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Mauvais timing, ou intention délibérée?

Barbara Spinelli, sur la Repubblica prétend expliquer aux Papes comment faire de la "vraie" théologie, et "imagine" à travers une fiction que François n'a rien à faire de l'encyclique sur la foi: son encyclique à lui, elle n'est pas écrite, elle est vécue, c'est Lampedusa (12/7/2013, mise à jour).

Ce texte présente toutes les tares de la société médiatique lorsque certains de ses représentants, membres de la confrérie des « éditocrates toutologues » entendent se mêler des affaires de l'Église: le lieu commun vaut théologie, le prêt-à-penser vaut droit canon. (cf. ici)
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Il Vaticanista
(cf. Instrumentalisation, expectatives) citait plusieurs articles de La Repubblica, (journal certes pas particulièrement connu en France, mais source de toute l'information en provenance d'Italie, spécialement du Vatican, pour nos propres médias) qui relevaient selon lui de l'instrumentalisation du Pape François.
Parmi eux, celui de Barbara Spinelli (1), l'une des éditorialistes-vedettes.
Ce qu'elle imagine peut sembler, par certains aspects, pas totalement incongru. Elle confirme, en tout cas, que la sortie de l'encyclique simultanément avec la visite à Lampedusa était un très mauvais timing. Car les faits sont là: "Lumen Fidei" est totalement passée à la trappe, déjà oubliée (elle est même pratiquement introuvable en librairie).
Sous Benoît XVI, on aurait parlé de faute de communication, voire de bourde.
Ici, la question est: pourquoi tant de hâte à publier cette encyclique (dont la sortie sous la signature de François était initialement prévue à l'automne), comme si on voulait se dépêcher de la "liquider" avant les vacances?

L'article illustre par ailleurs la démagogie des immigrationnistes effrénés issus de la grande bourgeoisie cosmopolite et intellectuelle, qui écrivent dans la presse de gauche. Bien entendu, Barbara Spinelli néglige totalement ce qui a été rappelé dans ces pages, que les malheureux meurent en méditerrannée, non pas parce que nous sommes de méchants racistes qui refusons de les accueillir (il suffit de regarder autour de nous pour voir que ce n'est pas le cas), mais parce qu'ils FUIENT leur pays.

Autre thème d'intérêt: l'article est un catalogue de rancoeurs contre Benoît XVI (allusion au "grand inquisiteur", à ceux qui écrivent des "mots doctes", des préceptes, des vérités absolues, qui gardent les yeux fixés sur le crucifix, donc sur la mort du Christ, plutôt que sur ses oeuvres terrestres, etc..), opposé à dessein à François, paré dès lors de toutes les vertus.
Pourquoi les media (i.e. les intérêts qu'ils représentent) détest(ai)ent-ils Joseph Ratzinger à ce point?

     

Le crime de l'indifférence

Barbara Spinelli (1)
http://www.repubblica.it/
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Essayons d'imaginer une histoire complètement différente, de cette dernière semaine du Pape. Une histoire secrète, non confessée, non officielle. Parfois, il arrive qu'une histoire fantasmée s'approche de la vérité.

Alors, imaginons ceci: que le pape François a accepté de signer une encyclique écrite presque entièrement par Joseph Ratzinger, parce que l'encyclique ne l'intéressait pas du tout. Ce qui l'intéressait par-dessus tout, qui l'appelait, c'était le voyage à Lampedusa, sur le bord de la Méditerranée où sont morts, depuis 1988, 19000 migrants fuyant la pauvreté, les guerres, les actes de torture. D'autres drames, nous en verrons, avec l'Egypte qui sombre dans le chaos et les massacres.

Le mal de ce monde est si grave, les péchés des individus, de leurs Etats, et même de l'Église sont si vastes, que traiter de théologie à la manière traditionnelle - avec des préceptes, des vérités absolues - peut sembler une distraction, sinon une incurie. On comble un vide, pour l'occulter. On le remplit de mots doctes, quand la situation d'urgence est autre: aller dans cette île, symbole de notre (??) hypocrisie et de notre déshonneur. La théologie ne fait pas pleurer, et c'est surtout de larmes que nous avons besoin a dit le Souverain Pontife. Le monde est sorti de ses gonds, 19 000 décès sont un scandale qu'aucun politicien ne pleure, et le Pape a trouvé le mot qui le met à nu et qui le définit: la mondialisation de l'indifférence.

