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Deux conceptions de l'annonce évangélique

"Foi et raison" contre la "force jaillissante de l'Evangile". Encycliques contre interviewes. Le Pape du logos, et celui de la prière "avec la chair, pas avec les idées". Les ruptures, pas que de forme, entre les deux papes s'affirment, et font l'objet d'une fine analyse reproduite sur Settimo Cielo (21/10/2013).

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Les nouveaux hérétiques

Comme je le disais ce matin, Sandro Magister est revenu sur la polémique lancée par Giuliano Ferrara à propos d'une récente homélie dans laquelle François s'en prenait aux "chrétiens idéologues" (Les nouveaux hérétiques ).
Il donne la parole à Pietro L. Di Giorgi, professeur de sociologie à l'Institut supérieur de sciences religieuses de Florence.

     

Bergoglio n'aime pas les «spécialistes du Logos»
http://magister.blogautore.espresso.repubblica.it/
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Dans son homélie matinale du 17 Octobre, le Pape François a adressé des mots cinglants contre les «chrétiens qui perdent leur foi et préfèrent les idéologies».
François n'a pas précisé à qui et à quoi il faisait allusion concrètement.
Mais le lendemain, dans l'éditorial de la première page de «L'Avvenire», son exégète et amie de longue date Stefania Falasca a stigmatisé les chrétiens idéologues, visés par le pape comme ceux «que De Lubac appellerait "spécialistes du Logos". »
Définition périlleuse. Et Giuliano Ferrara, dans «Il Foglio», le samedi 19 Octobre, avait beau jeu de se demander: «Mais un spécialiste universellement reconnu du Logos ne vit-il pas et ne prie-t-il pas dans les salles émérites du Vatican?». Avec une référence très transparente à Benoît XVI.
Dans l'attaque du Pape François aux chrétiens idéologues, on a vu une réaction aux dures critiques que lui ont adressées les catholiques traditionalistes Alessandro Gnocchi et Mario Palmaro dans «Il Foglio», le 9 Octobre: «Nous n'aimons pas ce Pape», puis 16 Octobre: «Orgueilleuse plainte catholique ».
Mais la question est plus large. Elle concerne la vision d'ensemble du pape actuel, son intention manifeste d'annoncer un Evangile «sine glossa», sans médiations culturelles, une annonce plus de cœur que de raison, de Logos. Avec une prise de distance évidente par rapport au pape qui l'a précédé.

C'est la question qu'affronte ci-dessous, avec finesse, Pietro L. Di Giorgi, professeur de sociologie à l'Institut supérieur de sciences religieuses de Florence et directeur de la revue catholique florentine historique «Testomonianze».

     

Le Pape François. Un message «déculturé»?

Pietro L. Di Giorgi
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Comment juger les modalités totalement inédites de la communication du pape François? Cette manière de parler davantage avec des interviewes qu'avec des encycliques?

On peut émettre l'hypothèse que ce pape venu du bout du monde se ressent de ces processus de déculturation du religieux qui voient, sur le terrain, des religions désormais déterritorialisées et déculturées à cause de la mondialisation et de la «network society». Des religions qui placent progressivement à l'arrière-plan, jusqu'à ce qu'elles s'estompent progressivement, les médiations herméneutiques historico-culturelles complexes dans lesquelles elles ont germé.

C'est un phénomène qui implique désormais également le catholicisme, en particulier en Amérique latine, où se manifestent et prennent de plus en plus de force des mouvements charismatiques, communautaires, dés-institutionnalisés, avec des formes de culte mystico-émotionnelles, qui ne supportent pas de dogmes, d'apparats, de liturgies ordonnées, au nom d'un rejet explicite d'un christianisme issu de l'Europe occidentale, trop amolli par le rationalisme post-Lumières, et qui semblent répéter, de manière presque concurentielle, le pentecôtisme charismatique américain qui est en passe de devenir la nouvelle religion mondiale justement parce que de plus en plus neutre culturellement.

Si l'on assume une perspective de ce genre, les différences entre le pape Joseph Ratzinger et le pape Jorge Mario Bergoglio apparaissent évidentes.

