L'enfance de Jésus dans le livre de Benoît XVI

"Sous la protection de la Vierge Marie": la très belle recension d'Alain Besançon dans l'Osservatore Romano (23/1/2013)

     

A propos d'Alain Besançon (membre, comme Joseph Ratzinger, de l’Académie des sciences morales et politiques), c'est l'occasion de relire cette réflexion étonnante, que j'avais beaucoup aimée, écrite il y a juste un an pour le même journal: "Le monde à la veille" (cf. benoit-et-moi.fr/2012-I/)

Alain Besançon avait déjà offert une recension du deuxième tome de "Jésus de Nazareth" dans l'OR du 23 mars 2011 (cf. benoit-et-moi.fr/2011-I/)

     

Sous la protection de la Vierge Marie
(OR du 23 janvier, via Raffa, ma traduction)
par Alain Besançon

Après le magistral Jésus de Nazareth, dédié à la dernière semaine de la vie du Christ, rien n'était plus attendu que le nouveau livre du Pape sur la première semaine.
La Passion est racontée dans les plus petits détails, dans différents chapitres des quatre évangiles.

En revanche, aux semaines suivant la naissance, une seule page est consacrée dans Matthieu, deux dans Luc, et c'est à peu près tout. Pourtant, en elles sont concentrées les fêtes les plus populaires de la dévotion chrétienne, chères même à ceux qui n'ont qu'un souvenir de leur religion: l'Annonciation, la Visitation, Noël, les Saints Innocents, l'Epiphanie, la Présentation au Temple. Et quelle place immense elles occupent, dans l'art et l'iconographie! Les peintres s'immergent littéralement avec une grande joie dans la représentation de ces événements, qui sont appelés justement «mystères joyeux».

L'enfance de Jésus est un sujet difficile. Il est compréhensible que le Pape l'ait laissé pour la fin. La documentation si sommaire expose à toutes les fantaisies, toutes les erreurs, et Dieu sait combien ces vingt siècles en ont été fertiles. C'est une gibecière de rêve pour la «critique historique» qui peut avancer d'innombrables arguments tirés de l'histoire générale, de l'histoire comparée des religions, de la science, de la mythologie, et aussi de la connaissance philologique des textes sacrés et des pratiques du monde juif. L'enjeu est crucial, car c'est le mystère central, l'Incarnation. Ou l'enfant Jésus est Dieu (et homme) dès sa conception, ou bien il est juste un homme particulièrement bon qui a eu une fin tragique.

On prend donc en main avec une certaine appréhension ce livre que le Pape a signé en sa double qualité de Souverain Pontife et de théologien «privé».
Il est assez différent des précédents. Il ne se présente pas sous la forme d'un traité, mais plutôt comme une succession d'homélies, ou de méditations spirituelles, qui ont pour fil conducteur la foi. Cette vertu est la base nécessaire à la compréhension du texte. Praestet fides supplementum sensuum defectui. Sans l'intelligence de la foi, le récit apparaît comme une légende ou un tissu d'absurdités.

Il faut aussi la science. Avec la méthode qui lui est propre, le Pape tisse l'Ancien Testament avec le Nouveau comme une unique Révélation. Il ne se contente pas de faire comme Matthieu qui justifie les paroles de l'Evangile à travers des citations des Psaumes et des Prophètes. En fait, aux yeux des Juifs ou de l'exégèse moderne, ces paroles prophétiques ne désignent pas de manière univoque des événements futurs. Ce ne sont pas des prédictions. Les faits ne sont même pas des illustrations des paroles antiques. Selon l'expression de Joseph Ratzinger, ce sont des paroles «sans maître». La réalité qu'elles portent n'était pas directement reconnaissable, mais elles prennent leur sens à travers l'évènement où elles deviennent réalité. Si l'on videz l'événement, il reste seulement un «midrash haggadico», une interprétation de l'Écriture par l'intermédiaire d'un récit. Ici, Luc ne construit pas une histoire pieuse, il rapporte des faits positifs et il en cherche le sens à travers des mots clairs ou «pen attente», écoutés dans la lumière de la foi. C'est ce que l'Église a toujours maintenu.

