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Le Christ donne tout

A (re)découvrir, ce très beau livre de Mgr Ide, membre de la Communauté de l'Emmanuel et collaborateur de la Curie Romaine, paru en 2007. Un extrait, consacré au "style de Benoît XVI" (18/5/2013)

Le livre est toujours disponible, par exemple ici.

     

J'avais parlé ici (benoit-et-moi.fr/2008-I) de ce très beau livre. Je viens de le ressortir de l'étagère de ma bibliothèque où je l'avais classé parmi les meilleurs ouvrages sur Benoît XVI (en langue française, il ne sont pas légion).
On pourra relire la présentation de l'éditeur, et quelques extraits.
Et en particulier, cette suggestion, encore plus d'actualité aujourd'hui, alors que Benoît a décidé de rester caché aux yeux du monde; comme il est de fait absent de l'actualité, le temps est venu d'essayer de mieux le comprendre: de lire, relire, découvrir ou redécouvrir, l'extraordinaire richesse de son magistère de Pape (je ne parle pas ici de ses ouvrages de théologie), largement snobé pendant huit ans par les medias, alors qu'aujourd'hui, chaque discours du pape François, où il reprend la plupart du temps les idées développées par son prédecesseur, est accueilli comme une grande nouveauté (voir par exemple le discours aux nouveaux ambassadeurs prononcé le 16 mai, et qui reprend les termes de Caritas in veritate).

Pourquoi pas des groupes d'étude

L'introduction faisait le constat que la pensée de Benoît XVI n'était pas tant méconnue qu'inconnue. Au terme de ce livre, j'émettrais un voeu : que les écrits, les prises de parole du pape actuel soient étudiés.
Ne pourrait-on imaginer que, dans les paroisses et autres lieux d'Église, par des rencontres ou via Internet, se mettent en place des petits groupes qui se donneraient pour tâche de découvrir et d'approfondir sa pensée - et de la mettre en pratique ? Les formules sont multiples. Il serait par exemple possible de partir du présent, en prenant sur le site du Vatican, chaque semaine, l'audience du mercredi et l'angélus du dimanche, en ajoutant, à l'occasion, les homélies pour les grandes fêtes liturgiques ou les interventions lors d'un déplacement, les discours significatifs. Il serait aussi envisageable de lire de manière systématique tout un cycle de catéchèses du mercredi : sur les Apôtres, sur les Pères de l'Église, etc.

Une autre hypothèse serait de reprendre les divers chapitres de ce livre et d'étudier en détail les prises de parole importantes dont il n'a été cité qu'un bref passage. L'auteur de ce livre serait ravi que lui soit communiquée toute suggestion d'initiative permettant que se lève une « génération Benoît XVI ».

Les documents de Benoît XVI sont souvent fluides et lumineux, pour la pensée comme pour l'existence ; ils résistent pourtant à une compréhension immédiate. Toute grande pensée ne manque pas d'opposer quelque résistance : c'est le signe qu'elle nous dépasse, mais aussi qu'elle vient de plus haut et donc qu'elle peut nous enrichir. Voilà pourquoi un groupe de travail gagnera à être patient mais aussi, pour conjurer les découragements, à être accompagné, au moins de temps à autre, par une personne qui a quelque formation théologique et sera apte à répondre à certaines difficultés posées par le texte. Si l'on accepte de durer avec les paroles de Benoît XVI, par la fréquentation régulière, progressivement, l'on héritera en quelque sorte de son regard et de son intelligence aimante du mystère de Deus caritas.

Voici, pour le plaisir de mes lecteurs, un autre extrait:

     

Le style de Benoît XVI

Dans ce chapitre, Mgr Ide étudie l’une des caractéristiques du style de Benoît XVI. Je n’ai pas reproduit les nombreuses notes de bas de page - qui garantissent le sérieux scientifique du travail de l’auteur.

