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Don Camillo (IV)

Traduction d'un article écrit par la traductrice Olga Gurevic à l'occasion de la parution du livre en langue russe (17/7/2013)

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¤ Don Camillo, outil d'évangélisation
¤ Don Camillo (II): le pape s'appelle Joseph
¤ Don Camillo (III): les lampes et la lumière

     

Ce texte est paru dans Il Sussidiario en novembre 2012, et je l'avais gardé en réserve, me proposant de le traduire lorsque j'en aurai le temps. En réalité, c'est lui qui m'a donné l'envie de ressortir de l'étagère de la bibliothèque où il dormait depuis une dizaine d'années le Petit Monde de Camillo.

Il s'agit d'une remarquable introduction à la lecture du livre. En plus de le replacer dans son contexte historique (finalement pas si important), il dissipe surtout l'image réductrice véhiculée par les films, et malheureusement reprise dans la préface de l’édition en français (cf. Don Camillo, outil d'évangélisation): comme c'est souvent le cas, ceux-ci ont popularisé l'ouvrage, mais ils lui ont fait du tort, le réduisant à une simple bouffonnerie, un scénario de bd, une aimable succession d’anecdotes cocasses, en plus écrasée par le génie indéniable du duo d’acteurs.
C'est aussi cela, bien sûr, mais c'est bien plus. Et la traductrice en russe, qui connaît forcément le texte à fond rend justice au profond traité de morale, de philosophie, et même de théologie, d'une impressionnante actualité, au point qu'on pourrait croire, en lisant cela, qu'il a été écrit hier:

Dès lors que la culture renonçait à la vérité enracinée dans l'homme individuel, à la vérité en tant que telle, à son concept général, le poussant hors de l'espace culturel, les hommes sont restés sans défense, et donc au risque de tomber dans les mains "des vérités pour les masses". Le don de Guareschi consistait précisément en cette sensibilité particulière aux mensonges des mythes de masse et à la fiction des "idéaux lumineux". Et en même temps, dans l'incroyable courage de s'opposer à ce qu'on faisait passer pour "juste", "progressiste", "d'avant-garde", et dans l'attachement opiniâtre à des concepts "vieux" comme la justice de la personne, les vérités éternelles et, si l'on veut, ce qui est haut et saint (avec l'unique différence que son talent lui permettait, de façon surprenante, de ne jamais recourir à des phrases grandiloquentes).

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Texte en italien (traduit du russe): http://www.ilsussidiario.net
Ma traduction en français.

     

La sortie de l'édition russe du Petit monde, de Giovanino Guareschi, est un signe des temps. Don Camillo a été traduit en une centaine de langues, de l'esquimau au vietnamien, il est lu en hindi et en afrikaan. Le Petit monde est une espèce de loupe, sous laquelle le monde particulier d'u pays d'Emilie, sur les rives du Po, se réverbère et devient le reflet de la vie italienne en tant que telle, et même de la vie humaine avec ses valeurs immuables, simples, qu'il est pourtant si difficiles de conserver.
Qu'ont de spécial ces récits apparemment sans prétention, pour réussir à faire rire et réfléchir des gens si divers, parfois de pays très loin de l'Italie, des gens qui ne se souviennent pas de l'après-guerre italien, qui n'a jamais rien lu à ce sujet, voire ne sait rien ni des communistes, ni des catholiques?

Jusqu'à l'année dernière, on considérait qu'il ne manquait que deux langues aux traductions de don Camillo et de Peppone: le russe et le chinois. Et puis le livre est sorti en chinois. Et à présent, il sort en russe. Peut-être est-ce un pas supplémentaire pour dissiper dans nos consciences l'épais brouillard idéologique qui s'était accumulé pendant des générations avec les leçons d'histoire en classe, et les concepts de progressiste et de réactionnaire.
Il n'y a pas plus de dix ans, la rédactrice d'une revue littéraire à laquelle j'avais proposé un article sur Giovannino Guareschi, m'avait demandé: "Comment ferez-vous pour prouver que votre auteur est antifasciste? Dans votre texte, cela ne se voit pas". Certes, on ne pouvait pas le voir, car lui n'était pas antifasciste. Il n'était pas fasciste, il n'était pas antifasciste, il n'était pas non plus communiste, ni communiste, ni démocrate chrétien. Et monarchiste, il l'était peut-être dans l'âme, mais sans la carte du parti.

