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La Création

En 1981, le cardinal Ratzinger proposait une catéchèse sur la création, en 4 sermons de Carême, dans la cathédrale de Munich. Voici le premier (24/8/2013)

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Ces sermons ont été publiés dans l’ouvrage « Au commencement Dieu créa le Ciel et la terre » (1986 , ed Fayard)

Préface du Cardinal

La menace de l'œuvre de l'homme sur le vivant, dont on parle aujourd'hui de tous côtés, a donné au thème de la Création une gravité nouvelle.
Mais, paradoxalement, on constate en même temps la disparition presque totale du message de la Création dans la catéchèse, la prédication et la théologie. On cache les récits de la Création, leur signification est considérée comme n'étant plus supportable.
Voilà la raison pour laquelle je me suis décidé, au printemps de 1981, à tenter une catéchèse de la Création en quatre sermons de Carême destinés aux adultes, en la Cathédrale Notre-Dame de Munich.
Je n'avais pu alors répondre à la demande qui m'avait été faite de les publier sous forme de livre, faute de temps pour réviser les différentes transcriptions mises aimablement à ma disposition.
Au cours des années suivantes, depuis ma nouvelle charge, je me suis rendu compte plus clairement encore de l'urgente gravité du problème de la Création dans la prédication actuelle. Aussi me suis-je senti poussé à reprendre ces vieux manuscrits et à les préparer pour la publication. Leur caractère est resté inchangé quant au fond, dans les limites propres à la prédication. J'espère que ce petit livre servira de stimulant à d'autres pour qu'ils fassent mieux, et pour que le message du Dieu Créateur trouve à nouveau le rang qui lui est dû dans notre prédication.

A Rome, jour de la fête de saint Augustin, l'an 1985.

Joseph, Cardinal Ratzinger.

     

Premier sermon: Dieu créateur

Dieu dit « Que les eaux qui sont sous le ciel s'amassent en une seule masse et qu'apparaisse le continent » et il en fut ainsi.

Dieu appela le continent « terre » et la masse des eaux « mers », et Dieu vit que cela était bon.

Dieu dit : « Que la terre verdisse de ver¬dure : des herbes portant semence et des arbres fruitiers donnant sur la terre selon leur espèce des fruits contenant leur semence » et il en fut ainsi. La terre produisit de la verdure : des herbes portant semence selon leur espèce, des arbres don¬nant selon leur espèce des fruits contenant leur semence, et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir et il y eut un matin troisième jour.

Dieu dit : « Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit ; qu'ils servent de signes, tant pour les, fêtes que pour les jours et les années qu'ils soient des luminaires au firmament dit ciel pour éclairer la terre » et il en fut ainsi. Dieu fit les deux luminaires majeurs le grand luminaire comme puissance du jour et le petit luminaire comme puissance de la nuit, et les étoiles. Dieu les plaça au firmament du ciel pour séparer la lumière et les ténèbres, et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir et il y eut un matin quatrième jour (Gen. 1, 1-19).

Ces mots par lesquels commencent les Saintes Écritures me font chaque fois l'effet d'un grand et vénérable carillon de fête qui, de loin, touche le coeur par sa beauté et sa noblesse, et laisse entrevoir le mystère de l'Éternel. A ces mots s'associe pour beaucoup d'entre nous le souvenir de la première rencontre avec le Saint Livre de Dieu, la Bible, que l'on nous ouvrait à ce passage. Il nous sortait de notre petite monde enfantin et nous captivait par sa poésie. Il nous laissait deviner quelque chose de l'incommensurabilité de la Création et de son Créateur.
Il nous restait cependant un sentiment de doute devant ces mots. Ils semblent beaux et familiers, mais sont-ils également vrais ? Tout paraît indi¬quer le contraire, car la science positive a depuis longtemps écarté les notions que nous venons de considérer : la conception d'un monde que l'on peut comprendre dans le temps et dans l'espace, qui aurait été créé morceau après morceau en sept jours. Au contraire, nous nous trouvons en face de dimensions qui défient l'imagination. On parle du big-bang d'il y a dix milliards d'années, par lequel commença l'expansion de l'Univers, qui se poursuit indéfiniment. Ce n'est pas successivement que les étoiles furent accrochées, que les végétaux furent créés. La terre et le monde acquirent leur configuration actuelle au gré de processus confus, lents, sur des durées immenses.