Profondeur dans la simplicité

Benoît XVI évite soigneusement deux excès opposés l'inflation de l'anecdotique (qui était, peut-être, le risque de Jean-Paul Ier) et l'abstraction technique (qui caractérise un certain nombre de textes de son prédécesseur, comme ses premières encycliques ou les audiences du mercredi sur la théologie du corps). Pour cela, il réconcilie rigueur et simplicité, en faisant appel à un langage concret quoique universel.

1. Un style simple

Le cardinal Javier Lozano Barragàn, président du Conseil pontifical pour la pastorale des services de santé, raconte l'anecdote suivante survenue le lendemain de l'élection de Benoît XVI. « Je sortais de la salle à manger de la résidence Sainte-Marthe, après le petit-déjeuner, avec deux autres cardinaux, quand nous avons rencontré le pape tout habillé de blanc. Je lui ai dit : "Mais quelle coïncidence, Saint-Père !", et j'ai ajouté : "Saint-Père, avez-vous réussi à dormir cette nuit ?" Et il m'a répondu "Oui... Je crois qu'il y aura des nuits bien pires." L'un des deux cardinaux qui étaient avec moi a alors dit : "Nous devons nous habituer à vous voir vêtu de blanc", et il a répondu par un sourire. Le troisième cardinal lui a enfin dit : "Mais vous aussi vous devez vous habituer à vous voir habillé en blanc." Et il a répondu : "Dieu merci, je ne me vois pas!" »

Si le style dit l'homme, on ne s'étonnera pas qu'à la simplicité de la personne réponde la simplicité de la pensée.

Les témoignages sur les prises de parole de Benoît XVI convergent souvent sur deux points : le propos est profond, très informé ; pourtant, il demeure simple et compréhensible. Combien de pèlerins qui se pressent aux audiences du mercredi, combien de Romains qui aiment venir sur la place Saint-Pierre pour l'Angélus du dimanche midi, le disent : « Ce pape si profond dit les choses si bien que nous comprenons tout ! » Pourtant, la limpidité de la parole - comme de l'écrit - n'est jamais sacrifiée à la puissance du contenu.

Un double fait l'atteste à l'oral. D'une part, Benoît XVI est le premier pape (de surcroît non italien) à oser improviser, et longuement, sur des sujets théologiques fondamentaux. Régulièrement, notamment face aux médias, aux prêtres ou aux séminaristes de Rome, il s'entretient sans papier, pendant largement plus d'une heure, et aborde en détail, voire affronte, dans une langue autre que sa langue maternelle, des questions précises et délicates. Un pape italien comme Paul VI s'y refusait et un Jean-Paul II ne s'est jamais laissé aller longuement à l'improvisation que pour raconter des souvenirs personnels. D'autre part, il est impossible, à la seule lecture, de discerner les passages que le pontife actuel a rédigés de ceux qui furent improvisés. Benoît XVI - mais déjà Joseph Ratzinger - fait partie de ces rares personnes qui possèdent le don de pouvoir parler comme elles écrivent. Or, cette unification de l'écrit et de l'oral engendre souvent un style particulièrement simple.

Plusieurs indices propres au texte écrit confirment cette simplicité : la disparition des longues introductions-mises en situation ; le caractère progressif, linéaire, de l'exposé (accompagné de quelques résumés et de reprises) la répétition pédagogique de mots ou d'expressions clés ; l'absence de technicité du vocabulaire (en général!). Cette simplicité (qualitative) se traduit aussi dans une certaine réserve ou sobriété (quantitative) : les textes essentiels sont brefs ; les citations sont rares et abrégées. Le pape actuel en fait même un aspect de sa mission. Au Père Andrzej Majewski qui l'interroge en octobre 2005 sur ses liens intimes avec Jean-Paul II, Benoît XVI répond que le précédent pape a laissé « un patrimoine richissime qui n'est pas encore suffisamment assimilé dans l'Église ». Il pense avoir « pour mission essentielle et personnelle de ne pas promulguer de nombreux nouveaux documents mais de faire en sorte que ces documents soient assimilés, car ils constituent un trésor très riche, ils sont l'authentique interprétation de Vatican II ».

