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Méditation sur le Jeudi Saint

Un extrait de l'homélie prononcée le Jeudi Saint 1981 à la cathédrale Notre-Dame de Munich. (22/6/2013)

(merci à Marianne, qui m'a transmis le texte)

     

La Pâque de Jésus et de l'Église
Méditation sur le Jeudi Saint (1)
("Ils regarderont celui qu'ils ont transpercé", page 117 et suivantes)
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La Pâque d'Israël est restée ce qu'elle était, une fête de famille, célébrée à la maison et non au Temple. La maison apparaît déjà, dans le récit de l'institution de la Pâque (Ex 12,1-14) comme l'espace de salut et de refuge dans cette nuit sombre où s'avance l'ange de la mort, alors que la nuit d'Egypte était perçue comme le symbole des puissances de la mort, de la destruction, du chaos qui surgis sent inlassablement des profondeurs du monde et de l'homme, menaçant d'anéantir la Création bonne et de faire du monde une contrée sauvage et inhabitable.

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La puissance du chaos est bien présente aujourd'hui. Nous voyons comment ses forces originaires surgissent, au milieu d'une société évoluée qui semble tout savoir et tout pouvoir, précisément contre ce qu'elle appelle son progrès. Nous sommes témoins de la manière dont un peuple qui baigne dans l'aisance, dont le savoir faire technique n'est plus à prouver, qui maitrise scientifiquement le monde, peut être anéanti de l'intérieur ; de la manière dont la Création peut être menacée par les puissances du chaos qui guettent dans le tréfonds du cœur de l'homme. Nous constatons que l'argent et la technique, pas plus que le pouvoir organisationnel ne sont capables, à eux seuls, de conjurer le chaos. Seul le peut le vrai rempart dont le Seigneur nous a fait don, seule la nouvelle famille qu'il a fondée pour nous. Et je pense que, partant de là, cette fête de la Pâque, que les nomades ont transmise à Israël et qui est parvenue jusqu'à nous grâce au Christ, a une signification éminemment politique, au sens le plus profond du terme. En tant que peuple, il nous faut aussi, en Europe revenir à nos fondements spirituels si nous ne voulons pas courir à notre perte en nous autodétruisant.

Cette fête devrait redevenir aujourd'hui une fête de la famille ; elle devrait redevenir le rempart protecteur de la Création et de l’humanité. La Pâque nous incite ardemment à protéger la famille, à la considérer à nouveau comme une maison vivante au sein de laquelle croît un comportement empreint d'humanité, et qui conjure le chaos et le néant. Mais je dois ajouter que la famille ne peut être cet espace d'humanité, ne peut être ce rempart protecteur de la Création que si elle-même est placée sous le signe de l'Agneau, si elle-même est protégée par le pouvoir de la foi, lequel en appelle à l’amour de Jésus-Christ.

