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Souvenir d'un habitant de Pentling

Son coeur bat en bavarois... Reprise d'un des tout premiers articles du site. Un régal, à savourer (4/4/2013)

Il y a une certaine pointe d'humour, qui est sans doute propre aux bavarois, mais que les alsaciens partagent!

>>> Ci contre: affiche de la visite en Bavière, septembre 2006

     

Cet article date de mai 2005, c'est le témoignage d'un habitant de Pentling (la banlieue de Ratisbonne où Joseph Ratzinger a vécu de nombreuses années avant de partir pour Rome) .
Il s'agit d'une conférence donnée par le Prof Dr. Wolfgang Beinert à la salle communale de Pentling une semaine après l'élection, et relatée par un journal allemand local. C'est un proche de Joseph Ratzinger, il avait été son élève à Tubingen.

A l'époque où j'étais probablement le seul visiteur de mon site, j'avais traduit ce qui était déjà une traduction en anglais d'un article en allemand, et rajouté des sous-titres.

     

INSTALLATION À PENTLING
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Quel souvenir ai-je de Joseph Ratzinger, un habitant de Pentling devenu Pape il y a maintenant une semaine?
Pour quelqu'un qui l'a connu pendant quarante ans, comme étudiant, collègue, compagnon de prêtrise, concitoyen, trop d'évènements, de mots, d'expériences, viennent à l'esprit.
Vers la fin des années 60, un professeur de dogmatique de Tubingen, vint du Neckar vers le Danube, pour fuir, pourrait-on presque dire, la révolte étudiante. Lui et sa soeur Maria s'installèrent Hoelkeringerstrasse. Ses assistants, et ses doctorants firent diligence pour l'aider à déménager ses livres.
Quelques années plus tard, la petite maison de Bergstrasse était prête à les accueillir. Il était convaincu que c'était la dernière étape de sa vie, sa dernière mutation, après tant de transferts professionnels. Comme il l'a dit il y a quelques jours "je pensais avoir fait mon travail dans la vie, et que je pouvais à présent espérer couler des jours paisibles pour le reste de mes jours". C'est pour cette raison qu'il avait fait transférer ses parents du cimetière de Traunstein à celui de Ziegesdorf, ici.

RATZINGER ET LE CHAT
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Comme professeur, il invitait souvent ses assistants pour le café, ou le souper, dans sa nouvelle maison, afin de bavarder, discuter des affaires de l'Université, et surtout engager des débats théologiques, sa passion.
Par une merveilleuse et douce soirée d'été, nous étions assis dans le jardin, jouissant d'une incomparable vue sur Pentling. On avait alors une large vue sur la vallée du Danube, car il y avait encore peu de constructions.
Maria était dans la cuisine, préparant le repas. Soudain, les buissons remuèrent, et un chat noir et blanc en sortit. Nous le connaissions bien, c'était le chat d'un des voisins, nous ne savions pas exactement à qui il appartenait, et il aimait rendre visite aux Ratzinger. Deux des choses les plus importantes pour un chat étaient ici ponctuellement offertes: les caresses affectueuses du maître de maison, et du lait proposé par la maîtresse.
Mais ce jour-là, c'était différent. Le chat avait une souris morte dans la gueule, et à présent, il la déposait avec un regard expressif aux pieds de Ratzinger. Ce dernier la saisit courageusement par la queue et disparut en direction de la cuisine. Il resta absent si longtemps que nous ne savions que penser. Finalement, il revint, et peu de temps après, Maria annonça que le repas était prêt. C'était un repas très délicieux, mais aucune viande ne fut servie.

Pourquoi est-ce que je raconte cela, maintenant? On dit que les chats ont une connaissance infaillible des êtres humains. On sait aussi que le plus grand tribut qu'un chat puisse payer consiste à déposer une souris morte aux pieds de son maître, parce c'est ce qu'il a de plus précieux à offrir.

QUI EST-IL?
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Ce chat avait-il vu clair dans l'âme de Ratzinger? Si tel était le cas, cela aurait été une bonne chose, car peu de personnalités auront été si mal comprises, et le sont encore. Qu'avons-nous encore entendu, depuis une semaine: Panzerkardinal, Rottweiler, Papa Ratzi, Grand Inquisiteur, symbole de conservatisme et d'esprit rétrograde. Le sous-entendu le plus modéré est celui que j'ai lu dans un journal italien, qui l'appelait Pastore tedesco. On peut le traduire littéralement par "pasteur allemand", mais c'est aussi le Schaeferhund (le mot allemand désignant cette race de chiens)

Mais qui est en réalité cet homme? Beaucoup d'entre nous l'ont croisé en ville durant ces trente dernières années - quand il va faire un tour, se rend à la messe, lors de manifestations festives, comme avec nos pompiers (NDT: une photo diffusée dans plusieurs biographies montre le Cardinal Ratzinger en train de bénir les camion des pompiers de Pentling). On pense à ses homélies soignées, prononcées lorsqu'il disait régulièrement la messe dans notre petite église. Nous en sommes tous venus à connaître un homme simple, réservé, presque timide. Mais combien d'entre nous peuvent dire "je sais réellement qui il est"?