Hors les causes plus culturelles, cette profondeur habillée et habitée de simplicité dit le professeur qui a toujours à cœur de transmettre. Mais ne faut-il pas dire plus ? Et ici le style rejoint le contenu : il suffit d'avoir vu Benoît XVI un mercredi matin pour comprendre que sa parole est toujours une parole adressée", que cette parole, venue de la méditation, est aussi modelée par la présence des fidèles qui l'écoutent. Autrement dit, enseigner, transmettre la vérité est, pour le pape, un acte d'amour. Nous retrouvons, mais du point de vue du style, cet amour qui est au centre de la pensée de Benoît XVI.

2. Une approche concrète

Une parole simple est, le plus souvent, une parole concrète. Proche de la simplicité dans la profondeur, un autre trait du style du pape est la rigueur dans la concrétude.

Déjà, Joseph Ratzinger avait l'habitude d'illustrer son propos d'histoires qui sont plus que décoratives : ouvrant sa conférence à la Sorbonne sur la vérité du christianisme, il fait appel à la parabole bouddhiste de l'éléphant et des aveugles-nés; achevant une conférence sur la musique sacrée et la liturgie, il cite une belle image de Mahatma Gandhi - « récemment trouvée sur un calendrier » - à propos des trois milieux auxquels l'homme participe (la mer où les poissons se taisent, la terre où les animaux crient et le ciel où les oiseaux chantent)". Horst Ferdinand, un des étudiants qui assistèrent à ses premières leçons comme professeur titulaire de théologie fondamentale à l'université de Bonn, en 1959, témoigne :

« Ses cours étaient préparés au millimètre près. Il les faisait en paraphrasant le texte qu'il avait préparé avec des formules qui semblaient parfois se composer comme une mosaïque, avec une richesse d'images qui me rappelait Romano Guardini. Durant certains cours, comme dans les pauses d'un concert, on aurait pu entendre une mouche voler. » Plus généralement, le cardinal, comme le professeur Ratzinger, a toujours privilégié l'approche descriptive, imagée ou narrative au discours procédant par définition, concept et syllogisme.

À son tour, Benoît XVI préfère le développement fluide (sans distinction de parties) à l'exposé discontinu alors que Jean-Paul II divisait volontiers ses discours, ses catéchèses en points successifs, Benoît XVI s'y refuse.
De même, il apprécie d'évoquer un détail suggestif, voire bucolique : de retour de son voyage en Turquie, il évoque le sanctuaire de la Maison de Marie près d'Éphèse qui se trouve « dans une charmante localité appelée "colline du rossignol", qui surplombe la mer Égée ». Plus encore, il multiplie les images heureuses, abonde en analogies. Il compare les « monastères de vie contemplative » à des « oasis » ou aux « "poumons" verts d'une ville », le péché originel à « une goutte du venin » « que nous portons tous en nous », le mystère de l'Eucharistie à la « fission nucléaire », « la Tradition » au « fleuve de la vie nouvelle qui vient des origines, du Christ jusqu'à nous ». « Chaque enfant qui naît, dit-il, nous apporte le sourire de Dieu. » Ce sens de la métaphore ne trouve-t-il pas son modèle chez Augustin à qui Benoît XVI emprunte à l'occasion telle ou telle image « Saint Augustin a dit : le lièvre et l'âne boivent à la fontaine. L'âne boit davantage, mais chacun boit selon ses capacités. Que nous soyons des lièvres ou des ânes, nous sommes reconnaissants que le Seigneur nous fasse boire de son eau » ?

La manière dont le pape nomme Dieu montre aussi son affinité avec le concret. D'un côté, les mots « Dieu », « Père », « Seigneur », « Jésus », « Esprit » sont cités de nombreuses fois. De l'autre, certains termes, pourtant classiques, apparaissent beaucoup plus rarement : par exemple, les mots « Trinité », « Personne » (avec une majuscule), les expressions « Personne divine », « nature de Dieu », « nature divine », « essence de Dieu » ; le vocable « hypostase » et les formules « essence divine », « substance divine », « substance de Dieu » sont totalement absents. La différence de fréquence étonne d'autant que la seconde série de mots et expressions appartient au langage dogmatique traditionnel. Jusqu'à ce que l'on comprenne que cette différence est exactement superposable à celle des termes concrets et des termes abstraits (à quoi s'adjoint une autre raison qui sera exposée plus bas).

