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Le hameçon d'Oddifreddi... et de Scalfari

Dans ce long article, Massimo Introvigne revient sur les récents échanges entre les Papes, et les piliers de la Repubblica, Oddifreddi et Scalfari (3/10/2013)

A propos de la lettre de François à Scalfari, puis de la rencontre à Sainte Marthe, Massimo Introvigne s'en tient à la ligne qu'il suit depuis le début (malgré des doutes discrètement exprimés à diverses occasions, dont cette dernière), celle d'être résolument optimiste, et de trouver derrière les mots, même les plus imprudents, des explications rassurantes à tout ce que dit le Pape, inventant au besoin des propos qui n'ont pas été prononcés, mais seraient... implicites. Sa "défense" est très bien résumée dans cette phrase: "La démarche [de François] est typiquement missionnaire dans le sens qu'elle cherche à partir de points communs avec l'interlocuteur et à susciter sa sympathie", mais, outre que l'on peut douter de son efficacité auprès d'athées aussi endurcis que Scalfari, et sans doute la grande majorité des lecteurs de La repubblica, est-elle suffisante pour rassurer les croyants qui s'inquiètent des approximations papales (surtout après Benoît XVI, qui nous avait habitué à une telle rigueur doctrinale!).

A propos de l'échange entre Benoît XVI et le logicien Oddifreddi, on a l'impression déplaisante qu'Introvigne se sert de Benoît pour légitimer François, mettant leurs démarches respectives sur le même plan, alors qu'elles sont d'un ton et d'un esprit bien différents, Benoît XVI corrigeant sans ménagement son correspondant tandis que François "cajole" le sien (et sur la même Bussola Antonio Livi ne s'y était pas trompé, très critique envers Benoît XVI justement pour cette raison).

Mais surtout, on voit confirmé un soupçon qui m'était venu spontanément (j'avais parlé de "piège", cf. Le facteur du Pape sonne deux fois ) en lisant la genèse du livre "Caro Papa ti scrivo", qui a suscité la réponse de Benoît XVI: le déplaisant "mathématicien athée" le dit noir sur blanc sur son blog, il a lancé un hameçon....

     

Le pape à Scalfari: «La grâce peut aussi vous toucher»
Massimo Introvigne
http://www.lanuovabq.it/
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Nous l'avions écrit, mi-sérieux mi-facétieux, dans ces colonnes: ces jours-ci, la Repubblica semble parfois être L'Osservatore Romano.
Lettre du Pape François à Scalfari, lettre de Benoît XVI à Odifreddi, commentaires aux lettres, commentaires des commentaires aux lettres. Je me demande ce que vont penser ses lecteurs laïcissimes. Certains d'entre eux ont dû vraiment perdre patience en recevant leur exemplaire de «La Repubblica» du 1er Octobre, et en se retrouvant devant une grande photographie de François et un titre en pleine page au premier plan: «Le pape: comment je vais changer l'Eglise», annonçant trois pages de la transcription d'une conversation entre François et Eugenio Scalfari. On sait combien la «Repubblica» est obsédée par Berlusconi, qui la veille avait eu quelques problèmes avec ses ministres et députés: une musique aux oreilles du quotidien, pourtant reléguée sur une colonne latérale. Rien n'est plus important que le pape

«La Repubblica» se serait-elle convertie? Ou bien le Pape - les Papes - sont-ils tombés dans le piège de «La Repubblica»?
Du point de vue de la communication, c'est la question fondamentale et difficile. Benoît XVI, quand il écrivait à Odifreddi, savait sur quel journal le mathématicien athée écrit, sur quel site - repubblica.it - il a son propre blog, et où finirait sa lettre.
«La Repubblica» l'a publié de manière respectueuse, mais quelques jours ont passé et voici ce qu'Odifreddi écrit sur son blog qui fait partie du site Internet du journal: «De la façon dont je le vois, il me semble que c'était ratzinger [écrit en minuscules] qui a «mordu à l'hameçon» en ce sens que le fait de discuter avec un athée sur le fait que jésus (minuscules aussi) puisse ne pas exister, c'est déjà une bonne concession de l'adversaire, par le seul fait d'en parler».

