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Réformer l'Eglise? (II)

Suite et fin de la transcription du discours prononcé par le cardinal Ratzinger au meeting de Rimini, en août 1990. Réflexions sur le pardon, et sur la souffrance (12/4/2013)

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1ère partie: Réformer l'Eglise?

     

Morale, pardon et expiation : centre personnel de la réforme
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Avant de poursuivre, considérons un instant tout ce que nous venons de mettre en lumière. Nous avons parlé d'une double « ablation », d'un acte de libération à deux aspects : purificateur et rénovateur. Tout d'abord il s'agissait de la foi qui brise le mur du fini et libère le regard vers une dimension d'Éternité, et non seulement le regard, mais aussi la route. Effectivement, croire, ce n'est pas seulement reconnaitre, mais œuvrer; ce n'est pas seulement une brèche dans le mur, mais une main qui sauve, qui tire hors de la caverne. Nous en avons conclu, pour les Institutions, que le système de base essentiel de l'Église a bien besoin d'être élargi concrètement en de nouvelles formes - afin que sa vie puisse se développer à une époque donnée - mais que ces formes ne peuvent devenir l'essentiel. De fait, l'Église n'existe pas dans le but de nous occuper comme n'importe quelle association terrestre et de se maintenir en vie par elle-même, elle est là au contraire pour permettre à chacun d'entre nous d'avoir accès à la vie éternelle.

Il nous faut maintenant effectuer un pas supplémentaire et appliquer tout ceci non plus à un niveau général et objectif, comme nous l'avons fait jusqu'ici, mais à celui des personnes. Ici aussi, en effet, sur le plan personnel, nous avons besoin d'une ablation pour nous libérer, car il est vraiment rare que la « forme précieuse » nous apparaisse en premier, l'image de Dieu inscrite en nous. C'est au contraire l'image d'Adam, l'image de l'homme, non point totalement détruit, mais néanmoins toujours déchu. Nous voyons les poussières et les saletés venues s'y incruster. Nous avons tous besoin du vrai Sculpteur pour ôter ce qui défigure cette image; nous avons besoin du pardon, noyau de toute véritable réforme. Ce n'est certainement pas un hasard si, dans les trois étapes décisives de l'édification de l'Église que nous relatent les Évangiles, la rémission des péchés joue un rôle essentiel.

Nous avons tout d'abord la remise des clefs à Pierre. Ce pouvoir qui lui est confié de lier et de délier, d'ouvrir et de fermer, dont il est question, consiste essentiellement à faire accéder, à accueillir, à pardonner (Matthieu 16,19). Nous trouvons la même chose à la Cène qui inaugure la nouvelle communauté à partir du corps du Christ et dans ce corps. Cette communauté est réalisée du fait que le Seigneur verse son sang « pour la multitude, en rémission des péchés » (Matthieu 26,28). Enfin, lors de sa première apparition aux onze, le Ressuscité crée la communion dans sa paix en leur donnant le pouvoir de pardonner (Jean 20,19-23). L'Église n'est pas la communauté de ceux qui « n'ont pas besoin du médecin », mais bien plutôt des pécheurs convertis vivant de la grâce du pardon et la transmettant à leur tour.

Si nous lisons attentivement le Nouveau Testament, nous découvrons que le pardon n'a rien de magique en soi.
Il ne s'agit absolument pas de faire semblant d'oublier, de « faire comme si de rien n'était », c'est au contraire un processus de transformation de toute la réalité accomplie par le Sculpteur.
Le fait d'ôter la faute supprime vraiment quelque chose; la venue du pardon en nous est exprimée par la pénitence. En ce sens, le pardon est un processus à la fois actif et passif: la puissance de la parole créatrice de Dieu sur nous cause la souffrance de la conversion et devient par là transformation active. Pardon et pénitence, grâce et conversion personnelle ne sont pas contradictoires, ce sont au contraire les deux faces d'un unique et même événement. Cette fusion de l'actif et du passif est l'expression essentielle de l'existence humaine. En fait, toute notre activité créatrice commence par le fait d'être créés et de participer à l'activité créatrice de Dieu.

Nous voici parvenus à un point véritablement central : de fait, je pense que le noyau de la crise spirituelle actuelle vient de ce que l'on a obscurci la grâce du pardon.