Plus profondément, j'entends par « style concret » une forme particulière de discours et d'exposé. Les traités de théologie, notamment traditionnels, procèdent souvent par définitions et par démonstrations. Benoît XVI manifeste une nette préférence pour la description et pour la narration. Dès qu'il doit aborder un sujet un peu abstrait, il s'empresse de le référer à une figure historique, personnelle, qui le réalise. Voilà pourquoi, nous l'avons vu, Benoît XVI a décidé de « consacrer les [...] rencontres du mercredi au mystère de la relation entre le Christ et l'Église, en le considérant à partir de l'expérience des Apôtres » ; puis, ayant « achevé » ses « réflexions sur les douze Apôtres directement appelés par Jésus au cours de sa vie terrestre », il a commencé « à aborder les figures d'autres personnages importants de l'Église primitive » ; enfin, il médite maintenant la manière dont « débute le chemin de l'Église dans l'histoire », et cela toujours à travers des « figures » concrètes, en l'occurrence les Pères de l'Église.

Cette approche concrète trouve son origine dans l'affinité de Benoît XVI avec le personnalisme (voir première partie, chapitre v) : en effet, il n'y a pas plus incarné, réel qu'une personne et on ne peut parler d'elle qu'à travers un récit, en l'insérant dans une histoire. Ce sens du concret s'enracine aussi dans la Bible dont nous allons redire qu'elle anime toute la pensée du pape. En effet, le langage de l'Écriture sainte se caractérise par ce souci de préférer l'approche concrète au discours abstrait. Ainsi, à propos du chant des anges à Noël « Paix aux hommes que Dieu aime », le pape se pose la question : « Qui sont les hommes que Dieu aime et pourquoi les aime-t-il ? Dieu est-il partial ? » La réponse livre une clé explicative capitale : «L'Évangile répond à ces questions en nous présentant quelques personnes particulières aimées de Dieu.» Autrement dit, l'Écriture répond toujours à des questions abstraites (générales) de manière concrète, en l'occurrence par des visages et des vies d'hommes conduits par Dieu ou se dérobant à lui. Voilà peut-être une autre raison de la rareté des termes et des expressions techniques relevés ci-dessus comme « Trinité », « Personnes divines », « essence de Dieu » : ils sont à la fois non scripturaires et abstraits. Cet entrelacement du concret et de la rigueur atteste enfin le souci qu'a celui qui contemple la vérité de transmettre le fruit de sa contemplation. Or, qui ne sait que l'on retient davantage une narration qu'une argumentation, une image qu'un concept? Cela est d'autant plus vrai que le pape s'adresse à un public composé, dans son immense majorité, de personnes qui n'ont pas sa culture universitaire. La parole si concrète, si imagée du pape témoigne donc de son amour non seulement de son sujet (la Parole de Dieu, etc.) mais aussi de celui qui l'écoute. Une nouvelle fois, nous sommes reconduits à l'amour comme point focal du style de Benoît XVI.

3. L'enracinement dans l'expérience

Objet et sujet sont relatifs l'un à l'autre. Jusqu'à maintenant, nous avons parlé du propos de Benoît XVI et nous en avons salué la simplicité concrète. À l'objet concret répond une attitude du sujet connaissant l'expérience. En effet, c'est par l'expérience que l'homme s'ouvre à la réalité dans son épaisseur empirique, sensible ; en revanche, c'est par le discours qu'il accède aux concepts abstraits. Or, le pape valorise, voire réhabilite l'expérience, tout en la situant;. Certes, il est conscient que la foi n'est pas un sentiment subjectif, ainsi que l'affirme le philosophe allemand Friedrich Schleiermacher. Mais il refuse tout autant l'erreur inverse qui opposerait l'expérience à l'obéissance de la foi et à l'attitude de confiance. Le pape - et déjà Joseph Ratzinger - préfère les conjuguer. Par exemple, il n'hésite pas à faire appel à son expérience : lors des entretiens improvisés dont il a été question, mais aussi, parfois, dans des discours préparés.

