Les guépards de la Curie

Une réflexion sévère d'Antonio Socci sur la loyauté de ses collaborateurs envers Benoît XVI (19/3/2013)

     

Antonio Socci est ce journaliste catholique italien qui en septembre 2011 avait le premier lancé la rumeur que Benoît allait démissionner pour son 85e anniversaire (cf. http://benoit-et-moi.fr/ete2011). Il ne s'était trompé que de quelques mois. Il s'ajoute donc à la liste de ces prophètes (cf. Frédéric Mounnier, Bernard Lecomte...) qui semblent avoir lu l'avenir. La question que je me pose est: ont-ils lu l'avenir, ou l'ont-ils provoqué?
Quoi qu'il en soit, Antonio Socci est bien informé... et il semble avoir des comptes à régler avec la Curie.
Les réactions de lendemain d'élection, qui témoignent d'une déloyauté très déplaisante (pour ne pas dire plus) envers Benoît XVI, m'induiraient à penser qu'il ne raconte pas de bobards (1).

Le titre de l'article est une allusion au roman "Le Guépard", de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dont Visconti a tiré un film célèbre. Le roman prend pour cadre les tourments révolutionnaires du Risorgimento, et, là aussi, le passage d'un ordre ancien à un ordre nouveau; le neveu du prince, le cynique Tancrède (joué dans le film par Alain Delon), dit à ce dernier « Crois-moi mon petit oncle, si nous ne nous en mêlons pas, ils vont nous fabriquer une république », qu'on peut résumer ainsi: entrons dans le mouvement de peur que celui-ci ne nous dépasse et ainsi nous pourrons le diriger à notre guise.

     

Le Pape François, les guépards de la Curie et les interprétations a priori
(original ici: http://www.libertaepersona.org )
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Au risque d'aller à contre-courant, je me permets de m'insérer de manière critique dans l'océan du n'importe-quoi avec lequel est accueillie ces jours-ci l'élection du pape François.
Mgr. Bruno Forte (2) - donné jusqu'à hier, dans de nombreux journaux, comme «Ratzingérien» - a écrit en l'entourant de moult rhétorique ,sur "Il Sole 24 Ore" du 15 Mars: «François est l'évêque des pauvres, le servant des humbles, l'ami des petits, qui saura ainsi propager la paix et l'espérance vraie pour tous. C'est le pape qui va aider l'Eglise à donner des réponses aux questions décisives qu'un théologien latino-américain de grande profondeur spirituelle et bien connu, posait en ces termes...».
La référence au «théologien latino-américain» est à Gustavo Gutierrez, représentant de cette théologie de la libération à laquelle le cardinal Bergoglio s'opposait, distinguant soigneusement entre l'attention des chrétiens envers les pauvres et le marxisme. Bruno Forte comme beaucoup d'autres commentateurs, laïques et catholiques, se sont empressés d'expliquer que l'élection de ce pape est «un choc pour tout le monde», une révolution qui va changer l'Église ...

Un tel enthousiasme, une telle requête de palingénésie (ndt: Régénération, renaissance), venant de gens comme Forte, Hans Kung, Vito Mancuso, etc. ne peut qu'inspirer des soupçons à ceux qui pensent différemment d'eux. D'où l'inquiétude de ceux qui dans l'Eglise ont une sensibilité plus traditionnelle, et craignent que Papa Francesco ne représente en quelque sorte l'«anti-Benoît XVI» : si, dans le conclave de 2005, Bergoglio était le candidat de Martini en opposition à Ratzinger, cela ne signifie-t-il pas que son élection aujourd'hui, représente la vengeance posthume contre Benoît XVI?: c'est la question que beaucoup se posent, renforcée, comme cela a été dit, par les chants d'allégresse (péans) de tous ceux qui avaient hâte d'archiver Benoît.

Mais est-ce vraiment le cas? Il est licite de se le demander, connaissant les intentions de nombreux catholiques progressistes et de nombreux journaux: annexer à l'avance le nouveau pape est un moyen pour s'accréditer soi-même d'une part, et, je le répète, pour exprimer avec «élégance» son mépris pour le pape précédent.

A ce pape, ses laudateurs, qu'ont-ils commencé à demander? Le renouvellement de la Curie corrompue, un nouveau style de relations avec le monde ... etc, mais aussi bien plus que cela. Il voudrait, Hans Kung, que les dogmes de l'Église soient immédiatement jetés à la mer, avec la mozzette et la croix pectorale en or. Mais voilà le meilleur: qui y a-t-il parmi les grands électeurs du pape François? Un nom parmi les autres: Bertone. A côté de lui, Angelo Sodano et Giovan Battista Re ... Mais qui sont-ils? Ne sont-ils pas ceux qui ont réellement gouverné l'Eglise pendant des décennies? Les deux premiers n'étaient-ils pas les puissants secrétaires d'Etat de deux papes, le cœur de la Curie que tous aujourd'hui disent «corrompue»? Et la troisième n'est-il pas responsable de nombreuses nominations d'évêques, que beaucoup disent aujourd'hui indignes?

