L'Agenda du Conclave et l'héritage de Benoît

A des années-lumière de la chasse aux "papabili", et des invocations de certains catholiques en rebellion ouverte, relayées par la Vie, une profonde réflexion de Massimo Introvigne (23/2/2013)

Alors que les vaticanistes auto-proclamés (il y en a d'authentiques et de grande qualité, ce n'est pas d'eux que je parle ici) se livrent à l'exercice ridicule du toto-papa, et que certaine célébrité médiatique, qui se croit peut-être déjà en 2035, relayée par La Vie, se prend pour un théologien, et nous assène sur le ton de l'incantation en boucle qu'elle a «rêvé d'un Pape» (Martin Luther King lui est manifestement tombé sur la tête) «aux pieds nus», un pape auquel elle pourrait même pardonner de n'être pas une femme (!!!) , Massimo Introvigne nous rappelle que, pour les catholiques, c'est le Saint Esprit qui inspire les cardinaux réunis en conclave. Et que l'agenda du Conclave qui se profile, c'est l'immense héritage de Joseph Ratzinge/Benoît XVI

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>> A lire ici: www.lavie.fr/
"Je rêve d'un pape aux pieds nus", par Christine Pedotti

>> Et aussi, relire sur ce site:
Les paupéristes et "il poverello" (10/7/2010)

     

Le vrai agenda du Conclave

Massimo Introvigne
22/02/2013
http://www.lanuovabq.it/it/articoli-la-vera-agenda-del-conclave-5865.htm

Souvent sollicité par les journalistes, italiens et étrangers, sur qui sont les «papabili», j'avoue à chaque fois que le toto-papa (ndt: allusion aux paris sportifs) ne me passionne pas. Non seulement le catholique doit d'abord faire confiance à l'Esprit Saint, mais ce n'est pas si important de savoir si le nouveau Pape sera jeune ou moins jeune, européen ou pas, italien ou «étranger» - mais dans l'Église, il n'y a pas d'étrangers -: et même la distinction entre libéraux et conservateurs semble maintenant dépassée et obsolète. Pour autant que je peux, j'essaie de ramener la discussion des noms aux questions de fond, et des dimensions organisationnelles à la doctrine.

De quoi doit s'occuper un conclave?
Je commence par les questions d'organisation, qui sont moins importantes que celles doctrinales, mais non négligeables.
Comme je l'ai déjà expliqué dans ces pages, je suis convaincu que la décision de Benoît XVI est née de deux facteurs, l'un «apocalyptique» - un mot qui pour le catholique n'évoque pas d'improbables dates de la fin du monde, mais une «révélation» de la gravité exceptionnelle de l'époque - et l'autre pratique.
Pour le 'pratique', nous pouvons peut-être relire un vieux classique de la sociologie, Talcott Parsons (1902-1979). Ce sociologue américain a écrit des tas de bêtises à propos de la religion, à juste titre, oubliés aujourd'hui, mais il est allé très profond dans l'analyse des organisations sociales complexes. Son idée était que, si elles ne disparaissent pas, les organisations complexes ne peuvent que devenir de plus en plus complexes.

L'Eglise catholique de 2013 est une organisation beaucoup plus compliquée que l'Eglise catholique d'il y a cinquante ans.
Un journaliste m'a demandé pourquoi Benoît XVI a démissionné et le bienheureux Jean XXIII (1881-1963), qui durant ses dernières années était beaucoup plus mal en point que le Pape Benoît XVI, est resté à sa place. Je lui ai répondu que, durant tout son pontificat, le bienheureux Jean XXIII a fait un seul voyage à Assise et Lorette. Alors qu'aujourd'hui, on demande au Pape que tous les deux ou trois mois, il parte pour des des pays et des continents lointains - la Journée Mondiale de la Jeunesse, pour ne donner qu'un exemple, serait inconcevables sans le Pontife - et qu'il préside des dizaines de réunions tous les mois.

Si l'on veut un pape qui gouverne l'Église - le choix du bienheureux Jean-Paul II (1920-2005) de déléguer le gouvernement en grande partie à d'autres, se réservant le contact direct avec les fidèles, doit être respecté et a porté des fruits exceptionnels, mais il est si lié à sa personnalité inimitable qu'il ne peut pas être la règle - la première exigence dont le Conclave doit tenir compte, c'est qu'il ait la force de le faire. Et de le faire avec vigueur et décision.