Benoît XVI précise, à différentes occasions, l'articulation entre expérience et foi. La relation est principalement double. D'un côté, la première prépare, dispose à la seconde. À un prêtre l'interrogeant sur la manière de transmettre la foi aux jeunes d'aujourd'hui, le pape répond : « Le premier point est donc l'expérience, qui ouvre ensuite également la porte à la connaissance. En ce sens, le "catéchuménat" vécu d'une façon nouvelle - c'est-à-dire comme un chemin commun de vie, comme une expérience commune du fait qu'il est possible de vivre ainsi - est d'une grande importance. C'est uniquement en faisant une certaine expérience que l'on peut ensuite comprendre. »

De l'autre côté, la foi conduit à l'expérience. Le but de la foi, dit-il dans une audience sur la communion, est de « faire l'expérience du salut" ». En effet, saint Paul affirme : «L'Esprit lui-même intervient pour nous par des cris inexprimables » (Rm 8, 26). Et le pape commente : « une invitation à être toujours plus sensibles, plus attentifs à cette présence de l'Esprit en nous, à la transformer en prière, à ressentir cette présence et à apprendre ainsi à prier, à parler avec le Père en tant que fils dans l'Esprit Saint». Benoît XVI explique cette corrélation dans l'homélie prononcée à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire : « Nous sommes rassemblés ici pour réfléchir sur le déroulement d'une longue période de mon existence. Bien sûr, la liturgie ne doit pas servir à parler de son moi, de soi-même ; toutefois, notre propre vie peut servir pour annoncer la miséricorde de Dieu. "Venez, écoutez que je raconte, vous tous les craignant-Dieu, ce qu'il a fait pour mon âme", dit un Psaume (65 [66], 16). J'ai toujours considéré comme un grand don de la Divine Miséricorde que la naissance et la renaissance m'aient été accordées, pour ainsi dire, le même jour sous le signe du début de Pâques. Ainsi, le même jour, je suis né membre de ma propre famille et de la grande famille de Dieu. Oui, je rends grâce à Dieu car j'ai pu faire l'expérience de ce que signifie la "famille"; j'ai pu faire l'expérience de ce que signifie la paternité, de sorte que la parole sur Dieu comme Père est devenue compréhensible pour moi de l'intérieur ; sur la base de l'expérience humaine m'a été dévoilé l'accès au Père grand et bienveillant qui est au ciel. » Quelle leçon de choses sur la juste place du témoignage, sur la manière de tricoter le « je » de l'expérience subjective et le « il » de l'exposé objectif ! L'expression clé est « de l'intérieur ». C'est l'intériorisation qui éclaire la relation entre expérience et connaissance de foi : la première rend la seconde intelligible et intégrable, en permettant son appropriation.

4. Un mépris de la philosophie ?

À trop insister sur le caractère concret de la pensée du pape, on pourrait craindre qu'il ne méprise l'abstraction. À être si proche de la manière de penser biblique, on pourrait penser qu'il exclut la philosophie. De fait, l'absence de certains mots ou certaines expressions`" et la présence de certaines affirmations - par exemple : « Dieu n'est pas seulement une ombre lointaine, la "Cause première", mais il a un Visage » - semblent signaler une méfiance de Benoît XVI à l'égard de la raison philosophique ou du moins métaphysique.