Mais remarquons-en tout d'abord l'aspect positif: depuis peu, la dimension morale revient progressivement à l'honneur. On reconnait et on tient même pour évident que tout progrès technique reste douteux et finalement destructif s'il n'est pas accompagné d'une croissance morale. On reconnaît qu'il n'y a pas de réforme de l'homme et de l'humanité sans renouveau moral.
Mais la référence à la morale reste néanmoins sans effet parce que ses paramètres disparaissent sous un fatras de discussions. En effet, l'homme ne peut supporter la morale pure et simple, il ne peut vivre d'elle : elle devient une « loi » qui provoque chez lui le désir de la contredire et engendre le péché. C'est pourquoi, lorsque le pardon, le véritable pardon efficace, n'est plus reconnu ni accrédité, la morale est alors tellement disloquée qu'on ne parvient jamais à reconnaître qu'un seul individu ait réellement péché. On pourrait dire à grands traits que la discussion morale aujourd'hui tend à disculper les hommes, en faisant en sorte que jamais ne soient réunies les conditions qui rendent la faute possible. Le mot caustique de Pascal nous vient à l'esprit : Ecce patres, qui tollunt peccata mundi! « Voici les pères qui enlèvent les péchés du monde. » D'après ces « moralistes », il n'y a tout simplement plus aucune faute.
Mais cette façon de libérer le monde de la faute est évidemment trop facile. En eux-mêmes, les hommes ainsi libérés savent très bien que tout ceci est faux, que le péché existe, qu'ils sont pécheurs et qu'il doit bien y avoir une manière effective de vaincre le péché. De fait, Jésus lui-même n'appelle pas ceux qui sont déjà libérés et qui pensent n'avoir pas besoin de Lui, mais il appelle au contraire ceux qui se savent pécheurs et qui pour cette raison ont besoin de Lui.
La morale ne reste sérieuse que s'il y a pardon, un pardon réel et efficace, sans lequel elle retombe dans le conditionnel pur et vide. Mais il n'est de pardon véritable que s'il y a un « prix d'achat », un « équivalent dans l'échange », que si la faute a été expiée et que l'expiation existe. Les rapports circulaires entre morale, pardon et expiation ne peuvent être dissociés : s'il manque un élément, le reste s'écroule. De l'unité de ce circuit dépend l'existence ou l'inexistence de la rédemption de l'homme.
Dans la Torah, les cinq livres de Moïse, ces trois éléments sont totalement noués les uns aux autres. De ce noyau dur qui fait partie du canon de l'Ancien Testament, il n'est donc pas possible de détacher une loi morale toujours valide, comme l'ont fait les philosophes des Lumières, et d'abandonner tout le reste au passé. Cette façon moralisante d'actualiser l'Ancien Testament aboutit forcément à un échec. C'était précisément 1'erreur de Pélage, qui compte aujourd'hui beaucoup plus de disciples qu'il ne paraît à première vue (ndlr : avec beaucoup de précaution, cf. http://fr.wikipedia.org/wiki). Jésus au contraire a accompli toute la Loi et pas seulement une partie. Aussi l'a-t-il renouvelée à la base. Ayant souffert pour expier toute faute, il est lui-même à la fois expiation et pardon, et donc également le fondement unique, sûr et toujours valide de notre morale.
On ne peut séparer la morale de la christologie puisqu'on ne peut la séparer de l'expiation et du pardon. Toute la Loi étant accomplie dans le Christ, la morale est donc devenue pour nous une véritable exigence à laquelle nous pouvons répondre. A partir du noyau de la foi, le chemin du renouveau reste ainsi toujours ouvert pour chaque homme, pour 1'Église dans son ensemble et pour l'humanité.


La souffrance, le martyre et la joie de la Rédemption
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Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, mais je tâcherai de ne mentionner - très brièvement pour conclure - que ce qui m'apparaît là encore essentiel à notre contexte.
Le pardon - et sa réalisation en moi, par une vie de pénitence avec tout ce qu'elle entraîne - est d'abord au centre de tout renouvellement de la personne. Mais précisément parce qu'il concerne la personne en son noyau le plus intime, le pardon est en mesure de rassembler dans l'unité et d'être aussi le centre du renouvellement de la communauté. Si, de fait, j'ôte la poussière et les saletés qui rendent méconnaissable en moi l'image de Dieu, alors vraiment je deviens par là semblable à l'autre, qui lui aussi est image de Dieu; et surtout je deviens semblable au Christ, image parfaite de Dieu, modèle selon lequel nous avons tous été créés. Saint Paul exprime ce processus en termes fort raides : la vieille image s'en est allée, une nouvelle a surgi; «ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » (Galates 2,20). Il s'agit d'un processus de mort et de naissance. Je suis arraché à mon isolement et accueilli dans une nouvelle « communauté-sujet ». Mon « je » s'insère dans le « je » du Christ, il est donc uni à celui de tous mes frères. Ce n'est qu'à partir de ce profond renouvellement de la personne que naît l'Église, la communauté qui unit et soutient dans la vie et la mort. Ce n'est que lorsque nous prenons tout ceci en considération que nous voyons l'Église dans sa véritable grandeur.

