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Egypte: et si nous avions écouté Benoît?

"Le premier service que la foi rend à la politique est la libération de l'homme de l'irrationalité des mythes politiques qui sont le véritable risque pour notre temps" (J. Ratzinger). Une réflexion d'Antonio Socci (20/8/2013)

MASSACRE D'EGYPTE. S'ils avaient (et si nous avions) écouté Benoît ...
18 août 2013
http://www.antoniosocci.com
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Combien sont ceux , et aussi chez nous, qui ont encensé les soi-disant «printemps arabe» (la quasi totalité des journaux) et même ceux qui ont nourri des illusions sur les «Frères musulmans». Mais personne ne fera d'autocritique.

Et comme d'habitude, en Egypte aussi, ces jours-ci, ce sont les chrétiens qui paient pour l'affrontement. Même s'ils n'ont rien à y voir, parce que cette guerre sanglante est entre islamistes: les Frères musulmans d'une part et de l'autre, l'armée d'Al-Sisi, également musulman convaincu.

Des dizaines et des dizaines d'églises profanées, de couvents et d'hôpitaux chrétiens brûlés ... Trop souvent, les chrétiens sont les boucs émissaires de luttes violentes d'autres pouvoirs.

Du reste, même dans l'Occident qui se veut libéral, le discours public aime souvent criminaliser sans raison l'Eglise et les chrétiens, faisant d'eux la cible du mépris et de l'intolérance.

«Boucs émissaires», disait-on, dans le sens indiqué par le grand philosophe René Girard: c'est-à-dire comme «l'agneau sacrificiel» par excellence, Jésus-Christ. La victime qui met d'accord les différents pouvoirs de ce monde.

Un autre Girard, presque homonyme du philosophe (il s'appelle Renaud), a été interviewé hier par le "Corriere della Sera" sur la tragédie en Egypte.
Renaud Girard, qui a été pendant des années correspondant de guerre du «Figaro», puis essayiste, auteur de livres importants sur les guerres au Moyen-Orient, a expliqué: «Il n'y a aucun problème d'incompatibilité de la démocratie avec le monde arabe. Mais il en existe bel et bien un, avec l'islam».

Et il a donné l'exemple de pays non-arabes, mais musulmans comme le Pakistan ou l'Iran où, en fait, la démocratie et le respect des droits de l'homme sont des chimères. Ou bien, il y a le cas de la Turquie d'Erdogan qui est «restée profondément intolérante envers ceux qui ne pensent pas comme elle» et, avec la récente répression de la place Taksim, a montré commbien il était «ridicule» de le comparer, en Occident, à des hommes d'état et des démocrates-chrétiens du calibre d'Adenauer et De Gasperi».
Au contraire - explique Girard - le Liban, le seul pays au Moyen-Orient à forte présence chrétienne, montre comment l'on peut «vivre ensemble, s'écouter et débatttre».
La raison en est simple: «Parce qu'il n'existe pas dans la civilisation musulmane une séparation entre la sphère religieuse et la sphère politique. Il n'y a jamais eu, depuis le VIIe siècle, de séparation entre le pouvoir politique et celui religieux, qui est en revanche la base de la civilisation occidentale. Et dès le début du christianisme».
Girard attire ici l'attention sur les paroles fondamentales de Jésus dans l'Evangile: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu».

En fait, l'on touche ici un sujet qui a été l'un des plus formidables enseignements de Joseph Ratzinger: la démolition de la «théologie politique».
Le monde n'a pas compris la voix providentielle que cet homme a représentée pour notre temps. Et ne l'a pas écouté. Perdant ainsi une grande opportunité.

Dans une de ses pages fameuses, Ratzinger écrivait: «Le christianisme, contrairement à ses déformations, n'a pas fixé le messianisme dans le politique. Il s'est au contraire toujours employé, dès le début, à laisser le politique dans la sphère de la rationalité et de l'éthique. Il a enseigné l'acceptation de l'imparfait et l'a rendu possible. En d'autres termes, le Nouveau Testament connaît un ethos politique, mais aucune théologie politique ».

Dans son dernier livre, «Critica della teologia politica» (1), Massimo Borghesi (le plus grand intellectuel catholique d'Italie) (2) explique, avec une multitude de raisons et d'intuitions surprenantes, cette caractéristique originelle du christianisme, si riche en conséquences pour l'Occident, et si brillamment illustré, dans les temps modernes, par Ratzinger.