Tout cela ne vaut-il donc plus rien ? Il y a quelque temps, de fait, un théologien a pu dire que la Création était devenue une notion dépour¬vue de bases réelles. Pour être intellectuellement honnête, il ne faudrait plus parler de Création, mais seulement de mutation et de sélection. Ce récit est-il vrai ? Ou bien, de même que toute la Parole de Dieu, de même que toute la tradition biblique, n'est-il pas un retour aux rêves de l'enfance de l'humanité, rêves que nous évoquons peut-être avec une certaine mélancolie mais que nous ne pouvons rappeler à nous, car l'on ne saurait vivre de nostalgie? Une réponse positive ne peut-elle être également soutenue à notre époque?

1. La différence entre la forme et le fond dans le récit de la Création.

Une première réponse a déjà été élaborée il y a longtemps, à l'époque où une représentation scientifique du monde se cristallisait peu à peu. Beaucoup d'entre vous l'ont probablement rencontrée dans les classes d'enseignement religieux.

Elle se formule ainsi; la Bible n'est pas un manuel de sciences naturelles, elle n'entend pas l'être. C'est un livre religieux et, en conséquence, on ne peut en tirer d'informations concernant les sciences positives, ni y voir comment s'est opérée la genèse du monde du point de vue de l'histoire naturelle, mais seulement y puiser des connais¬sances de caractère religieux. Tout le reste est image, manière de rendre compréhensible aux hommes les vérités les plus profondes. Il faut distinguer la forme de présentation du contenu présenté. La forme a été choisie selon ce qui était accessible à l'époque, d'après les images avec lesquelles les hommes d'alors vivaient, s'exprimaient et pensaient, grâce auxquelles ils pou¬vaient comprendre les vérités les plus grandes. Seule la vérité mise en lumière par les images en constitue le sens véritable, permanent.

L'Écriture n'a pas l'intention de nous raconter comment les espèces de plantes firent leur appa-rition, comment le soleil, la lune et les étoiles se formèrent, mais, au bout du compte, de nous dire une seule chose : Dieu a créé le monde.
Le monde n'est pas, ainsi que le pensaient alors les hommes en maints endroits, un chaos de forces antagonistes, ni le siège de puissances démoniaques dont l'homme doit se protéger. Le soleil et la lune ne sont pas des divinités qui règnent sur lui. Au-dessus de nous, le ciel n'est pas peuplé de divinités mystérieuses et opposées, mais tout vient d'une seule puissance, de la « raison » éternelle de Dieu, devenu force créatrice dans le Verbe. Tout ceci vient du Verbe de Dieu, de ce même Verbe que nous rencontrons dans l'accomplissement de la foi. Ainsi débarrassa-t-on les hommes, quand ils apprirent que le monde était issu de la Parole, de la peur des dieux et des démons, et l'univers fut rendu libre pour l'élévation de la raison vers Dieu. L'homme fut ainsi ouvert à la rencontre confiante avec Dieu. Il a ressenti dans ces mots là lumière véritable qui, balayant les dieux et les puissances cachées, lui fit comprendre qu'une seule puissance, le Dieu vivant, «s'étend de toutes parts, et nous... dans Ses mains». Cette même puissance qui a créé la terre et les étoiles, celle-là même qui soutient la totalité de l'Univers, nous la rencontrons dans la Parole de l'Écriture sainte. Dans cette Parole, nous touchons à la force primordiale de l'Univers, à la puissance véritable au-dessus de toute puissance.