LE TONNEAU DE BIÈRE
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Pour ce qui me concerne, je me souviens de deux évènements survenus avant qu'il ne vienne à Pentling. L'un est arrivé à Tubingen, l'autre à Bâles.
En 1967, on célébrait le 150ème anniversaire de la réaffectation de la faculté de théologie catholique de l'Université de Tubingen. Avant cela, une faculté existait déjà, mais elle était protestante. La fête commença par une manifestation académique solennelle, les professeurs étaient revêtues de leur toge de satin, avec la bordure violette de la faculté de théologie. Devant eux marchaient les personnalités officielles de l'Université, portant les insignes de leurs fonctions. Le recteur portait une lourde chaîne dorée, le doyen aussi, mais la sienne était plus petite. Joseph Ratzinger était à cette époque le doyen.

Dans la soirée, les professeurs avaient convié leurs invités à un "pot". Le doyen avait offert un tonneau de bière bavaroise. Qu'il devait à présent percer. Les étudiants étaient sceptiques: pour ce chétif professeur, semblant toujours dans les nuages, cela risquait d'être mission impossible! Un des étudiants à côté de moi, dit: "Bon, on va probablement en récupérer à peine la moitié, le reste va couler par terre". Le doyen revêtit un tablier, et de deux vigoureux coups de maillet, il perça le tonneau. Quelqu'un émit alors l'hypothèse que, lorsqu'il était étudiant à Munich, Ratzinger pouvait bien s'être entraîné à taper sur les tonneaux de bière pour les percer.

Pourquoi est-ce que je raconte cela? Je crois que c'est très typique de la façon dont on a pris l'habitude de juger Ratzinger. A différents moments, on a pu dire qu'il était trop doux, trop dur, trop compliqué, trop naïf, quel que soit ce qu'on attendait de lui. Mais ces impressions fausses étaient toujours basées sur une relation superficielle avec lui.

LES DEUX THÉOLOGIENS
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Peu de temps après, nous eûmes un séminaire de fin d'études, et nous nous déplaçâmes à Bâles pour rendre visite à Karl Barth, un des plus remarquables théologiens du XXème siècle. Il appartenait à l'Eglise réformée évangélique, et était expert dans les Saintes Ecritures. Pendant plus de 40 ans, il avait travaillé à la rédaction de son grand ouvrage, "Dogmes de l'Eglise", qui comportaient alors 30 volumes mais n'était pas encore achevé. Barth était né en 1886, et avait vieilli en le rédigeant. Ses étudiants pensaient qu'ils ne mourrait pas avant de l'avoir terminé.
Pour l'heure, nous voulions le voir et l'entendre une fois encore avec notre professeur, et pouvoir discuter avec lui. Mais nous fûmes grandement déçus. Le vieil érudit nous ignora carrément, il voulait savoir ce que notre professeur pensait! Mais nous, nous le savions déjà, pour avoir suivi ses cours! De son côté, Barth sentait très bien qu'il y avait là un de ses pairs, comme théologien, qui pensait de façon nouvelle, qui disait ce qu'on n'attendait pas, et qui pouvait permette aussi d'éclairer la tradition.

UNE PERSONNALITÉ COMPLEXE
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Qui est donc Joseph Ratzinger, à présent Benoit XVI? En un mot: une personnalité extraordinairement douée, pas seulement de brillants dons intellectuels, mais de vertus humaines. Il a de multiples facettes, et on ne sait jamais quel aspect de lui on voit à un moment donné.
Pourtant, il n'est pas impossible de trouver une clé pour accéder à lui, à son monde de richesses spirituelles. Cela ne signifie pourtant pas qu'on puisse dresser un psycho-portrait compréhensible de l'homme. Cependant, il y a des indications qui peuvent rendre sa vie et sa pensée moins incompréhensibles pour nous. On peut au moins tenter de montrer quelles sont les racines où il puise sa force.

