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Eglise et politique - Concile

Le christianisme au-delà de la tradition: Extrait d'une interviewe accordée par le cardinal Ratzinger au Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 8 mai 2000 (5/6/2013)

In « Est-ce qu Dieu existe », Joseph Ratzinger – Paolo Florès d’Acaïs, pp 125 ; texte traduit de l’allemand par Philippe Ivernel.

     

Aujourd'hui, il nous faut admettre que ce consensus chrétien de base, qui paraissait encore tenir il y a cinquante ans, se désagrège de plus en plus. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’Eglise n'aurait plus rien à dire à une société en mutation. Certes, il lui faudra ici ou là opérer une retraite face à la société globale ; elle ne peut plus comme à des époques antérieures influer sur la politique. Toutefois, l'Église ne saurait davantage se condamner au silence là où elle est convaincue non pas de combattre pour des affaires d'Église, mais de défendre pour ainsi dire un minimum éthique, lequel est nécessaire et pourrait et devrait être en principe évident pour préserver "l'humanum".

     
Eglise et politique
Frankfurter Allgemeine Zitung: Popper et Kelsen (*) ont souligné que la démocratie comme régime de nécessité sans alternative n'est précisément pas une méthode pour découvrir la vérité et ne se fonde pas non plus sur la vérité, mais qu'elle met au contraire délibérément entre parenthèses les problèmes de vérité afin de permettre la vie en commun d'après la devise la majorité au lieu de la vérité. Est-ce la raison pour laquelle le transfert du modèle de la démocratie sur l'Église ne peut fonctionner ?

Cardinal Joseph Ratzinger: Sur ce point, j'approuve Popper et Kelsen. La démocratie a son domaine bien déterminé où elle prend tout son sens, mais il existe aussi des domaines où elle ne convient pas. Si l'idée de vérité se trouve en crise, l'Église se voit aussi réduite à sa dimension sociologique, et le concept de peuple-dieu n'est surtout plus compris à partir de Dieu. Les chrétiens estiment alors qu'il nous faudrait pour ainsi dire inventer ce que doit faire l'Église, et nous ne pourrions le faire judicieusement que sur la voie du principe de majorité. Mais si les membres d'un groupe cherchent ensemble ce qu'ils veulent croire, je me demande alors comment la majorité qui se décide pour quelque chose peut y engager la minorité.

F. A. Z.: Est-ce que la profession de foi en faveur d'une démocratie neutre quant à la vérité n'implique pas aussi un plaidoyer pour le concept de différenciation ? L'Église déclarant donc : nous revendiquons de garder intactes nos ambitions de vérité, mais ne nourrissons pas pour l'ensemble de la société pluraliste de prétentions à faire valoir qui aillent plus loin. Et étant donné cet arrière-plan, l'idée d'une politique chrétienne au sens des partis « C »** ne va-t-elle pas aussi devenir nécessairement incompréhensible ?

C. J. R.: La fermeture de l'Église sur elle-même ne fonctionne naturellement pas aussi parfaitement - pour parler en termes de théorie systématique. Précisément parce que le concept de vérité porte en lui une dynamique universelle et a l'ambition de pouvoir être compris également par d'autres domaines que ceux purement ecclésiastiques au sens étroit.
Mais il est juste que l'Église doit exactement différencier entre les ambitions qu'elle veut soumettre à la société tout entière et rappeler à la conscience, et celles où elle doit s'accommoder. Cela dépend beaucoup des situations historiques. Dans l'Empire romain, où l'Église ne représentait qu'une minuscule minorité, elle a pu néanmoins s'opposer avec une efficacité publique toujours grandissante à l'adoration obligatoire de l'empereur dictée par la religion politique. Ce fut un aiguillon qui par la suite mit en question tout le système et le conduisit finalement à l'effondrement.
Il en va autrement dans une société où règne encore une forme de consensus chrétien de fond. Tocqueville a trouvé en Amérique une conscience protestante de base qui portait la démocratie et sur laquelle pouvaient s'appuyer les chrétiens. En Europe également, il y eut toujours, même après les Lumières et la séparation des Églises et de l'État, une conscience de fond chrétienne plus ou moins fortement marquée. Ce qui se cristallise par exemple dans la conception du mariage et de la famille - ou prenez encore les jours de fête comme éléments d'une structuration de l'année.
Aujourd'hui, en tout cas, il nous faut admettre que ce consensus chrétien de base, qui paraissait encore tenir il y a cinquante ans, se désagrège de plus en plus. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’Eglise n'aurait plus rien à dire à une société en mutation. Certes, il lui faudra ici ou là opérer une retraite face à la société globale ; elle ne peut plus comme à des époques antérieures influer sur la politique.
Toutefois, l'Église ne saurait davantage se condamner au silence là où elle est convaincue non pas de combattre pour des affaires d'Église, mais de défendre pour ainsi dire un minimum éthique, lequel est nécessaire et pourrait et devrait être en principe évident pour préserver l'humanum. A quoi s'ajoutent par exemple la question du caractère irréductible de la vie humaine, ou encore celle de la structure de la famille, quand d'autres communautés de vie prennent place à ses côtés.
Si l'Église veut obtenir que le minimum éthique défendu par elle se retrouve aussi dans la législation, elle ne peut simplement argumenter avec la doctrine ecclésiastique, mais elle devra s'efforcer de conférer à ses positions une évidence universelle.
Donc, l'ambition publique affichée par l'Église variera selon la situation historique. Mais elle ne pourra jamais être complètement neutre vis-à-vis des structures éthiques d'une société donnée. Dans quelle mesure des partis ont le droit ou le devoir de se comprendre eux-mêmes comme chrétiens, c'est là une autre question, à laquelle je n'ose répondre maintenant.