Des mots qui font méditer, assaisonnés de références peu généreuses aux «affaires judiciaires» qui prouveraient l'implication de Benoît XVI dans la «couverture» de la pédophilie. Dommage que les épisodes auxquels Odifreddi fait allusion dans son livre aient été démantelés comme des canulars, non seulement par Riccardo Cascioli dans une ancienne enquête exemplaire de «Avvenire», mais aussi par moi-même dans le livre «Preti pedofili», et encore par les tribunaux américains (ndt: il en a été dans son temps largement question dans ces pages). Mais ce n'est pas le problème. Les papes, quand ils vont dialoguer avec quelqu'un qui écrit dans «La Repubblica» - pas un journal quelconque, mais la maison-mère de la dictature du relativisme - «mordent-ils à l'hameçon», comme le dit dans son langage pittoresque Odifreddi?

Disons-le clairement: les risques sont là, les perplexités sur un type de communication qui patine sur une mince glace, sans parler de la possibilité qu'en s'ouvrant trop à ceux qui sont à l'extérieur de l'Église, on mette mal à l'aise ceux qui sont dedans. Le Pape François connaît sans doute la blague de son prédécesseur saint Pie X selon qui, lorsqu'on ouvre les portes de l'Église pour laisser entrer ceux qui sont dehors, on prenne bien garde à ne pas laisser sortir ceux, peu ou npombreux, qui sont déjà à l'intérieur .

S'il la connaît, François a décidé de prendre le risque. Il l'a répété lors du Congrès des catéchistes, vendredi 27 Septembre. Si l'Eglise ne «sort» pas à la rencontre de ceux qui ne la fréquentent pas, on court moins le risque d'accidents. Si au contraire l'Eglise «sort dans les rues, dans les périphéries, il peut lui arrive ce qui arrive à toute personne qui va dans la rue: un accident. Tant de fois nous avons vu des accidents de la circulation. Mais je vous le dis: je préfère mille fois une Église accidentée qu'une Église malade». Malade à cause de l'air vicié de quelq'un qui est enfermé dans sa chambre et renonce à sortir.

Et voici le pape amoureux du téléphonequi appelle Scalfari et le convoque à Santa Marta. L'entretien est transcrit: et derrière les gros titres sur la réforme de l'Eglise - sur laquelle le Pape n'ajoute pas grand-chose à ce qui a déjà été dit à plusieurs reprises - et le «devoir d'être ouverte à la modernité» - une référence rapide à Vatican II, qui se fait l'écho des mots du vénéré Pape Paul VI et de Benoît XVI lui-même, pas vraiment une nouveauté de première page - émerge comment Françocis pense proposer l'Evangile aux non-croyants.

A Scalfari qui lui rapporte les craintes de ses amis que le Pape veuille le convertir, François répond que «le prosélytisme est une ânerie solennelle, cela n'a aucun sens». Ceux qui connaissent les documents de l'Eglise sur l'œcuménisme et le dialogue, savent que depuis des décennies, ceux-ci condamnent le «prosélytisme» comme manière pétulante et agressive de tirer les convertis potentiels par leurs habits, en opposition avec la «mission» qui procède de manière graduelle et respectueuse, partant de ce que le missionnaire et son interlocuteur ont en commun. Oui, dans le dialogue il n'y a aucun prosélytisme. Mais il y a beaucoup de mission (ndt: cela, c'est Introvigne qui le dit, pas le Pape!!!).

Le Pape prend Scalfari par son côté, il lui dit que lui - l'évêque de Rome - devient anticlérical quand il rencontre le cléricalisme, lui rappelle son amitié avec le cardinal Martini, jésuite comme Pontife et à lui «très cher», il répète le déclarations déjà contenues dans la lettre adressée au journaliste sur le devoir pour chacun de suivre sa conscience, «ce qu'il pense être le Bien», évoque même les lectures de jeunesse communes des textes sacrés du communisme, dont le «matérialisme - indique, par ailleurs, le pape Bergoglio - n'eut aucune prise sur moi».
La démarche est typiquement missionnaire dans le sens qu'elle cherche à partir de points communs avec l'interlocuteur et à susciter sa sympathie. Et Scalfari se prend au jeu, rappelant à son tour qu'enfant, il a gagné «un concours de catéchisme dparmi toutes les paroisses de Rome», et que pendant la guerre, caché par les jésuites pour échapper aux Allemands, il a accepté leurs conditions pour être accueilli et a fait «pendant un mois et demi d'exercices spirituels».

