face à ces révolutions culturelles, mais que, sans le Concile, sa structure aurait été plus rigide, et les dommages peut-être bien plus graves ? Sa structure postconciliaire, plus flexible, élastique, n'a-t-elle pas pu mieux absorber l'impact, tout en payant un tribut malgré tout nécessaire ?

« Impossible de le dire, répond-il. L'histoire, surtout l'histoire de l'Eglise que Dieu guide à travers des sentiers mystérieux, ne peut être conjuguée à un conditionnel irréel. Nous devons la prendre telle qu'elle est. Au début des années soixante apparaissait sur la scène la génération de l'après-guerre, celle qui n'avait pas participé directement à la reconstruction, qui trouva un monde déjà reconstruit et chercha donc ailleurs des raisons de s'engager et de se renouveler. Il y avait une atmosphère générale d'optimisme, de confiance dans le progrès. Tout le monde alors, dans l'Église, partageait l'attente d'un calme déploiement continu de sa mission doctrinale. On ne peut oublier que mon prédécesseur au Saint-Office, le Cardinal Ottaviani, appuya lui aussi le projet d'un Concile oecuménique. Après l'annonce de sa convocation par le Pape Jean, la Curie romaine, avec les plus éminents représentants de l'épiscopat mondial, travailla à la préparation des schémas qui furent par la suite rejetés par les Pères du Concile, qui les considérèrent comme trop théoriques, trop de type "manuels", et trop peu pastoraux. Le Pape Jean n'avait pas prévu cela ; il s'attendait à un vote rapide et sans difficultés sur ces projets qu'il avait tous lus en y acquiesçant..Il est clair qu'aucun de ces textes n'entendait modifier la doctrine ; il s'agissait de la résumer, dans certains cas de la clarifier sur des points pas encore définis jusque-là avec précision et, en ce sens, de la développer. Ce rejet par les Pères conciliaires n'était pas non plus dirigé contre la doctrine en tant que telle, mais contre les insuffisances de sa présentation, et sûrement aussi contre certaines déterminations qui n'avaient pas été faites jusqu'alors et que l'on n'estimait pas non plus nécessaires pour l'instant. Il faut donc reconnaitre que Vatican Il ne prit pas d'emblée le pli que Jean XXIII avait prévu (qu'on se souvienne que des pays comme la Hollande, la Suisse, les États-Unis étaient de véritables forteresses du traditionalisme et de la fidélité à Rome!). Et il faut aussi reconnaitre qu'au moins jusqu'à présent, et en considérant l'Église dans son ensemble, la prière du Pape Jean XXIII pour que le Concile signifie pour celle-ci un nouveau bond en avant, une vie et une unité rénovées, cette prière-là n'a pas été exaucée. »