Je crois que cette thèse est exacte.
Mais elle n'est pas encore suffisante.
Si l'on nous dit de distinguer entre images et sens, nous pouvons objecter : pourquoi ne l'a-t-on pas dit plus tôt ? Car il semble bien que l'on ait enseigné auparavant autre chose : il n'aurait pu y avoir autrement de procès Galilée. On en vient finalement à soupçonner cette thèse de n'être qu'un subterfuge de l'Église et des théologiens, qui ne savent vraiment plus quoi faire, mais sans vouloir l'avouer, et qui cherchent ainsi quelque artifice derrière lequel se retrancher. En somme, on a l'impression que l'histoire de la chrétienté au cours de ces quatre cent dernières années n'a été qu'une longue suite de combats d'arrière-garde au cours desquels, l'une après l'autre, furent enlevées les positions de la foi et de la théologie.
Il est vrai que l'on a toujours trouvé de bons prétextes pour pouvoir se retirer. Mais nous ne pouvons échapper à la crainte d'être peu à peu poussés dans le vide, et que ne vienne le moment où il n'y aura plus rien à préserver, à protéger, où tout le domaine de l'Écriture et de la foi sera occupé par un rationalisme peu enclin à prendre tout cela au sérieux.
A quoi s'ajoute une autre inquiétude. Si les théologiens ou même l'Église peuvent modifier de la sorte les limites entre image et contenu, les frontières entre ce qui se perd dans le passé et ce qui garde aujourd'hui une valeur, pourquoi ne pas faire de même en d'autres domaines, par exemple celui des miracles de Jésus ?
Et pourquoi pas même jusqu'au coeur, là où se trouvent la Croix et la Résurrection du Seigneur ?
Une argumentation qui prétend défendre la foi en disant : « Derrière ce qui est écrit et que nous ne pouvons plus défendre, il y a quelque chose de plus profond », une telle argumentation finit par être davantage un péril pour la foi. C'est alors, en effet, que se pose le problème de l'honnêteté de ces exégètes, la question de savoir s'il subsiste encore quelque chose de solide.
Après de telles explications théologiques, plus d'un est resté finalement sur l'impression que la foi de l'Église est une sorte de méduse que l'on n'arrive pas à attraper, dans laquelle on ne peut rien trouver de ferme. Aujourd'hui circulent de nombreuses interprétations de la Parole biblique faites sans enthousiasme et qui s'apparentent plus à un stratagème qu'à une interprétation. De là vient ce malaise d'un certain christianisme, qui n'est plus vraiment lui-même et, pour cette raison, ne peut plus irradier encouragement et ferveur. Il donne plutôt l'impression d'un petit cercle discutant sans avoir plus rien à dire. L'emphase des mots ne prouve plus la conviction, mais tente seulement d'en masquer la perte.

2. L'unité de la Bible, règle de l'exégèse.

Nous devons nous poser une fois encore la question suivante : la distinction entre image et véritable contenu n'est-elle qu'un subterfuge ? En ce cas, nous ne pourrions plus défendre le texte, quand bien même nous refuserions d'y renoncer. Ou bien y a-t-il des règles extraites de la Bible qui nous montrent des voies similaires, qui fondent cette distinction dans la Bible elle-même ? Met-elle à notre disposition des jalons de cette sorte ? La foi de l'Église les a-t-elle déjà connus auparavant ? Et les a-t-elle reconnus ?

A partir de ces questions, ouvrons une nouvelle fois les Saintes Écritures.
Nous pouvons constater tout d'abord que le récit de la Création du premier chapitre de la Genèse n'est pas, comme un bloc erratique, compact et refermé sur lui-même dès le début.
De fait, les Saintes Écritures n'ont pas été rédigées d'un seul trait, à la façon d'un roman ou d'un manuel. Elles sont bien plus l'écho de l'Histoire de la relation entre Dieu et son peuple. Elles ont surgi de la lutte et des chemins empruntés par cette Histoire. Nous pouvons en percevoir les hauts et les bas, les souffrances et les espérances, l'exaltation suivie de la défaite. La Bible est ainsi l'expression de Dieu en lutte avec l'homme pour se rendre peu à peu compréhensible à lui. Elle est en même temps l'expression de la lutte de l'homme pour comprendre Dieu. Dès lors, le thème de la Création n'est pas posé d'un seul coup. Il traverse l'histoire avec Israël. Oui, toute l'Ancienne Alliance n'est qu'un cheminement avec la Parole de Dieu. C'est seulement dans un tel cheminement que, pas à pas, s'est formée la signification de la Bible. Ce n'est que dans sa totalité que nous pouvons connaître la vraie direction de ce chemin. En lui, l'Ancien et le Nouveau Testament sont unis. L'Ancien Testament apparaît aux chrétiens, dans son ensemble, comme une progression vers le Christ. C'est seulement quand il arrive à Lui que devient évident son sens véritable, ce qu'il avait fait peu à peu comprendre. Ainsi le fait particulier reçoit son sens du tout, et le tout reçoit sa signification de son but : le Christ. Nous n'interprétons correctement le texte particulier que du moment où nous le comprenons comme une étape d'un chemin qui nous fait aller de l'avant, quand nous découvrons en lui la pente, la direc¬tion propre de ce chemin. Ainsi l'ont entendu de tout temps les Pères et la foi de l'Église.