Une fois placé ce cadre méthodologique, Benoît XVI examine minutieusement les quelques versets, les quelques mots que les évangélistes ont jugées suffisants pour le salut du monde. C'est à nous de découvrir jusqu'à quel point ils sont inépuisables. Rien n'est laissé de côté, rien n'est omis. Voici un exemple: l'annonce de la naissance et l'accouchement virginal. Tous les sens possibles de Matthieu et de Luc sont passés au crible. Que voulait dire Esaïe en prophétisant: «Voici, la vierge concevra, elle enfantera un fils, et lui donnera le nom d'Emmanuel»? Est-ce un mot adressé au roi Achaz, qui revêt une signification politique dans une situation historique particulière? Ou est-ce un «mot en attente» adressée à Israël ou à toute l'humanité? Au terme de l'enquête, après une analyse mot à mot et une exégèse qui veut être à la fois scientifique, théologique, spirituelle, la jeune fille de Nazareth est identifiée comme siège de la Shekinah (ndt: 'un mot féminin hébraïque signifiant résidence, utilisé pour désigner la présence à demeure de Dieu, particulièrement dans le Temple de Jérusalem), Trône de la Sagesse, Arche de l'Alliance et tous les titres que l'Eglise a toujours donnés à la Mère de Dieu, semper Virgini.

Une question obsède depuis longtemps le monde chrétien. A partir de l'expression «frères de Jésus», de nombreux fidèles se demandent: pourquoi Marie n'aurait-elle pas pu avoir d'autres enfants? N'est-ce pas naturel et conforme à la Torah? On pourrait donc s'attendre à ce que, sans entrer dans le débat exégétique, le Pape déclare avec son autorité que selon toute évidence théologique, une telle supposition est impensable. Elle détruit de fait le dogme de l'Incarnation et, finalement, toute la foi catholique.
Le Pape ne le fait pas. Il laisse les fidèles déduire par eux-mêmes - considérant ce qu'est la Vierge Marie, comme il l'a présenté, et ce qu'est Joseph - qu'une telle hypothèse est tout simplement impossible. C'est du reste ce qu'ont pensé aussi Luther et Calvin. Le Pape en est convaincu au point d'appliquer, si l'on peut dire, l'aphorisme de Wittgenstein: là où l'on ne peut parler, il faut garder le silence (1).

Le livre tout entier est plongé dans une atmosphère sereine. Aucune polémique, mais une réflexion mesurée, d'une grande densité et en même temps d'une grande douceur. Évidemment, le Pape, pour l'écrire, s'est placé sous la protection de la Vierge Marie, qui est son sujet principal.

(© L'Osservatore Romano, 23 Janvier 2013)

* * *

(1) La question des frères et soeurs de Jésus (sur laquelle Joseph Ratzinger s'était déjà exprimé avec Peter Seewald, cf. beatriceweb.eu/Blog06/theologien) avait déjà été soulevé dans la recension du deuxième volume, ici: benoit-et-moi.fr/2011-I/ .
Alain Besançon écrivait alors:

J'attends avec impatience la troisième partie de l'enquête que le Pape nous a promis. Elle concernera les Evangiles de l'enfance. J'aimerais être informé sur la question des "frères de Jésus", devenue brûlante aujourd'hui. Pour moi, il s'agit d'un Shiboleth (ndt: Un shibboleth ... est une phrase ou un mot qui ne peut être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d'un groupe. Par extension, ce mot désigne parfois un jargon spécialisé. Dans tous les cas il révèle l'appartenance d'une personne à un groupe. Autrement dit, un shibboleth représente un signe de reconnaissance verbal).
Quand je vois un livre qui ose dire que la Vierge Marie a eu plusieurs enfants, je le rejette avec la même indignation qu'éprouvaient Luther et Calvin quand une thèse similaire était soutenue devant eux. C'est l'incarnation qui est en jeu.