En premier lieu, il faut se rappeler sa foi bavaroise profondément enracinée. C'est presque un lieu commun de parler de son intelligence brillante, et de sa profonde spiritualité. Presque tout le monde l'a fait, ces derniers jours. Mais rarement on a vu derrière tout cela, et le surpassant, le catholicisme d'un paysan simple, qui pratique sa religion sans avoir besoin de longues discussions - une famille qui récite le Rosaire, allume des cierges devant la Sainte-Vierge, et, sans se poser de questions, se confie à la bonté de Dieu. Quand, il y a quelques jours, nous avons vu le nouveau Pape si serein, avec une figure si souriante, alors que le plus lourd des fardeaux était tombé sur ses épaules, là réside l'explication.

RATZINGER ET SAINT-AUGUSTIN
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Mais sa piété est tout sauf naïve.
Elle a atteint son plein épanouissement quand le jeune théologien s'est adonné intensément à l'étude de Saint-Augustin, le théologien le plus exceptionnel dont l'Eglise se soit dotée; et aussi un de ses plus grands saints. Il fut un pasteur touché par la grâce, et il vécut à une époque de bouleversements. Il mourut en 430, alors que les goths assiégeaient sa ville d'Hippo.
Ratzinger fut toujours fasciné par lui: un évêque qui était aussi un théologien, un pasteur prenant grand soin de son troupeau, et qui, en même temps, cherchait à pénétrer les plus grands mystéres de Dieu.
Trois aspects de son profile théologique ont profondément influencé Ratzinger. Le premier était la mystique christique. Augustin était à la recherche de Dieu, qui savait que nous devrions tous vivre en le Christ pour trouver Dieu. On pense à l'homélie de Benoît le jour de la messe inaugurale, avec sa référence passionnée au Christ ressuscité. Là réside une différence évidente avec Jean-Paul II, dont la première encyclique commençaient avec ces mots qui constituaient un programme “Redemptor hominis” -se référant au Christ, bien sûr, mais avant tout au Sauveur de l'Humanité. La phrase-clé de ce document est que le premier chemin de l'Eglise est l'Homme lui-même. Et Marie y tient une place centrale, comme le prototype de l'homme qui a été racheté.

Le successeur de Jean-Paul II, d'un autre côté, voudrait que tout commence avec Jésus lui-même, Jésus tout entier, ainsi qu'Augustin l'a perçu, comme tête de l'Eglise. Et si la tête émerge, le corps suit.
C'est pourquoi même alors qu'il a si souvent défini, et de manière si éloquente les crises affrontées par l'Eglise d'aujourd'hui, Ratzinger peut aussi dire sans peur "
l'Eglise est vivante, l'Eglise est jeune, c'est une Eglise de jeunes".
Jean-Paul et Benoît se rejoignent dans leur attention missionaire vers la foi; mais ils divergent dans son approche.
Le point central de la théologie de Ratzinger sur l'Eglise elle-même est la deuxième influence d'Augustin sur lui. "La maison et le peuple de Dieu selon Augustin" est le titre de sa thèse. Le troisième point est la dualité platonicienne de la pensée, chère à Augustin.

Comme je l'ai dit plus tôt, nous pouvons penser que la révolution étudiante de 1968 nous a amené Ratzinger à Pentling. A ce moment, c'était comme si l'univers d'ordre, de lois, d'équilibre, s'était brisé. Au jeune professeur qui avait été formé à la pensée de Saint-Augustin (qui a aussi joué un rôle dans la vie de Saint-Bonaventure, le sujet de la thèse d'habilitation de Ratzinger), il semblait qu'il n'y eût pas de place pour lui dans un tel chaos, et,grâce à Dieu, il saisit l'opportunité de venir à Regensburg et de rejoindre notre communauté

Augustin acheva son meilleur livre alors que le monde ancien s'écroulait. Le titre en était "De civitate Dei" (le peuple de Dieu), dans lequel il voyait le monde comme une gigantesque champ de bataille entre Dieu et Satan, où chaque homme doit choisir son camp. Ratzinger l'a fait -et ce n'est pas la peine de demander quel camp il a choisi.
De cette décision vient un certain pessimisme, et la rigueur quelque peu inflexible qui l'ont fait critiquer comme gardien de la foi. A chaque fois qu'il voyait la doctrine centrale de l'Eglise menacée, dans l'Eglise elle-même comme dans la Société, cet homme, par ailleurs amical et bienveillant, pouvait devenir dur. Il considérait cela comme son devoir, son obligation, dans la fonction qui lui avait été confiée par le pape...

LA FAMILLE
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Nous ne devons pas oublier la troisième source de vie pour le nouveau pape. C'est son attachement à la famille. Nous l'avons tous connu comme un homme assez introverti, qui n'a pas trouvé facile de se faire des amis. Mais il est tout, sauf incapable d'y parvenir.
Malgré tout, l'espace vrai de son intimité est avec sa propre famille - avec sa soeur, Maria, jusqu'à sa mort en 1991, avec son frère Georg.
Joseph venait à Pentling depuis Rome, aussi souvent qu'il le pouvait. Il se rendait sur la tombe de ses parents, où Maria a trouvé aussi son dernier repos - régulièrement et sûrement vers le jour des morts, dans la vieille tradition bavaroise. Le monde entier eut une idée de cette intimité familiale par la réaction de son frère Georg à son élection.