Que signifie donc cette découverte pour la compréhension de l'histoire de la Création ?

Une première remarque s'impose : Israël a toujours cru au Dieu Créateur et il a communié en cette croyance avec toutes les grandes cultures du monde antique. Car même à travers les éclipses du monothéisme, toutes les grandes cultures ont toujours eu connaissance du Créateur du ciel et de la terre. De plus, on trouve d'étonnants traits communs entre des civilisations qui ne se sont jamais rencontrées. Dans ces traits communs, il est légitime de voir un reflet du contact très profond, jamais tout à fait perdu, de l'humanité avec la Vérité divine. En Israël même, le thème de la Création a connu maintes vicissitudes. Il n'en a jamais été totalement absent, mais il n'a pas toujours revêtu la même importance. En certaines périodes, Israël était si absorbé par les souffrances ou les espérances de son Histoire, si obnubilé par le présent qu'il ne ressentait pas la nécessité de contempler la Création, qu'il n'en avait même pas la possibilité. L'exil à Babylone fut le véritable moment où la Création devint le thème dominant. A cette époque, le récit que nous venons d'entendre, bien que fondé sur d'antiques traditions, reçut sa forme actuelle et définitive. Israël avait perdu sa terre et son Temple. Pour les mentalités du temps, c'était là quelque chose d'incompréhensible. Cela voulait dire que le Dieu d'Israël, auquel on avait pu enlever son peuple, sa terre, ses adorateurs, était vaincu. Un dieu qui ne pouvait protéger ses adorateurs et son culte passait alors pour un dieu faible, un dieu qui n'en était plus vraiment un, un dieu qui se retirait de la scène. Aussi l'expulsion hors de son territoire, sa disparition de la carte des peuples furent-elles une énorme épreuve pour la foi d'Israël : notre Dieu est-il vaincu, notre foi est-elle vaine ?

Les prophètes ouvrirent alors une nouvelle page et enseignèrent à Israël que c'est alors que se montrait le visage véritable de Dieu, qui n'était pas lié à un bout de terre. Il ne l'avait jamais été. Il avait promis cette terre à Abraham avant que celui-ci n'y demeurât. Il avait conduit son peuple hors d'Égypte. Il pouvait faire l'une et l'autre choses, car Il n'était pas le Dieu d'un territoire, mais disposait du ciel et de la terre. Aussi pouvait-Il maintenant chasser son peuple infidèle dans un autre pays, afin de s'y manifester. On comprenait à présent que ce Dieu d'Israël n'était pas un dieu comme les autres, mais Dieu, qui dispose de tous les pays et de tous les peuples. Cela, Il le pouvait, car Il avait Lui-même tout créé, le ciel et la terre. Au milieu de l'exil, de la défaite apparente d'Israël, triomphe l'idée du Dieu qui tient dans Sa main tous les peuples et l'histoire toute entière, qui soutient toute chose, car Il a tout créé, et qui est le siège de toute puissance.

Cette foi devait alors trouver sa propre expression, notamment face aux tentations de la religion babylonienne, apparemment victorieuse. Celle-ci se présentait sous des formes liturgiques fastueuses, par exemple celle du Nouvel An où s'accomplissait et se célébrait la re-création du monde. Elle devait trouver sa propre expression face au grand récit babylonien de la Création, l'Enouma Elich, qui narre à sa manière l'origine du monde. On y raconte que le monde naquit de la lutte entre forces antagonistes et reçut sa forme véritable quand Mardouk, le dieu de la lumière, entra en scène et trancha le corps du dragon primordial. De ce corps tranché naquirent le ciel et la terre. Tous deux, le firmament et la terre, proviendraient du corps éventré du dragon tué. Et de son sang Mardouk aurait fait les hommes. Une image sinistre de la terre et de l'homme nous est offerte ici. Au fond, le monde est le corps du dragon, et l'homme porte en lui le sang du monstre. Dans les profondeurs du monde se tapit l'Ignoble, et au plus profond de l'homme nichent la rébellion, le démoniaque et le mal. Dans cette conception de la Création, seul le représentant de Mardouk, le dictateur, le roi de Babylone, peut contenir le démoniaque et apporter l'équilibre au monde.
De telles représentations n'étaient pas de simples fables : elles expriment les sinistres vicissitudes de l'homme aux prises avec le monde et avec lui-même. Maintes fois, en effet, le monde est à la semblance de la demeure d'un dragon, et le sang de l'homme à celle du sang d'un dragon. Mais, face à ces expériences affligeantes, le récit de l'Écriture sainte affirme qu'il n'en a pas été ainsi.