Certains essaient d'exploiter les accusations contre l'archevêque émérite de Los Angeles, le cardinal Roger Mahony, auquel on demande de ne pas assister au conclave, et le geste même de Papa Ratzinger, pour en conclure qu'il est temps pour l'Eglise de passer à une direction plus «démocratique», moins sacrée et monarchique. Il s'agit d'insanités pures et simples.

Le caractère sacré et l'unicité dans l'Eglise de la figure du Pontife ne dérivent pas les modalités d'exercice de la papauté, mais du mandat reçu directement de Jésus-Christ. De façon mystérieuse - parfois, comme c'est le cas maintenant, à travers des gestes exceptionnels - cette sacralité se décline dans l'histoire d'une manière différente
Une Église «démocratique», avec un pape réduit à un administrateur délégué (PDG), ne serait pas l'Eglise catholique. Benoît XVI nous l'a rappelé à de nombreuses reprises. Mais en dernier lieu, le noyau du ministère pétrinien dérive directement du passage de l'Evangile de Matthieu (16:17-18), où le Seigneur nous assure aussi que même cette fois la farine du diable finira par tourner en son (ndt: la farina del diavolo finirà per andare in crusca: une mauvaise action n'amène pas de bénéfices. En français, cela pourrait se traduire par "bien mal acquis ne profite jamais): «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux».

Benoît XVI a moins voyagé que son prédécesseur , mais il a voulu aller deux fois en Afrique.
Avec ces voyages - dont les textes ont malheureusement été parmi les moins lus de son pontificat (ndt: on se souvient que le premier, au Cameroun et en Angola, avait été complètement éclipsé par les propos sur la capote!!!) - il a essayé de transmettre à l'Eglise universelle la prise de conscience de l'importance de l'Afrique et le fait que la vitalité de l'Église doit être appréciée à l'échelle mondiale.

A ceux qui me posent des questions sur le «déclin» de l'Église catholique, j'essaie toujours d'expliquer que, selon l'institut le plus autorisé de statistiques sur les religions du monde, celui (protestant), fondée par David Barrett (1927-2011), Benoît XVI a été élu à la tête d'une Église qui avait un milliard de fidèles et en laisse une qui en a un milliard deux cent millions.

Cette croissance est due en grande partie à l'Afrique et à certains pays d'Asie qui, ensemble, ont plus que compensé le déclin en Europe. Et il est temps de mettre fin à l'attitude paternaliste selon laquelle la «qualité» des catholiques africains serait discutable. Non seulement le Pape en Afrique a dit le contraire, mais on ne peut pas dire que la «qualité» des catholiques européenne soit un motif d'enthousiasme.
Sous le pontificat de Benoît XVI, on a vu aussi un développement sans précédent, passé presque inaperçu en Europe - mais pas chez les musulmans, dont certains ont malheureusement réagi avec violence -: dans l'ensemble du continent africain, y compris l'Afrique du Nord, les chrétiens - entraînée par l'Eglise catholique, la composante en plus forte croissance - ont dépassé les musulmans. L'Afrique est aujourd'hui un continent où le christianisme est la première religion.

De tout cela le Conclave devra certainement tenir compte. Il n'est pas nécessaire que le nouveau Pape soit africain. Mais il est certain que son regard sur l'organisation complexe de l'Église doit constamment garder à l'esprit le fait qu'il y a plus de catholiques pratiquants au Congo - où les catholiques sont 52% - et en Ouganda, qu'en Italie, sans parler du fait que tous les week- fin, on trouve dans les églises catholiques des Philippines un nombre de personnes supérieur à l'ensemble de la population italienne, et on en trouve 20 millions en Inde, même si dans certaines régions, les catholiques risquent des discriminations, ou pire.

Certainement pas pour abandonner l'Europe - dont la nouvelle évangélisation ne peut que rester une priorité - mais pour voir les problèmes de l'Eglise avec un regard vraiment catholique, un mot qui signifie «universel», comme ont su le faire le bienheureux Jean-Paul II et Benoît XVI. Le Conclave tiendra donc certainement compte de ces deux exigences - pour dire les choses une fois encore comme Parsons - «fonctionnelle»: une fibre capable de résister à l'énorme charge d'une organisation complexe, un coup d'oeil (et les compétences linguistiques) qui ne se limite pas à un seul continent mais universel.