Loin d'opposer Athènes et Jérusalem, le Dieu des philosophes et le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, Benoît XVI ne cesse d'en montrer la profonde harmonie. À la droite du blason de Freising, que les armoiries du pape conservent en les simplifiant, figure « l'ours de saint Corbinien ». Celui-ci convertit la Bavière païenne à la religion catholique au VII e siècle et l'animal fait référence à un épisode de sa vie. Alors que saint Corbinien faisait voyage vers Rome, un ours tua son cheval. Il lui ordonna alors de remplacer sa monture jusqu'à la Ville sainte où il lui rendit sa liberté. L'ours de saint Corbinien symbolise donc à la fois la domestication opérée par la foi catholique de l'héritage païen et la belle fonction de porteur de Dieu réalisée par cet héritage.

Pour ne donner qu'un exemple, mais fameux, le pape s'est clairement exprimé contre la tentation d'opposer logos (raison) grec et foi chrétienne dans l'important discours de Ratisbonne. On en a retenu, le plus souvent sans le lire, la question posée à l'Islam sur la prise en compte de la raison, alors que l'essentiel est ailleurs tout le texte plaide contre « la déshellénisation » du christianisme et pour la « synthèse entre esprit grec et esprit chrétien ». Cette harmonie constitue même une donnée historique providentielle : « Cet intime rapprochement mutuel [...], qui s'est réalisé entre la foi biblique et le questionnement philosophique grec, est un processus décisif non seulement du point de vue de l'histoire des religions mais aussi de l'histoire universelle, qui aujourd'hui encore nous oblige »

Mais comment envisager la relation? Deus caritas est fournit une réponse exemplaire. Benoît XVI y rapproche la double perspective, biblique et philosophique, sur l'amour de Dieu : « L'aspect philosophique, historique et religieux qu'il convient de relever dans cette vision de la Bible [il s'agit de l'amour passionné de Dieu pour son peuple décrit par le prophète Osée (Os 11, 8-9) réside dans le fait que, d'une part, nous nous trouvons devant une image strictement métaphysique de Dieu : Dieu est en absolu la source originaire de tout être ; mais ce principe créateur de toutes choses - le Logos, la raison primordiale - est, d'autre part, quelqu'un qui aime avec toute la passion d'un véritable amour. De la sorte, l'éros est ennobli au plus haut point, mais, en même temps, il est ainsi purifié jusqu'à se fondre avec l'agapè » Nous avons vu que l'éros est à l'agapè comme la nature est à la grâce, donc comme la raison est à la foi. Ce que ce riche passage de l'encyclique dit des relations entre les deux formes de l'amour vaut aussi pour les rapports entre métaphysique et Révélation. Elles sont décrites avec exactitude et sobriété, notamment à partir de trois couples : distinction mais non opposition ; hiérarchie et non juxtaposition ; purification et achèvement.

Répondons, enfin, à la difficulté. Une nouvelle fois, la rareté de tel ou tel terme du vocabulaire philosophique, surtout métaphysique et scolastique, du pape s'explique par la perspective théologique, biblique et concrète, qui le caractérise. Mais il serait encore plus exact de dire que Benoît XVI cherche à dépasser la stérile opposition abstrait-concret. Pour cela, lorsqu'il doit aborder un sujet abstrait, il le fait spontanément à partir de la figure concrète qui la réalise au mieux. Dans le cas de la philosophie, la raison sans la foi correspond, historiquement, à la raison d'avant la foi, autrement dit à la pensée grecque : celle-ci est demeurée, au moins jusqu'au début de l'ère chrétienne, intouchée par la Révélation biblique. La figure grecque de la pensée représente à la fois une réalité historique, concrète, et un état de la raison d'avant la grâce (même si elle est en attente et si certains traits, blessés par le péché originel et les péchés actuels, demandent à être purifiés). Voilà pourquoi, plutôt que de parler de philosophie en général, le pape en traite donc à partir de son incarnation historique, le moment grec de la pensée. Il désamorce ainsi de manière originale la tension entre histoire et métaphysique, entre approche abstraite de la nature humaine et considération concrète de cette même nature en relation avec la grâce, entre piscatorie (« comme des pêcheurs ») et aristotelice (« comme des philosophes ») .