Le cycle des récits sur don Camillo représente un genre littéraire tout à fait spécial, nouveau: c'est une épopée en petit format. Chacun des 347 récits est une oeuvre en soi, achevée, de la taille d'une colonne d'un journal. Chacun a sa trame, mais tous ensemble, ils forment un espace textuel totalement nouveau. C'est un monde sorti de nulle part, qui ressemble beaucoup à l'espace d'une scène où, au début, sortent les protagonistes, puis, au fur et à mesure, des gens et des endroits toujours nouveaux. Au début, on voit seulement la place et l'église: le communiste et le prêtre, le clown blanc et le clown rouge sur la scène déserte. Puis nous faisons connaissance avec le pays et les alentours, on voit se dessiner les champs, les routes, les canaux, le grand Fleuve Po délimite les confins du monde; émergent des hommes de différents âges, professions, et idées, qui meurent, naissent, s'épousent, se disputent et s'aiment. Le petit Monde devient un grand monde.

Guareschi a écrit ces récits pendant vingt ans; à partir de 1946, ils sont parus une fois par semaine sur le journal "Candide". En 1948, Guareschi a choisi 44 récits pour former le premier recueil du "Petit Monde de don Camillo". Par la suite, il en choisit encore 60 pour le recueil "Don Camillo et ses ouailles" (1953) et enfin pour "Le compagnon de don Camillo" (1963).

Ces oeuvres, même si elles rassemblent des récits publiés à des moments différents, et non liés entre eux, sont devenus des romans en tout et pour tout. Le premier nous introduit dans le petit monde, il nous en donne les coordonnées, il met en scène les protagonistes, trace les points de conflit et les valeurs. Dans le second sont rassemblées les histoires de différentes personnes qui habitent dans le Monde. Dans le troisième, nous avons l'odyssée, le voyage du petit monde réel dans le grand Monde, le royaume des ténèbres: l'URSS.

Le petit monde avait été inventé par Giovannino Guareschi, mais en même temps, il existait réellement, et il continue à exister dans l'espace géographique et historique italien réel.
Mais l'histoire (un distillé de l'histoire italienne du XXe siècle, avec l'opposition politique entre communistes et catholiques de l'après-guerre) se présente au lecteur à travers le prisme de rapports et de valeurs qui ne peuvent pas ne pas être communs aux hommes, dès qu'ils cessent de faire partie d'un bloc granitique d'une unique machine et restent seulement des personnes, des êtres humains individuels, hommes et femmes.

Les contemporains lisaient les récits de don Camillo comme des nouvelles, comme une satire politique anticommuniste. Ils écrivaient à l'auteur des milliers de lettres, en lui demandant comment il pouvait représenter les communistes aussi humains, parce que cela nuisait à la lutte contre eux. Ou bien, vice-versa, ils lui demandaient pourquoi ils les dépeignaient aussi stupides, alors que ce n'était pas le cas, ils étaient même l'unique force politique saine en Italie et dans l'arène mondiale. Guareschi était menacé, haï, méprisé, et pourtant, on continuait à le lire: chaque livre était réédité à l'infini, et battait tous les records de vente.
Mais Guareschi ne parlait pas des communistes, il racontait la voix du coeur qui l'emporte sur toute idéologie, et empêche à l'idéologie de ne pas regarder la réalité en face; et il ne parlait pas des catholiques, mais de la voix de la conscience.

Dans son introduction au Petit Monde, l'auteur dit que le livre décrit "l'histoire d'une année de vie politique italienne de décembre 1946, à décembre 1947". Autrement dit il décrit les évènement advenus dix ans avant que ne soit inaugurée la ligne politique de la réconciliation, et que ne s'instaure le dialogue, dans la phase la plus critique où le pays recherchait les voies de la reconstruction. La tension et l'horreur des homicides politiques se perçoivent dans les histoires de Pizzi et de Biondo, dans l'énumération des armes de types variés toujours prêtes à tirer ou à exploser, et dans l'attente continuelle que cela arrive. Et pourtant, il ne s'agit pas d'une photographie, et ce n'est absolument pas un portrait réaliste du conflit en cours, Guareschi lui-même dit que "90% des bourgeois qui voudraient les communistes comme mon Peppone se trompent". Le petit Monde raconte qu'il y a aussi un autre niveau. Que dans l'homme, il y a quelque chose que l'on ne peut pas éliminer, qui se trouve très en profondeur, et peut restituer à l'homme sa condition humaine, au-delà de la discipline de partie et des principes idéologiques.