C'est comme si le pape disait (mais nous imaginons!): «Je n'écris pas d'encyclique pour l'instant. Ou plutôt, j'en propose une toute nouvelle: me faisant témoin et pasteur, qui ne théorise pas, mais agit. Je vais là où les larmes sont la substance du monde». Comme Achab, le chasseur de la baleine blanche dans Moby Dick: de dessous son chapeau rabattu, une larme tombe dans l'océan. «Tout le Pacifique ne contenait pas autant de richesses que cette misérable goutte». Parce que là où il y a de la théologie, il n'y a pas de théophanie: où il y a idéologie, on parle de Dieu, mais Dieu ne se manifeste pas.

Imaginons que ce soit une forme d'exil, ce refus d'écrire une encyclique maintenant. Un «s'exiler en restant là», explique Carlo Ossola dans un article de Février 2012 sur Il Sole 24 Ore: un "peregrinatio in stabilitate" (un pélerinage avec le coeur), selon les anciens moines. Une «désoccupation de l'espace» pour accueillir le prochain sans qu'il devienne une gêne, disait Roland Barthes. C'est ce que Jésus a fait, qui n'a pas écrit de traités, mais allait parmi les gens «dans les rues sombres de la ville» (dans les «banlieues existentielles» évoquées en mars par le Pape), comme le Christ raconté par Dostoïevski qui revient sur la terre et qui s'échappe de la prison du Grand Inquisiteur de Séville.

Jésus ne sculpte pas de lois divines sur la pierre, quand il assiste au procès de la femme adultère: il est urgent d'arrêter un lynchage. Dans un premier temps, il se tait, se penche et écrit sur le sable une autre loi, qui n'est pas fixe car sur le sable passe le vent. L'important est que sa parole fasse son chemin dans les esprits, ouvrant une brèche et faisant silence tout autour. Ils disent que ce n'est pas de la théologie: en réalité, c'est de la théologie différente.

Gianfranco Brunelli l'explique bien dans un article sur Il Regno (la revue qu'il dirige): il y a un style chrétien (le style de Jésus), pas moins sophistiqué que les doctrines, et le Pape le fait sien quand il proclame: «Le monde d'aujourd'hui a tellement besoin de témoins. Pas de maîtres, mais de témoins. Ne pas parler beaucoup, mais parler avec toute la vie» (18 mai 2013).

La Parole est centrale dans le christianisme et les religions du Livre. Pas la parole écrite doctement. Mais celle qui parle à l'autre: aux souffrants, aux submergés; aux «chers immigrés musulmans», auxquels le Pape souhaite un Ramadan plein d'«abondants fruits spirituels», et à tous ceux qui face à la souffrance disent tout au plus «les pauvres!» et, impassibles, passent outre. François ne passe pas outre, et même, il se range parmi les coupables d'indifférence: «Alors, beaucoup d'entre nous, moi je m'inclus dedans, nous sommes désorientés, nous ne sommes plus attentifs au monde dans lequel nous vivons, nous ne nous soucions pas, nous ne gardons pas ce que Dieu a créé pour tout le monde et nous ne sommes même plus capables de prendre soin les uns des autres (...) Nous sommes habitués à la souffrance des autres, elle ne nous concerne pas, ce n'est pas notre affaire».

L'Église romaine est pécheresse, tout comme dans la Divine Comédie de Dante, elle est responsable du monde sorti de ses gonds, dévastée par le pouvoir temporel. Et les coupables sont les dirigeants de l'Occident, qui tolèrent cette pauvreté extrême et une Méditerranée funèbre, et le commerce immonde de ceux qui «profitent de la pauvreté des autres, en font une source de revenus».

En arrivant à Lampedusa, le pape a souri aux migrants, mais sinon, son visage était absorbé, la tête baissée. Pendant la messe, il n'est pas passé dans la foule, il n'a pas échangé de salutations. Celui qui bâtit des doctrines n'a pas la tête baissée, il a les yeux fixés sur le crucifix: donc davantage sur la mort de Jésus que sur sa vie et ses oeuvres terrestres. Mais celui qui expie, ou est triste, ou pense tout simplement, et se tait comme Jésus avec la femme adultère, celui-là a la tête baissée.

