Un dimanche à Marseille

Marina Corradi est éditorialiste à l'Avvenire - précision nécessaire pour que ce qui suit ne passe pas pour une prose extrêmiste. Son récit d'une visite à Marseille, dans l'hebdomadaire 'Tempi' évoque davantage Jean-Claude Izzo que Marcel Pagnol, et fait froid dans le dos (j'ignore s'il est réaliste). Jusqu'à la note finale d'espoir représentée par une messe à la Canebière, dans la paroisse du Père Zanotti-Sorkine (18/11/2012)

     

Un dimanche à Marseille, la rencontre à laquelle on ne s'attend pas
http://www.tempi.it/
17 Novembre 2012
Marina Corradi
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Marseille, 4 Novembre. La rue de la Canebière monte depuis le Vieux Port et coupe le coeur de la ville.
On s'attend, même en un dimanche gris, à une atmosphère méditerranéenne, joyeuse. Mais à peine sorti de la zone battue par les touristes, dans les rues latérales, le quartier se défait, les magasins sont pleins de produits chinois, et même dans le centre, un immeuble est abandonné, les fenêtres condamnées. Autour de la rue des Capucines, on croit être à Istanbul, dans la cohue de ménagères en tchador qui marchandent les prix aux étals de poissons et de fruits. Les rues sales des quartiers arabisés semblent presque matérialiser le fantôme d'un Occident déchu, oublieux, où des peuples nouveaux et une nouvelle foi avancent, et de ce qui a été, il reste encore très peu.
Dans cette Eurabia de la Canebière, le dimanche, les français se promènent sans beaucoup de joie. Place Charles De Gaulle un carrousel de chevaux de bois tourne au son d'une ritournelle, plein d'enfants blonds ou noirs, mais le soir, tôt, les lumières s'éteignent et la rue devient vide et sombre. Restent ouverts les fast-food et les kebabs, et à de petites tables basses, des Nord-Africains sont assis - des hommes seuls, immobiles devant un verre vide.
Et que de pauvres: français et arabes mais presque tous âgés, souvent chancelants, hésitants aux carrefours comme des enfants que personne ne prend par la main. Les Français frappent particulièrement par leur décorum: manteau décent d'une autre époque, chapeau démodé, et chez les femmes, cheveux blancs bien coiffés. Mais la pauvreté s'imprime dans les chaussures éculées, les sacs à moitié vides, et sur les visages. Des hommes seuls. Personne pour les accompagner, en ce jour de fête. Où sont-ils, vous demandez-vous, les enfants, les petits-enfants? Sur la Canebière, les mendiants sont nombreux, sans-abris, Tsiganes. Ces vieux, en revanche, ne demandent rien: ils penchent vers le sol leurs visages ridés, comme des enfants perdus.

Mais, t'a suggéré quelqu'un, «va voir, le dimanche matin, à Saint-Vincent-de-Paul, à l'angle de la rue Franklin Roosevelt» (1).
Tu entres: la nef, dans la France des églises à moitié vide, est pleine. Le prêtre entonne un chant avec une belle voix et les gens le suivent, et chantent aussi, et le chant remplit l'église. Mais c'est la rangée de fidèles attendant de recevoir l'hostie consacrée, longue, sans fin qui vous laisse sans souffle. Beaucoup. Et au milieu des visages, ici et là, tu croises les yeux de quelques-uns de ces hommes d'avant, cheveux blancs, vêtements élimés, ces femmes courbées, ratatinées, os de moineaux sous 80 années de souvenirs.
Les vieux qui font la queue pour recevoir le Christ ont un autre regard: non pas perdu, pas celui d'une épave qui se dirige vers nulle part, mais celui de quelqu'un qui va vers ce qui l'attend depuis toujours, vers son destin - qui est infini, et bon. Puis, à la sortie, la même foule se presse autour du prêtre: pour en avoir un salut, pour se sentir, dans ce regard, encore enfants, et aimés. Dans le gris d'un dimanche à Marseille, ce que tu n'attends pas. Un prêtre qui aime profondément son peuple peut suffire: une antique interrogation, que tu pensais disparue, revient sur les visages.


(1) Le curé de cette paroisse est le très médiatique (pour une fois, ce n'est pas un reproche) Père Zanotti-Sorkine http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel-Marie_Zanotti-Sorkine