* * *

(*) Karl Popper (1902-1994) philosophe autrichien http://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Popper
Hans Kelsen (1881-1973), juriste austro-américain : http://fr.wikipedia.org/wiki/Hans_Kelsen

(**) Christlich, chrétien, comme dans CDU

Concile
F. A. Z.: En conclusion, Éminence, jetons encore un regard sur la théologie à l'échelle mondiale. En ce commencement du nouveau millénaire, on a l'impression que les problèmes de compréhension entre les positions théologiques particulières au sein du christianisme sont devenus si explosifs qu'on ne peut plus parler de pôles à l'intérieur d'un même spectre, mais d'astres différents, qui dans leur navigation se croisent sans rapport les uns avec les autres. Dans ce contexte se présente l'exigence de convoquer un nouveau concile ou un synode général pour exposer ouvertement - et si possible mener à des solutions d'entente - les conflits qui couvent à la suite de Vatican II.

C. J. R.: Vous connaissez peut-être aussi cette histoire de Grégoire de Naziance, évêque et Père de l'Église ; lorsque l'empereur l'invita, en 380, au concile de Constantinople, il répondit par lettre qu'il ne se rendrait plus jamais à un concile, car il n'avait encore jamais connu dans les conciles autre chose que disputes, colères et multiplication des conflits : cela ne réussit qu'à tout aggraver.
Telle fut l'expérience que fit Grégoire avec les conciles du IVe siècle, expérience qui était indubitablement juste dans une perspective historique rapprochée.
Dans une perspective éloignée cependant, il nous faut dire que ces conciles étaient fondamentaux et ont représenté des phénomènes positifs pour l'auto clarification de l'Église et de sa foi.
Mais ce qu'il y a de remarquable dans cette lettre - que Luther au demeurant a citée avec jouissance par la suite, lorsqu'il n'eut plus la moindre envie de concile -, c'est le constat qu'un concile est toujours une intervention forte dans l'organisme de l'Église. J'aimerais comparer celle-ci à une opération grave. Pour autant, il faut parfois qu'une telle intervention se fasse dans un organisme. Mais on doit aussi réfléchir au fait que toute intervention chirurgicale commence par jeter l'organisme dans la confusion et les complications, et ne mène pas à l'amélioration des choses par un simple automatisme.
Nous voyons bien - et personne, selon moi, ne peut le nier empiriquement avec sérieux - l'immense ébranlement que Vatican II a provoqué dans l'Église catholique et dans la chrétienté. Tant que cet ébranlement n'aura pas été transmué en réalité positive, je crois personnellement qu'une telle intervention créerait pour le moment davantage de trouble qu'elle ne pourrait apporter de solution et de guérison.
Mais ce qui est nécessaire, ce sont des mécanismes accrus de consultation et de rencontre ; le synode des évêques ne représente que l'un d'entre eux. Je crois que des formes de rencontre moins centralisées, moins spectaculaires, sont plus fécondes, parce qu'elles permettent une discussion plus intense, parce qu'une moindre pression s'exerce de l'extérieur et que des processus de maturation plus tranquilles peuvent alors s'y accomplir. À mon sentiment, il faudrait plutôt se mettre en quête aujourd'hui d'autres formes pour renforcer les contacts dans l'épiscopat mondial, de formes capables de mettre ces contacts régionaux à leur tour en relation entre eux. Ainsi pourrait se réaliser effectivement à long terme quelque chose comme un concile réellement œcuménique, mais selon un mode de maturation et d'épanouissement historique plus serein.