Benoît XVI a toujours mis en garde contre une déculturation du christianisme qui couperait ses liens avec la pensée rationnelle grecque. Tout comme le prométhéisme technologique produit les pathologies de la raison, de même la renonciation au rapport organique foi-raison développé par la pensée théologique conduit à des spéculations arbitraires et potentiellement fondamentalistes.

Comme le Pape Benoît XVI le disait dans son discours mémorable de Ratisbonne en 2006, c'est le raisonnement correct qui conduit à la foi, puisque «ne pas agir raisonnablement est contraire à la nature de Dieu». C'est cela - expliquait-il - le fruit le meilleur, et indispensable, de l'hellénisation du christianisme par les Pères de l'Église: dans la «ratio», entendue comme organe de contrôle et de clarification de l'humain, se manifeste la lumière divine.

Dieu, en effet «agit par le Logos, qui est à la fois raison et parole, une raison qui est créatrice et capable de se transmettre, justement, comme raison». Cette lecture ne représente pas, aux yeux de Benoît XVI, une aliénation du message de l'Evangile, propre à l'enfermer dans un domaine historico-culturel particulier, mais est au contraire la norme universelle à ne pas perdre, pour sa traduction ultérieure à chaque époque et dans chaque culture.

Chaque culture produit, en effet, une certaine forme d'élaboration théologique du rapport foi-raison, et donc aussi une ouverture innée au dialogue, capable d'éviter à la fois les pathologies de la religion et celles de la raison.

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Le Pape François, au contraire, semble douter que la culture du Logos dans laquelle a mûri le christianisme puisse encore être la forme privilégiée et universelle pour qu'il se donne au monde.

Compte tenu de son origine d'une Amérique latine, qui expérimente depuis des années un rejet diffus de ce christianisme venu d'Europe occidentale qui aurait trop introjecté (introjecter: en psychanalyse, incorporer au moi ou au sur-moi, par un processeus insconscient, l'image, le modèle d'une personne) les processus de sécularisation, François semble s'associer à une forme de déculturation du christianisme qui privilégie la puissance jaillissante de l'annonce évangélique épurée de la cage de formes culturelles historiquement déterminées. La vérité chrétienne - a-t-il écrit dans la lettre à Eugenio Scalfari sur la Repubblica du 11 Septembre - est «l'amour de Dieu pour nous en Jésus-Christ et donc une relation qui nous est donnée seulement comme un chemin et une vie».

Au-delà de l'encyclique «Lumen fidei», de matrice encore et explicitement ratzingérienne, qui re-parcourt le canon culturel hellénistique selon lequel raison et la foi s'éclairent mutuellement, il est évident que la forme préférée de l'annonce évangélique pour le pape François n'est pas l'encyclique ou la leçon, mais plutôt l'homélie, la lettre, l'interviewe.

C'est là que son discours coule à nouveau à chaque fois comme si c'était la première fois, marqué par l'espérance dans la grâce de Dieu qui se manifeste toujours, et ne se laisse pas prendre au piège dans les formes doctrinales traditionnelles d'un christianisme qui souventlui semble prendre la forme d'un «jeu intellectuel», d'une «casuistique morale stérile», d'une «idéologie».

Plus que comme maître, le Pape François se présente comme témoin d'une mystique de l'incarnation qui nous invite à «penser avec la chair et le cœur et à prier avec la chair, pas avec les idées», a-t-il dit lors d'une homélie matinale à Sainte Marthe, début juin.

Pour le pape François - voir son interview à «La Civiltà Cattolica» - la proclamation de l'amour salvifique de Dieu précède (et rend vaines?) chaque certitude doctrinale, chaque recueil de vérités abstraites, chaque obligation morale et religieuse dérivant d'un «thomisme décadent», et produit au contraire une «aura mystique» qui ne définit jamais les bords de la pensée, mais invite, selon ce qui lui paraît être le vrai message ignatien, «à la sagesse du discernement qui rachète la nécessaire ambiguïté de la vie», et ouvre à une «sainteté quotidienne» à laquelle tous peuvent aspirer.