«Chez le théologien Ratzinger, la lecture 'libérale' de saint Augustin - écrit Borghesi - permet le dialogue avec la modernité, un dialogue dont le fruit le plus mûr, selon le pape, est le Concile Vatican II, une véritable synthèse entre catholicisme et libertés modernes».

Borghesi montre que Ratzinger a souvent été radicalement incompris. Le cas le plus frappant est celui du fameux discours de Ratisbonne que les médias ont relancé comme une invitation explosive au choc des civilisations et des religions.

Mais c'était exactement le contraire: il voulait établir pour tous (y compris pour les chrétiens et pour les laïcs occidentaux) les frontières entre moment théologiques et choses politiques, reconnaissant à la raison - plutôt qu'à la force et au pouvoir - la méthode de communication entre les deux camps et entre les différentes religions.

Mais ce Benoît XVI qui, en interprète idéal du Concile, fonde une vraie laïcité, est une voix qui interpelle non seulement les chrétiens (les appelant à un examen autocritique de certaines déformations du passé), non seulement les musulmans (les exhortant de reconnaître la raison, c'est-à-dire le «logos» comme digne de Dieu, et non la violence), mais aussi les laïcs occidentaux.

En fait, avec Ratzinger, la pensée chrétienne, en rencontrant la pensée libérale, promeut le «relativisme» en politique, donc l'acceptation de la politique comme règne de l'imparfait, exaltant la moralité de compromis.

Et Ratzinger indique le risque du messianisme religieux, mais aussi des messianismes laïcs qu'ont été les idéologies totalitaires du XXe siècle. Et comment sont toutes les nouvelles idéologies qui portent l'«absolu» dans la politique, avec des utopies néfastes, avec des prétentions à la perfection qui exigent de «redresser le bois tordu de l'humanité» par l'État ou de changer la nature par la loi.

Il n'y a pas que les musulmans qui ont besoin de cette leçon de laïcité qui vient des origines chrétiennes et qui, durant ces dernières années a été diffusé dans le monde entier par le grand magistère du pape Benoît XVI. Il y a aussi les chrétiens - que l'on pense à certains fondamentalismes d'outre-Atlantique, fomentés par certains présidents américains (ndt: allusion au mouvement 'teocon' aux USA).
Et de nombreux laïcs d'Occident auraient besoin d'un bain ratzingerien de vraie laïcité et de rationalité. Que l'on pense à certains jacobinismes (également au-delà des Alpes) [ndt: donc en France! attention, en italien "jacobinisme" n'a pas connu le nettoyage sémantique qu'il subit dans notre pays]; au manichéisme de ceux qui vivent la politique comme théâtre de la bataille entre le Bien et le Mal absolu; aux mythologies qui se créent autour de tel ou tel chef; au dogmatisme et au fanatisme de ceux qui alimentent la phobie de l'ennemi apocalyptique; au doctrinaire qui attise les flammes de la haine ou trompe les gens avec des espoirs de palingenèse totale (une rédemption messianique laïque) et de bonheur par la politique.

Une fois de plus, nous pourrions dire avec Ratzinger que «le premier service que la foi rend à la politique est la libération de l'homme de l'irrationalité des mythes politiques qui sont le véritable risque pour notre temps.»

C'est l'une des grandes tâches des chrétiens. Pas seulement en Egypte.

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Notes

(1) Critica della teologia politica
Présentation de livre sur le site de l'éditeur:
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Après l'effondrement des "Twin Towers" à New York, le 11 Septembre 2001, le «retour du religieux» sur la scène mondiale a coïncidé avec un conflit théologico-politique qui n'est pas encore éteint. De la progression des branches radicales de l'islam, à la réaction theocons, aux secteurs ultra-orthodoxes en Israël, à l'Hindouisme nationaliste, le vent du «Dieu des armées» est appelé à alimenter le feu d'identités antagonistes. Le «choc des civilisations» devient un affrontement «théologico-politique». La critique du fondamentalisme trouve son modèle originel dans le christianisme qui, avec le Concile Vatican II, recrée l'antique paradigme paléochrétienne culminant dans la «Cité de Dieu» de saint Augustin.


(2) Massimo Borghesi est l'un des contributeurs du site de la fondation Oasis, promue par le cardinal Scola pour le dialogue entre "chrétiens et musulmans en un âge de métissage des civilisations"

Massimo Borghesi est Professeur ordinaire de Philosophie Morale à la Faculté de Lettres et Philosophie de l’Université de Pérouse. Il est professeur d’Histoire de l’Athéisme à l’Université Pontificale Urbanienne. Il est l’auteur de livres sur la sécularisation et d’articles sur le rapport entre religion et interculturalité