A quoi pense le Pape? Dans son homélie, il l'a dit. Depuis qu'il a su qu'il y avait tant de morts en mer (ndt: les nouvelles ne vont pas vite, vers le Vatican!! ce n'est pas récent!), la pensée de la tragédie s'est fichée «comme une épine dans le cœur qui apporte la souffrance». Et il a tout de suite répondu oui à l'invitation à se rendre dans l'île. L'encyclique lui était indifférente (imaginons, encore une fois!): «J'ai senti que je devais venir ici aujourd'hui pour prier, pour accomplir un geste de proximité, mais aussi pour éveiller nos consciences afin que ce qui s'est passé ne se reproduise pas». par deux fois, il a dit le mot - «Que cela ne se reproduise pas s'il vous plaît» - comme un mendiant qui a de la colère en lui et la retient.

Il a aussi pensé aux quelques paroles que Dieu adresse à l'humanité dans la Genèse. Une première fois quand l'homme qu'il vient de créer pèche: «Où es-tu Adam?». Puis au premier fratricide: «Caïn: Où est ton frère?». Le résultat en est une «chaîne de fautes qui est une chaîne de mort». D'où la troisième question du Pontife: «Qui parmi nous a pleuré pour cette raison et pour des événements comme celui-ci?». La conclusion à laquelle il arrive n'est pas celle à laquelle nous sommes habitués: aucune allusion au relativisme et au nihilisme, mots européens des siècles passés. Les larmes, l'anesthésie du coeur, sont essentielles. «Nous sommes une société qui a oublié l'expérience du 'pleurer', du 'souffrir-avec'». C'est la mondialisation de l'indifférence: c'est terrible parce qu'«elle nous a enlevé la capacité de pleurer». Parce qu'elle se nourrit de politiques qui génèrent le chaos et appellent cela la paix.

Tout cela, nous pouvons l'imaginer, sans trop nous éloigner de la réalité. On dit qu'un tel pape est impolitique, car il va dans les périphéries existentielles détestése par les Grands Inquisiteurs, et il fait de la politique quand il pourrait s'installer dans une encyclique. L'irritation est grande. Il suffit de mentionner la réaction de Cicchitto, héraut de Berlusconi: «Une chose est la prédication religieuse, une autre est la gestion par l'Etat d'un phénomène aussi difficile que l'immigration irrégulière».

Le péché d'indifférence a une longue histoire en Europe. L'écrivain Herman Broch l'appelait, racontant l'Allemagne pré-hitlérienne, crime d'indifférence: plus grave encore que le péché d'omission, parce qu'on ne peut pas le poursuivre pénalement (dans le premier cas, il y a au moins l'infraction de non-assistance). L'indifférent n'était pas éveillé, quand il le pouvait. «Il n'était pas attentif au monde dans lequel nous vivons», a dit le Pape: «Nous n'avons pas soigné et préservé ce que Dieu a créé pour tous».

Qui défend son bien-être en rejetant à la mer les «hommes de trop» utilise le christianisme, en déguisant mal le racisme et en se ralliant autour de la triade: «Dieu, famille, patrie tribale». Il a même, comme Cicchitto, l'impudence d'invoquer la laïcité: que les États gouvernent, et que les papes écrivent des encycliques. Désobéissant, imperturbable, le Pape rompt cet ordre embaumé. Ce n'est pas un hasard si son nom est François.
Nous savons que les sermons de François ont changé le monde.

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(1) Barbara Spinelli (notice wikipedia en italien it.wikipedia.org/wiki/Barbara_Spinelli , il est intéressant de noter qu'elle est "fille de")

Née à Rome en 1946, Barbara Spinelli a participé à la fondation du quotidien La Repubblica et a travaillé au Corriere della Sera. Entrée comme éditorialiste en 1985 à La Stampa, elle est revenue à La Repubblica en 2010. Philosophe de formation, journaliste spécialisée dans l'Europe centrale et orientale, elle est la fille d’Altiero Spinelli, grande figure de l’antifascisme (issu du communisme) et fondateur du Mouvement fédéraliste européen, qui donnera naissance à l'Union des Fédéralistes Européens.
(http://www.presseurop.eu/fr/content/author/166311-barbara-spinelli)

(Magnifique pluralité de la presse!!!)