Comme cela arrive à Peppone dans le récit intitulé Automne, quand il commence à se souvenir de la première guerre mondiale dans laquelle il a combattu personnellement, et tous les lieux communs de la propagande anti-patriotique se dissolvent dans sa tête. Comme cela arrive à Brusco, qui "avec une indifférence digne" attend l'arrivée du "représentant d'un état étranger", l'évêque, mais quand il voit le vieux prélat un peu hésitant, il lui offre son bras et se transforme ainsi en un bourgeois qui montre avec orgueil son pays à son hôte ("I bruti"). Des histoires semblables, dans le livre, il y en a beaucoup, parce que le sens est de faire voir ce que peut faire l'homme quand il cesse de marcher dans les rangs.

Dans les récits du Petit Monde, on parle des délits commis par toutes les factions: les fascistes battaient les communistes, les communistes tapaient et tuaient les réactionnaires, les réactionnaires tapaient les communistes. Le manifeste de la position de Guarescchi devant ce cercle vicieux peut être considéré comme un récit du second volume. Ce n'est pas par hasard que ce récit a été publié un peu avant les élections (en 1953). C'est un des récits les plus tristes, les plus terribles de la série des don Camillo: il n'y a pas un seul trait d'esprit, mais il y a en revanche un des discours les plus longs de don Camillo à propos de la violence. La trame est simple: Peppone, en qualité de maire, effectue une inspection de l'école, dans la classe de son fils. Et pour vérifier ce que savent les élèves, il appelle son fils et lui demande la table de multiplication. Mais celui-ci ne sait pas répondre. Alors le maire interroge son voisin de banc lequel, bien que sachant la réponse, se refuse à parler parce que, dit-il, Peppone a frappé son père, et quand il sera grand, il le frappera à son tour. Entre les enfants commence une guerre que ni les pères (le papa de l'enfant est un ex-milicien, et Peppone dit que cette fois-là, il n'avait fait que lui rendre les coups qu'il avait reçus) ni don Camillo ne parviennent à arrêter. A la fin, le fils de Peppone se trouve gravement blessé à la tête par un gros caillou. Peppone court vers la maison de l'enfant pour se venger, et voit que celui-ci grimpe sur un pylone à haute tension, les yeux pleins de terreur. De loin, l'enfant voit arriver les carabiniers, il ne tient plus, il tombe du pylone et se noie dans le fleuve. Le récit se termine par la prière de don Camillo, et par un paragraphe qui semble n'avoir aucun rapport, mais qui au contraire exprime les convictions profondes de Guareschi: "Le fleuve continuait à apporter de l'eau à la mer. Toujours la même eau qu'il y a cent milliards d'années. Des histoires vont à la mer, et des histoires reviennent de la mer vers les monts et la plaine. Et ce sont toujours les mêmes, et les hommes les écoutent, mais n'en entendent pas la sagesse. Car la sagesse est ennuyeuse comme cent et mille et cent mille don Camillo qui, ayant perdu confiance dans les hommes, parlent à l'eau des fleuves". Les vérités éternelles qui se transmettent de génération en génération sont conformes à la nature, elles correspondent à la création. S'il les écoute, l'homme ne peut pas agir mal, semer le mal.
Dès lors que la culture renonçait à la vérité enracinée dans l'homme individuel, à la vérité en tant que telle, à son concept général, le poussant hors de l'espace culturel, les hommes sont restés sans défense, et donc au risque de tomber dans les mains "des vérités pour les masses". Le don de Guareschi consistait précisément en cette sensibilité particulière aux mensonges des mythes de masse et à la fiction des "idéaux lumineux". Et en même temps, dans l'incroyable courage de s'opposer à ce qu'on faisait passer pour "juste", "progressiste", "d'avant-garde", et dans l'attachement opiniâtre à des concepts "vieux" comme la justice de la personne, les vérités éternelles et, si l'on veut, ce qui est haut et saint (avec l'unique différence que son talent lui permettait, de façon surprenante, de ne jamais recourir à des phrases grandiloquentes).
C'est pourquoi le protagoniste du livre n'est pas don Camillo, ni son "ami juré" le communiste Peppone, mais plutôt la voix du Christ qui, comme le dit l'auteur lui-même "est la voix de ma conscience", ou encore la Bassa (le nom du pays) elle-même où court "le fleuve placide et majestueux sur les berges duquel, vers le soir, passe, rapide, la Mort à bicyclette". Cette voix parle du plus profond du coeur, et fait appel au coeur de chaque homme.