L'Église : elle n'est pas seulement le petit groupe d'activistes qui se retrouvent ensemble en un certain lieu pour démarrer une vie communautaire. Elle n'est pas non plus simplement la grande troupe de ceux qui se réunissent le dimanche pour célébrer l'Eucharistie. Et enfin, elle est bien davantage que le pape, les évêques et les prêtres, ceux qui sont investis du ministère sacramentel. Tous ceux que nous avons nommés font partie de l'Église, mais le rayon de la « société » dans laquelle nous entrons par le biais de la foi s'étend plus loin, et même au-delà de la mort. En font partie tous les saints depuis Abel et Abraham, et tous.les témoins de l'es-pérance dont nous parle l'Ancien Testament, en passant par Marie, la Mère du Seigneur, et ses apôtres, par Thomas Becket et Thomas More, pour en arriver à Maximilien Kolbe, Edith Stein et Piergiorgio Frassati. En font partie tous les inconnus et les anonymes dont seul Dieu connait la foi. En font partie les hommes de tous les temps et de tous les lieux dont le cœur plein d'espérance et d'amour se penche vers le Christ, l'« auteur et le consommateur de la foi », comme l'appelle la lettre aux Hébreux (12,2). Ce ne sont pas les majorités occasionnelles qui se forment ici et là dans l'Église pour décider de son chemin et du nôtre. Ce sont eux, les saints, la véritable majorité décisive d'après laquelle nous nous orientons. C'est à celle-là que nous nous en tenons ! Les saints manifestent le divin dans l'humain et l'éternel dans le temps. Ils sont nos maitres en humanité, ils ne nous abandonnent ni dans la souffrance ni dans la solitude, et même à l'heure de la mort ils cheminent à nos côtés.

Nous touchons ici un point essentiel : une vision du monde incapable de donner un sens et une valeur à la souffrance aussi, ne sert de rien. Elle échoue là précisément où surgit le problème capital de l'existence. Ceux qui, au sujet de la souffrance, n'ont rien d'autre à dire si ce n'est qu'il faut la combattre, se trompent. Bien sûr, il faut tout faire pour soulager la douleur et limiter la souffrance de tant d'innocents. Mais il n'y a pas de vie humaine sans souffrance, et celui qui n'est pas capable de l'accepter, se soustrait à ces purifications qui seules nous acquièrent la maturité.
Dans la communion au Christ, la souffrance prend toute une signification, non seulement pour moi-même, en tant que processus d' « ablatio » par lequel Dieu supprime en moi les scories qui obscurcissent son image, mais également au-delà de moi, elle est utile pour tous, de sorte que nous pouvons tous dire avec saint Paul: « C'est pourquoi je me réjouis des souffrances que j'endure pour vous, et ce qui manque aux souffrances du Christ, je l'achève dans ma chair pour son corps qui est 1'Église » (Colossiens 1,24).
Thomas Becket qui, avec l'« Admirateur » (ndlr: celui qui est opposé à l'activiste, voir la première partie)) et Einstein, nous a guidés dans nos réflexions de ces journées, nous encourage à aller plus loin encore: la vie dépasse notre existence biologique. Lorsqu'il n'y a plus de raison valable de mourir, alors la vie non plus ne vaut pas la peine d'être vécue. Là où la foi nous a ouvert les yeux et agrandi le cœur, alors c'est là que prend toute sa force et sa lumière cette autre phrase de saint Paul : « Nul ne vit pour lui-même et nul ne meurt pour lui-même; car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Que nous vivions ou que nous mourions, nous sommes au Seigneur » (Romains 14,7-8). Plus nous serons enracinés dans la « société » avec Jésus-Christ et avec tous ceux qui lui appartiennent, et plus notre vie sera soutenue par cette confiance rayonnante que saint Paul, lui encore, a ainsi exprimée : « Je suis certain que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni présent, ni futur, ni puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu qui s'est affirmé dans le Christ-Jésus notre Seigneur » (Romains 8,38s.).

Chers amis, c'est par cette foi-là que nous devons nous laisser envahir ! Alors l'Église comme communion grandira sur le chemin de la vraie vie, alors elle se renouvellera de jour en jour. Alors elle deviendra la grande maison qui contient tant de demeures, alors les dons de 1'Esprit pourront agir en elle à profusion, alors nous verrons « comme il est bon et doux pour des frères de vivre ensemble... Ainsi la rosée de l'Hermon qui descend sur les monts de Sion. C'est là que le Seigneur envoie Sa bénédiction et Sa vie à jamais » (Psaume 133,1.3).