Et pourtant, comme tous les conclaves, il privilégiera en fin de compte les aspects doctrinaux .
Chaque pape a ses nuances et ses particularités, mais il y a un «agenda Ratzinger» dont il est très difficile que le successeur puisse se détacher.

Parce que le pontificat de Benoît XVI a été extraordinaire en ce qui concerne l'exposition systématique de la doctrine.

Le Bienheureux Jean-Paul II a produit de nombreux documents - dont certains eux aussi mémorables - mais Benoît XVI, par la régularité avec laquelle il a exposé le Magistère, ne peut être comparé qu'à Léon XIII (1810-2003), un pape dont - ce n'est pas un hasard - à l'occasion du centenaire de 2010, Papa Ratzinger a recommandé - malheureusement avec des résultats médiocres - l'étude systématique et la présentation aux fidèles des documents.

Que prévoit donc l'«agenda Ratzinger»?
Au centre de tout, il y a ce qu'on peut appeler la clôture des comptes laissée ouverts par le Concile Vatican II.
Le Pape l'a rappelé dans le long et étonnant salut de la semaine dernière aux prêtres romains, où il est revenu sur son premier grand discours à la Curie romaine le 22 Décembre 2005 dans lequel il proposait une «herméneutique du renouveau dans la continuité». Une interprétation du Concile qui met en évidence les réformes, et demande à l'Église de les accepter comme souhaitées par les papes, et nécessaire, sans aucun rabais pour personne, pas même pour les disciples de Mgr Marcel Lefebvre, auxquels Benoît XVI a montré une grande bienveillance, traçant cependant une ligne rouge - l'acceptation loyale des documents de Vatican II et du sens général de l'événement comme le voulaient vraiment les Pères du Concile - au-delà de laquelle il n'y a pas de réconciliation, mais le schisme.
En même temps, une interprétation qui appelle à lire les réformes en continuité avec le Magistère précédent, et non comme si elles étaient des bombes à retardement déposées dans l'Eglise comme subversives et conçues pour détruire le Magistère.

Et ceux qui - de «droite» ou de «gauche» - insistent sur le fait que les Pères qui ont dominé théologiquement le Concile voulaient renverser l'Eglise telle qu'elle était avant Vatican II, encore dans son dernier discours aux prêtres, le pape Benoît XVI a répété que c'est ainsi que l'on fait de la mauvaise histoire, et que l'on confond le Concile des Pères avec un «Concile virtuel» inventé - et certainement avec la complicité de beaucoup d'hommes de l'Église - par les médias

Le prochain pape ne fera que continuer - avec des tons et un style qui lui seront propres - cette grande bataille pour l'interprétation correcte du Concile, où se jouent le présent et l'avenir de l'Église.

L'«herméneutique de la réforme dans la continuité» est la clé pour comprendre le pontificat de Benoît XVI, la clé qui explique tous les autres grands thèmes, qui seront également bien présents au Conclave.
Le premier - par le nombre d'interventions et l'importance - est l'interprétation selon cette herméneutique de l'un des enseignements les plus «difficiles» du Concile, celui sur la liberté religieuse. Benoît XVI a été le Pape de la défense intransigeante de la liberté religieuse contre l'ultra-fondamentalisme islamique, les régimes qui étouffent encore la religion au nom du communisme, le nationalisme agressif à base religieuse de pays comme l'Inde, le laïcisme de trop de gouvernements occidentaux. Mais cette défense était fondée sur une rigoureuse reconstruction théologique et philosophique de la notion de liberté religieuse telle qu'elle a été présentée au Conseil, qui n'a rien à voir avec le relativisme ou avec la fausse idée que toutes les religions se valent, mais est un concept juridique qui demande aux Etats modernes - par leur définition-même incompétents en matière de religion - de ne pas interférer dans le processus qui conduit chacun à se former ses convictions religieuses.