Et Gianfranco Ravasi, le jésuite (ndt: je pense que c'est à prendre au sens figuré, car il ne me semble pas que le Cardinal Ravasi soit un jésuite)? Il écrit dans le Corriere della Sera du 16 Mars: «Il y a un nouveau souffle, que nous attendions». Un souffle nouveau? Ne pouvait-on pas l'attendre de quelqu'un qui a occupé un poste important que celui couvert par le même Ravasi, à la demande de Bertone, sous Benoît XVI? Ah, l'ingratitude, d'autant plus forte que sont plus grands les récompenses et les privilèges obtenus ...

Permettez-moi de dire, comme catholique lambda: quelle tristesse! A sauter dans le char du vainqueur pour archiver Benoît XVI avec plus de hâte et de bruit, il n'y a pas seulement ses ennemis de toujours, les Kung, les Mancuso, etc. (ce serait compréhensible), mais ceux que Benoît XVI lui-même a valorisés et promus.

A cracher sur la Curie, en invoquant la nouveauté et la discontinuité, il y a aussi ceux qui ont gouverné dans la curie. Ici est inévitable la critique, motivée par l'amour, à l'évêque émérite de Rome: durant ces dernières années, il n'a pas gouverné, il a permis que son secrétaire d'Etat éclabousse l'Église pendant des années avec son comportement népotiste et superficiel, avec ses imprudences (l'affaire de l'hopital San Raffaele) et sa mauvaise gestion de l'IOR.

Maintenant, tout le monde demande un pape du gouvernement: et ceux qui font semblant de le demander, encore une fois, ce sont ceux qui ont régné jusqu'à hier. Même ceux que Benoît XVI, avec son geste de démissionner, avait finalement décidé, après un temps, de mettre au placard (selon la reconstruction, entre autres, de Mgr. Scicluna)[???].

Mais que les journaux et Kung fassent leur jeu, c'est normal; qu'il y ait des guépards prêts à sauter là où le vent souffle, dans l'espoir de «tout changer pour que rien ne change», aussi.
Il arrive aussi, cependant, que le diable fasse les pots, mais pas les couvercles (3); que les guépards finisent victimes de leurs propres doubles jeux. Il est certain, par exemple, qu'en termes de morale, Papa Francesco n'est pas du tout ouvert, comme le fut le cardinal Martini auquel on l'associe, ni à l'avortement ni au mariage gay (ce qui, comme nous le verrons plus tard, ne signifie pas que le pape François, comme tous les catholiques, ouvert à qui a péché, y compris en tuant son propre enfant).

Moi aussi, donc, j'espére que Papa Francesco renouvellera l'Eglise: tout d'abord en n'archivant pas tout le bien qu'a fait son prédécesseur pour la liturgie et les principes non négociables; d'autre part en renouvelant profondément la curie et en combattant, comme il semble vouloir le faire, le carriérisme, la mondanité et la mesquinerie cléricale (que Benoît XVI a cru, peut-être un peu naïvement faire par le seul exemple).

Nous comprendrons par la nomination du secrétaire d'Etat quelle sera la direction. Bien sûr, ce serait bien de ne plus voir aux commandes des hommes qui ont contribué à jeter des ombres sur l'Église (Bertoneet ses Italiens, en particulier). On espère donc que François continuera dans le sens de Benoît (ce qui manque aujourd'hui avant tout, dans le monde et souvent dans le clergé même, c'est la foi), en ajoutant à ce message la poigne d'un homme qui gouverne et qui choisit soigneusement des collaborateurs sincère et dévoué. Et que les gestes de rupture seront sages et prudents, pour que la discontinuité avec certaines lacunes ne devienne pas discontinuité par rapport à ce que la tradition nous a légué de bon.

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Notes
(1) Une amie me signale cet article paru dans la version française de radio Vatican, dont je trouve le ton parfaitement déplacé, et qui commence par ces mots:
François, reconstruis mon Eglise
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Après Benoît XVI, l’intellectuel timide et réservé, le nouveau pape « venu du bout du monde » a inauguré un nouveau style d’expression, bousculant les habitudes romaines et séduisant les médias et l’opinion publique par sa simplicité naturelle et spontanée et par ses gestes de proximité.
(http://www.news.va/fr/news/francois-reconstruis-mon-eglise)

(2) Juste avant le Conclave, Carlota avait traduit une interviewe de Mgr Forte, dont elle s'étonnait du ton "très Vatican II": L'héritage de Benoît XVI, agenda du prochain Pape

(3) Il diavolo fa le pentole ma non i coperchi: L'astuce et la malveillance peuvent fournir le récipient pour contenir les mauvaises actions, mais pas le couvercle pour les cacher: autrement dit "tout finit par se payer"