La famille individuelle ne peut exister que si elle est intégrée dans une plus grande famille qui lui garantit son statut et sa sécurité. Durant cette nuit, nous devrions emprunter à nouveau les deux chemins, celui qui mène à la cité nouvelle, à la famille nouvelle, et celui qui mène à l'Eglise, et nous devrions nous ré ancrer fidèlement en elle comme dans la véritable patrie du cœur. Et, à partir de cette famille de Jésus Christ, cette nuit doit nous permettre de faire l'apprentissage de la famille humaine comme telle, et de l'humanité qui nous porte et nous protège.
Autre chose encore. Israël a repris cette fête de la tradition cultuelle et culturelle des peuples nomades pour qui elle était la fête du printemps. C'était, pour eux, le moment de se remettre en route avec les troupeaux. Ils commençaient par entourer les tentes d'un cercle de sang d'agneau. Ce geste était censé les protéger contre les puissances de la mort qu'il leur fallait si souvent affronter dans le monde inconnu du désert. Cette origine de la fête explique pourquoi Israël revêtait, ce jour-là, l'habit de voyageur, se tenant prêt pour un départ imminent, et se nourrissant comme les nomades : l'agneau, les herbes amères (qui remplaçaient le sel) et le pain sans levain. Israël avait ainsi intégré dans sa tradition liturgique festive ces éléments fondamentaux datant de son époque nomade ; la célébration de la Pâque était, chaque année, un rappel des temps où Israël était lui-même un peuple sans demeure fixe, un peuple en route et sans patrie. Chaque année, cette fête disait : nous restons des nomades, même dans la sédentarité. En tant qu'hommes, nous ne sommes jamais définitivement chez nous, rien ne nous appartient définitivement, nous restons toujours en route. Mais c'est justement parce que rien ne nous appartient que tout nous appartient et que nous faisons corps. L'Église, jadis, a traduit le mot « Pessah / Pâque » par « passage », exprimant ainsi le chemin parcouru par Jésus à travers la zone de la mort, jusque dans la vie nouvelle de la résurrection. Ainsi, pour nous aussi, la Pâque est devenue un pèlerinage festif, et l'est resté. A nous aussi, la Pâque dit : nous ne sommes que des invités sur la terre, nous sommes tous les invités de Dieu. Nous ne sommes que des invités sur la terre : le Seigneur, qui est lui-même devenu un invité, un nomade, nous appelle à nous ouvrir à tous ceux qui n'ont plus de patrie en ce monde, à tous ceux qui souffrent, à ceux qui sont oubliés, aux prisonniers, aux persécutés. Le Seigneur est en tous ceux-là. La Torah, la législation d'Israël devenu entre-temps un peuple sédentaire et propriétaire du pays, était truffée de dispositions protégeant les sans-patrie, les hôtes et les voyageurs. Israël est sans cesse rappelé à l'ordre : « N'oublie pas que tu fus toi-même un nomade et un voyageur ! » Nous sommes des voyageurs et des pèlerins. C'est ainsi que nous devons comprendre la terre et notre vie, et c'est ainsi que nous devons concevoir nos relations réciproques. Nous ne sommes que des invités sur terre. Mais cela nous rappelle aussi un pèlerinage plus profond encore, le fait que la terre n'est pas une fin en soi, que nous avançons vers le monde nouveau, que les choses terrestres ne sont pas, par conséquent, la réalité ultime et décisive. Nous n'osons presque plus le dire, car on nous a fait le reproche d'avoir incité de la sorte les chrétiens à ne pas assez s'intéresser aux choses terrestres et à avoir ainsi omis de construire la ville nouvelle en ce monde sous le prétexte qu'ils étaient en route vers l'autre. Mais ce n’est pas exact.
Celui pour qui la terre doit être le seul ciel, celui-là fait de la terre un enfer, car il fait d'elle ce qu'elle ne peut être.
Il veut trouver en elle une dimension ultime, mais sa revendication le met en opposition à lui-même, à la vérité et aux autres. Non, c'est justement lorsque nous saurons que nous sommes des nomades que nous nous libèrerons d'un ultime désir de possession, que nous serons libres les uns pour les autres. Et c'est alors seulement que nous sera confiée la responsabilité d'organiser la terre de manière à pouvoir, un jour, la remettre entre les mains de Dieu. Ainsi, cette nuit du passage, qui nous rappelle le dernier parcours de Jésus, doit nous exhorter sans cesse à méditer sur notre dernier parcours et à ne pas oublier qu'il nous faudra, un jour, laisser derrière nous tout ce que nous possédons. A notre dernière heure, rien de ce que nous possédons ne comptera plus. Seul comptera ce que nous sommes. A notre dernière heure, il nous faudra rendre compte de la manière dont nous avons puisé dans notre foi la force de devenir des hommes qui se sont offert mutuellement la paix, une patrie, une famille, la ville nouvelle.
La Pâque était célébrée à la maison. Jésus, lui aussi, fit de même. Mais à la fin du repas, il se leva et sortit, il dépassa les limites de la Loi en franchissant le Cédron, le ruisseau qui marquait la frontière de Jérusalem. Il s'éloigna dans la nuit. Il ne craignait pas le chaos. Il ne se déroba pas à lui, ne se cacha pas. Il s'y enfonça jusque dans ses abîmes les plus profonds, jusque dans le gouffre de la mort : « Il est descendu au royaume de la mort. » Voilà ce que nous disons dans nos prières. Il est sorti. Cela veut dire : parce que la foi et l'amour de Jésus Christ sont le mur de l'Eglise, elle n’est donc pas un bunker, une forteresse dose, mais une ville ouverte. Croire, cela veut dire également sortir avec Jésus Christ, ne pas craindre le chaos, car Jésus Christ est le plus fort. Il est sorti et si nous faisons de même, nous le suivons. Croire veut dire sortir des murs et édifier, au milieu du monde chaotique, des espaces de foi et d'amour dans la force de Jésus Christ. Le Seigneur est sorti - c'est un signe de sa force. Il est descendu dans la nuit de Gethsémani, dans la nuit de la croix et du tombeau. Le plus fort s'est opposé au fort, la mort (Lc 11, 21-23). L'amour de Dieu, sa force, est plus fort que les puissances de la destruction. C'est justement en sortant, en s'engageant sur le chemin de la Passion au cours duquel il dépassa les murs protecteurs de la ville, la frontière, que Jésus accomplit le geste de sa victoire. Dans le mystère de Gethsémani déjà se cache le mystère de la joie pascale. Jésus est « le plus fort ». Plus aucune autre puissance n'est en mesure de lui résister, plus aucun lieu où il ne se trouve pas. Il nous appelle à le suivre, car il se trouve là où sont la foi et l'amour. C'est là que se trouve le pouvoir de la paix qui surmonte le néant et la mort.
A l'issue de la liturgie du Jeudi Saint nous referons le chemin parcouru par Jésus. Nous porterons le Saint Sacrement hors de la cathédrale, dans la chapelle de sa solitude et de sa peur devant la mort. Nous le suivrons à l'heure de son abandon pour que celui-ci ne soit plus abandon. Ce chemin du Jeudi Saint ne doit pas rester seulement un geste liturgique. Il doit nous inciter à toujours entrer dans la solitude de Jésus, à toujours le chercher, lui, l'oublié, le méprisé, là où il est seul ; à rester à ses côtés quand les hommes refusent de le connaitre. Nous voulons demander au Seigneur qu'il fasse briller sa lumière à toutes les heures sombres de ce monde; qu’il nous la montre aussi à nous, aux heures de solitude, dans les ténèbres. Nous voulons le prier qu’il nous assiste dans la nuit de ce monde, et que par nous, il mette en œuvre l’édification de la ville, l’espace de la paix, la Création nouvelle. Amen.



(1) Il s'agit, à quelques remaniements près, du sermon que j'ai prononcé le Jeudi Saint 1981 à la cathédrale Notre-Dame de Munich. C'est sciemment que j'en ai conservé le caractère oral.