Toute l'histoire des puissances des ténèbres s'y réduit à une demi-phrase : « Or la terre était vide et vague. »

Dans les mots hébreux qui sont utilisés, on retrouve encore les expressions désignant le dragon, la force démoniaque. A présent, il ne reste plus que le néant en face duquel Dieu est la seule Puissance. Et contre toute crainte des puissances démoniaques, on nous dit : Dieu seul, la raison éternelle, Lui, l'amour éternel, a créé le monde et le tient entre ses mains. Ce n'est que dans cette optique que nous pouvons comprendre la lutte sous-jacente au texte biblique. Son véritable sens est d'écarter tous ces mythes confus et de reconduire le monde à la Raison divine et à la Parole de Dieu.
On pourrait démontrer cela pas à pas à partir du texte. Par exemple, le soleil et la lune sont décrits comme des luminaires que Dieu suspend au ciel pour mesurer les temps. A l'époque, cela devait paraître un énorme sacrilège que de désigner les grandes divinités du soleil et de la lune comme des lampes destinées à mesurer le temps. Voilà l'audace, la sobriété de la foi qui, dans le combat contre les mythes païens, révèle la lumière de la vérité en montrant que le monde n'a rien d'une bataille de démons. Ce monde surgit de la raison, de la raison de Dieu ; il repose sur la Parole de Dieu. Ainsi ce récit de la Création apparaît comme la « lumière » décisive de l'histoire, comme le triomphe sur les angoisses qui avaient enchaîné l'homme. Il signifie l'ouverture de l'homme à la raison, la reconnaissance de sa rationnalité et de sa liberté. Il se montre également comme vraie lumière en ce qu'il asseoit la raison humaine sur le socle de la Raison divine créatrice, afin de la maintenir fermement dans la réalité et dans l'amour. Sans ceux-ci, l'illumination de la raison perd sa mesure et devient finalement insensée.
Il faut encore ajouter autre chose. Je viens de décrire comment, dans sa lutte avec le monde païen, dans sa lutte avec lui-même, le peuple d'Israël apprend lentement ce qu'est la « Création ». Ce récit classique n'est pas le seul texte sur la Création dans les Livres Saints. Un autre texte plus ancien, comprenant d'autres images, le suit immédiatement. On en trouve encore d'autres dans les Psaumes. Après eux se poursuit encore la lutte pour une clarification de la foi en la Création. Lors de la rencontre avec le monde grec, le thème est élaboré de nouveau dans les livres sapientiaux, sans que l'on soit lié par les anciennes images, celle des sept jours entre autres. Nous pouvons voir la Bible elle-même modifier sans arrêt les images au gré d'une pensée en progression. Elle les modifie continuellement afin de témoigner en permanence d'une même chose, venue en réalité de la Parole de Dieu : l'annonce qu'Il est Créateur. Les images de la Bible sont libres, se corrigent perpétuellement, et laissent voir dans leur lente et laborieuse progression qu'elles ne sont que des images révélant une réalité plus profonde et plus grande.