Dès lors que - de différentes manières selon qu'il s'agit de pays musulmans ou communistes, ou de l'Occident laïque - cette «immunité» voulue par le Concile Vatican II n'est pas garanti à la religion, le successeur de Benoît XVI devra faire face, et assumer, les mêmes grands défis et devra être prêt à réagir aux violations de la liberté religieuse, qui, malheureusement, continuent sans relâche.
La défense de la liberté religieuse a toujours été, pour Benoît XVI, comme un autre côté de la médaille, la dénonciation constante du relativisme, et même de la dictature du relativisme. Tout d'abord, le relativisme moral et ses transcriptions politiques. La «laïcité positive» des Etats modernes est acceptable si elle signifie que, dans une société pluraliste, les lois doivent être indépendante de toute confession religieuse. Mais elle n'est pas acceptable si elle implique que les lois sont indépendantes de la morale et de la vérité, qui s'appliquent à tous les êtres humains doués de raison.

De là naît le troisième grand héritage de Benoît XVI, qui sera certainement au centre du conclave, après l'interprétation de Vatican II et la défense de la liberté religieuse: le grand renouveau de la doctrine sociale de l'Église autour des principes non négociables de la vie, de la famille et de la liberté d'éducation.
Le défi mortel lancé à l'Église par l'idéologie du gender et par le nombre croissant de pays qui introduisent le mariage homosexuel - dont le Pape a parlé avec avec des accents douloureux et dramatiques dans ses vœux à la curie romaine le 21 Décembre 2012 - confère un ton d'urgence particulière à la doctrine des principes non négociables, laquelle implique à son tour le fondement du droit positif dans le droit naturel, rappelé avec vigueur dans le discours prononcé devant le Bundestag, le Parlement allemand, le 22 Septembre 2011, dans l'horizon de la relation correcte entre la foi et la raison, contre tout laïcisme et fondamentalisme, expliqué dans son fameux discours du 12 Septembre 2006, à Ratisbonne.

Enfin, un quatrième point qui pèsera dans le Conclave. La dénonciation de la dictature du relativisme et la place même de Vatican II dans l'histoire de l'Église et du monde s'insèrent dans un quatrième pilier de l'héritage du pape Benoît XVI, une autre relance, celle de la théologie de l'histoire.
Dans la grande encyclique Spe Salvi de 2007 - un texte véritablement fondamental de la papauté - le pape, développant le discours de Ratisbonne, nous présente une lecture théologique de l'histoire de l'Occident comme l'abandon progressif de la synthèse entre la foi et la raison laborieusement construite, à travers les étapes du protestantisme, des Lumières et les idéologies du XXe siècle jusqu'à la Révolution culturelle commencée en 1968 qui attaque la vie et la famille.

Cette putréfaction finale du processus de déchristianisation a été relié de façon explicite, lors du voyage de 2010 au Portugal, a ce qui est prédit dans le message de Fatima. C'est dans ce contexte que Benoît XVI a lu - au-delà de toutes les mesures disciplinaires et pratiques, qui seront certainement immédiatement sur le bureau du nouveau pape - aussi la tragédie des prêtres pédophiles, à son tour indication d'une crise dans le sacerdoce, à laquelle il a cherché à remédier avec l'Année sacerdotale de 2009-2010, qui a initié un processus loin d'avoir pris fin.

Savoir transmettre ce sentiment de fin d'un monde, qui a servi de fond également à la décision «apocalyptique» de la démission, sera une exigence fondamentale que les cardinaux chercheront dans le nouveau Pape

Parlant d'un événement électoral beaucoup moins important que le Conclave, les élections législatives en Italie, il me semble que, dans une déclaration la semaine dernière, l'archevêque de Bologne, le cardinal Carlo Caffarra a parfaitement saisi le point essentiel: «L'histoire culturelle de l'Occidentale est arrivée à son terminus: une grande promesse en grande partie non tenue. Les fondements sur lesquels elle a été construite vacille, parce que le paradigme anthropologique sur lequel elle a voulu combiner les grandes expériences humaines (par exemple, l'organisation du travail, l'éducation, le mariage et la famille ...) a échoué, et nous a amenés là où nous sommes aujourd'hui. Ce n'est plus une question de restaurer un édifice gravement endommagé. C'est d'un nouvel édifice, que nous avons besoin. Il ne sera jamais pardonné aux chrétiens de continuer à être culturellement insignifiants».