Naturellement, quand il est transcrit et proposé aux autres sur les colonnes d'un journal, le moment du dialogue où l'on cherche des points communs avec Scalfari, on court généralement le risque, connu du pape, d'un parcours «accidenté». Que Martini soit «très cher» au pape ne veut pas dire que François en partage toutes les positions, mais des doutes subsistent, et dans la référence à la conscience, le pape évite de la définir - il apparaîtrait immédiatement, comme dans la lettre, que la conception chrétienne de la conscience est différente de celle de Scalfari - et il reste un peu vague. Bien sûr, Scalfari est fasciné, mais il est inévitable que certains lecteurs catholiques restent perplexes.

La méthode missionnaire prévoit cependant que, des points communs avec l'interlocuteur, une fois créée la chaleur et la convivialité, on passe justement à l'annonce, qui - ainsi conçue - n'est pas du prosélytisme. Voici donc que le Pape demande à Scalfari «en quoi il croit», l'invitant à ne pas répondre avec la rhétorique banale de l'honnêteté et du bien commun: «Ce n'est pas ce que je vous demande. Je vous demande ce que vous pensez de l'essence du monde, et même de l'univers. Vous demandez sûrement comme tout le monde, qui nous sommes, d'où nous venons, où nous allons. Un enfant se pose ces questions. Et vous?».

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Telles sont les questions essentielles à poser à cette majorité d'Occidentaux qui, comme Scalfari le rappelle, ne vont pas à l'église. Le journaliste est en difficulté, et répond: «Je crois en l'Être, c'est-à-dire dans le tissu d'où surgissent les formes, les organismes». Cela ne suffit pas, exhorte le pape: «Mais ce que vous appelez l'Etre, voulez-vous définir comment vous le pensez?». Scalfari répond avec une mixture de vitalisme du XIXe siècle, et de scientisme New Age de bazar: «L'Être est un tissu d'énergie. Énergie chaotique, mais indestructible et en éternel chaos. De cette énergie émergent les formes lorsque l'énergie est sur le point d'exploser».

Face à une réponse aussi confuse , François - comme Benoît XVI dans sa lettre à Odifreddi - aurait pu faire valoir qu'il s'agit de "science fiction", et qu'il y a plus de vraie science dans la théologie catholique. Mais il s'agit d'un dialogue mené avec la méthode missionnaire, et donc la réponse patiente et que la seule lumière qui puisse faire émerger la vie des ténèbres est Dieu, et que Dieu peut être trouvé dans notre cœur, où peut toujours entrer la grâce. A Scalfari le Pape parle de saint Augustin lequel présentait «la grâce dispensée par le Seigneur comme un élément fondamental de la foi. De la vie. Du sens de la vie. Quelqu'un qui n'est pas touché par la grâce peut être une personne sans défaut et sans peur, comme on dit, mais il ne sera jamais comme une personne que la grâce a touché»

Au journaliste athée, François assure: «Vous aussi, à votre insu, vous pourriez être touché par la grâce [...]. La grâce regarde l'âme. «Je ne crois pas à l'âme». «Vous n'y croyez pas, mais vous en avez une».

En Angleterre, on parie sur tout, et il se pourrait que l'on ouvre des paris sur la conversion de Scalfari. Personnellement, je ne miserais même pas une livre. Mais ma prudence serait prudence humaine, tandis que celle que le pape annonce - que quiconque, y compris Scalfari, peut être touché par la grâce - c'est une vérité à laquelle nous devons croire par foi, parce que rien n'est impossible à Dieu.
«Sortir» pour chercher tout le monde, y compris les plus éloigné de l'Eglise - qui en Occident sont aujourd'hui la majorité - faire la mission avec délicatesse à partir des questions qui sont au cœur de chaque homme pour venir doucement au sujet de Dieu et de sa grâce. C'est la leçon que - tout en étant certainement bien conscient du risque d'une pastorale «accidentée» et du malaise que crée ce genre d'opérations médiatiques pour de nombreux fidèles - le pape François veut transmettre à toute l'Église.