3. Le critère christologique

Nous devons encore faire une remarque décisive : avec l'Ancien Testament, le chemin n'arrive pas à son terme.
On voit dans les livres sapientiaux le dernier pont d'une longue route, qui nous mène vers le message de Jésus-Christ, vers la Nouvelle Alliance. C'est là seulement que nous trouvons le récit de la Création des Saintes Écritures dans ses proportions exactes et définitives.
On y lit : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu... Tout fut par Lui, et sans Lui rien ne fut» (Jn.1,1-3).
Une fois de plus, Jean reprend consciemment les mots du début de la Bible et relit le récit de la Création en fonction du Christ, afin de répéter de façon définitive ce en quoi consiste, à travers les images, la Parole par laquelle Dieu veut remuer nos coeurs. Il devient alors évident que nous autres chrétiens ne lisons pas l'Ancien Testament en lui-même et pour lui-même. Nous le lisons toujours avec Lui et par Lui. C'est la raison pour laquelle la loi de Moïse, les préceptes de purification, les normes sur les aliments et tout le reste ne nous obligent pas en conscience, sans que pour autant la Parole biblique se vide de sa signification. Nous ne lisons pas tout cela comme quelque chose d'achevé, se suffisant à soi-même. Nous le lisons avec Celui en qui tout s'accomplit, dans Lequel toute chose trouve ses valeur et vérité propres. Ainsi, le récit de la Création, comme la loi, se lit avec Lui. Par Lui, et non par quelque artifice inventé plus tard, nous savons ce que Dieu a voulu semer petit à petit, au cours des siècles, dans le ceeur et dans l'âme de l'homme.
Le Christ nous libère de l'esclavage de la littéralité, et nous rend ainsi la liberté des images.

L'Église primitive et celle du Moyen-Age le savaient aussi. Elles savaient que la Bible forme un tout et que nous ne la comprenons correctement que par et avec le Christ. Nous la comprenons dans la perspective de la liberté qu'Il nous a donnée. Nous la comprenons dans la profondeur avec laquelle Il rend manifeste ce qui est au-delà des images, l'inébranlable fondement sur lequel nous pouvons de tous temps nous appuyer. A l'époque moderne, on a commencé à oublier cette dynamique, la vivante unité de l'Écriture que nous ne pouvons saisir qu'avec le Christ, dans la liberté qu'Il nous donne et la sécurité qui en résulte. La nouvelle mentalité historique ne voulait rien considérer d'autre que chaque texte en lui-même, dans sa pure littéralité. Elle se bornait à chercher une explication exacte de chaque fait concret, et oubliait la Bible comme totalité. En un mot, la lecture que l'on faisait du texte n'avait plus sa référence en aval, mais en amont, c'est-à-dire non plus en direction du Christ, mais vers quelque probable origine.

Ce n'est plus à travers la totalité de sa forme que l'on entend découvrir ce que dit un texte, ou ce qu'est une chose, mais en se basant sur ses origines. Cette façon d'isoler de l'ensemble, de considérer le particulier de manière littérale, répugne à l'essence même des textes bibliques, tout en étant désormais considérée comme la seule scientifique. De là est venu le conflit entre sciences positives et théologie, qui pèse encore aujourd'hui sur la foi. Ce conflit ne devrait pas exister, car la foi, depuis le début, est beaucoup plus élevée, plus ample et plus profonde.

Aujourd'hui encore, la foi en la Création n'est pas quelque chose d'irréel. Elle est toujours raisonnable. Elle est encore, même du point de vue des sciences positives la « meilleure hypothèse », celle qui explique mieux et davantage que toutes les autres théories. La foi est raisonnable. La Création tire sa rationalité de la Raison divine. Il n'est pas d'autre réponse vraiment convaincante. Aujourd'hui encore reste valable ce que disait le philosophe païen Aristote, quatre cents ans avant le Christ, à ceux qui prétendaient que tout est le fruit du hasard - ek t'automatou. Lui-même disait cela sans avoir connu la foi en la Création.

La rationalité du monde nous fait percevoir la Raison divine. La Bible est et reste la vraie « lumière », qui confie le monde à la raison de l'homme, sans le livrer au pillage. Elle ouvre en effet la raison à la vérité et à l'amour de Dieu. Nous n'avons donc pas à cacher notre foi en la Création, même de nos jours. Nous devons ne pas la cacher car c'est seulement quand le monde se fonde sur la liberté, l'amour et la raison, ses véritables piliers, que nous pouvons nous faire mutuellement confiance, que nous pouvons regarder vers l'avenir, que nous pouvons vivre comme des hommes. C'est parce que Dieu est le Créateur de toutes choses qu'il est leur Maître et que nous pouvons Le prier. Car cela signifie que la liberté et l'amour ne sont pas des idées impuissantes, mais les forces fondamentales de la réalité.
Aussi pouvons-nous et voulons-nous, aujourd'hui encore, proclamer avec joie et gratitude ce que proclame l'Église : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre. »

Amen