DEO GRATIAS
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Mais les premières images que nous avons vues du nouveau pape nous ont montré un Saint-Père qui, joyeusement et librement, célébrait sa paternité spirituelle des fidèles. Qu'il lui sera à présent beaucoup plus difficile de venir à Pentling est certainement l'un des fardeaux inhérents à sa haute mission.
Les cardinaux, durant ce court conclave de la semaine précédente, ne peuvent pas s'être trompés. Nous ignorons les raisons décisives qui leur ont fait élire leur frère-cardinal, qui, même parmi leurs rangs, était plutôt controversé. Si l'on croit ce qui a été rapporté depuis, il a eu beaucoup plus de voix qu'il n'en fallait pour être élu. Lundi dernier, 25 Avril (2005) lors de l'Audience aux pélerins allemands, le pape a dit que quand il avait senti la guillotine sur le point de tomber sur lui, il avait demandé à Dieu de l'épargner, parce qu'il y avait des candidats plus jeunes et meilleurs que lui. "Mais évidemment, Dieu ne m'a pas écouté". Cette phrase n'apparaît pas dans le texte officiel, mais il l'a prononcée. Comme chaque prédicateur, Ratzinger a dit et répété que Dieu finit par exaucer nos prières, mais pas toujours de la façon que nous avons désirée. Et voilà que cela lui arrivait à lui.

Et nous remercions Dieu pour cela. En ces derniers jours, je n'ai pu m'empêcher de penser que le Cardinal Joseph Ratzinger était resté là-bas, dans un coin de la chapelle Sixtine, abandonné et oublié. Parce que l'homme qui a mis le pied sur la loge des bénédictions, Place Saint-Pierre, assumait ses caractéristiques, mais c'était un homme totalement différent de celui auquel elles appartenaient autrefois. Ses étudiants avaient l'habitude de dire "Si le Professeur se laissait aller à rire, il descendrait sans doute au sous-sol -pour ne pas qu'on le voie". Mais en ce mardi historique, le Monde entier a vu un homme avec un sourire chaud, heureux, victorieux, ouvert, presque juvénile. Il ne l'a pas quitté depuis. Il rayonne. Il gagne les coeurs. Il rend évident que l'Eglise est jeune, et que la jeunesse fait l'Eglise.

Cependant, Ratzinger n'est pas devenu un autre homme que Benoît XVI. Il a seulement reçu une mission différente. Il doit l'accomplir non pas en rappelant à l'ordre ceux qui trangressent la doctrine -quelqu'un d'autre s'en chargera, désormais - mais en répandant l'Evangile du Christ. Et cela aussi le ramène vers son enracinement à Pentling, dans le milieu de la vieille Bavière.

EN CONCLUSION
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On m'a demandé mes souvenirs sur un habitant de Pentling. Cela sonne parfois comme une conclusion, une fin, une chronique nécrologique. Bien sûr, sa présence physique dans notre communauté n'est plus possible. Mais son appartenance à notre communauté ne prendra pas fin, au sens spirituel du terme. Lundi dernier (NDT: le lundi 25 avril, lendemain de la messe inaugurale, Benoît XVI a reçu à Rome une déégation bavaroise, lors d'une audience très chaleureuse), il a dit aux Bavarois présents, et par conséquent à nous aussi: "Continuons ensemble, tenons bon ensemble. J'ai confiance dans votre aide. Je demande votre indulgence si je me trompe, comme il peut arriver à tout homme, ou si vous ne comprenez pas ce que le Pape dit ou fait en conscience, ou à partir de sa connaissance de l'Eglise. Je vous demande votre confiance. Si nous restons unis, alors nous trouverons le bon chemin"

Souvenirs d'un habitant de Pentling? Non, seulement reconnaissance de notre grand homme, qui a maintenant acquis une importance historique internationale. Notre propre histoire avec lui va se poursuivre, même quand la "papamania" se sera calmée et que nous aurons repris la routine de la vie quotidienne, nous ici, et lui à Rome.

Ce que nous pouvons lui donner, comment nous pouvons l'accompagner, comment nous pouvons l'aider à soulever son fardeau, c'est par notre attention critique envers ce qu'il dit, en étant solidaire avec lui, en lui donnant l'amour fidèle de la communauté de Dieu. Nous avons certainement sa bénédiction - Benoît, le "béni" -, pour qu'en échange, nous soyons bénis nous aussi.