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Ce roman policier, entre physique et métaphysique

Un vieux savant, blanc d'habit et de chevelure, l'écrit au crayon, éclairé par une petite lumière qui brille dans la nuit de Rome. Reprise d'une recension de Jésus de Nazareth par un intellectuel italien Ernesto Ferrero (28/10/2013).

     

Ce roman policier, entre physique et métaphysique.
Un vieux savant, blanc d'habit et de chevelure, l'écrit au crayon, éclairé par une petite lumière qui brille dans la nuit de Rome
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Ernesto Ferrero
Ma traduction d'après le texte original en italien sur l'OR (Raffa)
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Je voudrais centrer sur la Parole ces quelques mots en marge du livre du professeur Ratzinger.
Je me permets de l'appeler ainsi parce que, dans ces pages, il agit non pas en chef d'une communauté de croyants, mais en savant qui travaille avec des outils rationnels et logiques, en historien, et, avant tout cela, en philologue.
Une activité, la philologie, qui suppose l'évaluation et la restauration d'un ordre, d'un chemin, la reconstitution de pièces éparpillées dans un projet organique. Activité qui, à l'instar des sciences exactes, n'est nullement froide, comme on le croit communément, ou plutôt comme le croient ceux qui ne savent pas réellement comment elle fonctionne. Certes, elle requiert des instruments froids, aussi froid et aiguisés que le sont les outils dont se servent les chirurgiens, les physiciens, et même les cuisiniers. Toutefois, ceux qui les utilisent sont des gens animés, c'est le cas de le dire, d'un souffle, de fortes tensions cognitives, créatives.

Il y a une pensée très belle, dans le livre du professeur Ratzinger, à laquelle chaque écrivain, mais aussi chaque vrai lecteur, est prêt à souscrire: «La parole est plus réelle et plus durable que le monde matériel tout entier».
Une pensée qui se réfère à une affirmation célèbre de l'homme de Nazareth: «Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront jamais». Sur un plan littéraire plus modeste, c'est aussi l'ambition un peu naïve, non-dite et inavouable, de tout écrivain.
C'est de mots, que sont composés les documents que le professeur Ratzinger continue à examiner avec rigueur scientifique afin de prouver que le Jésus historique et le Jésus de la foi sont la même entité, et que les Evangiles représentent un témoignage fiable, sur lequel l'historien peut travailler. Mais justement pour arriver à cette conclusion de fait, il est nécessaire que chaque mot soit vérifié, analysé au microscope électronique, comparé à d'éventuels synonymes, immergé dans le contexte de son temps, mais également dévoilé à travers le patrimoine de l'histoire qui est derrière. Chaque mot est un monde en miniature, de la même manière que des millions d'informations numérisée peuvent être stockés dans la tête d'un "chip" de silicium. Par exemple, le mot "Adam" en hébreu contient notoirement en lui-même le concept de «terre rouge», donc de «né de la terre», et renvoie à l'argile dont nous sommes pétris.

J'ai été très impressionné par le calme, je voudrais dire l'humilité avec laquelle le professeur Ratzinger a mené son enquête d'instruction. Chargé d'ans, d'étude et de lecture, il ne tire jamais profit de son 'auctoritas', du rôle institutionnel qu'il occupe. Il apparaît plutôt comme un chercheur qui, dans le calme de quelque bibliothèque retirée d'une université conduit ses recherches, compare les documents, croise les preuves, en essayant de donner un équilibre solide aux thèses qu'il argumente. Il traite les chercheurs qui soutiennent des thèses opposées aux siennes avec un respect rare dans un débat scientifique, même si ces thèses s'avèrent peu fondées, y compris pour les non-spécialistes, dont je fais partie.
Il ne cache, ni n'occulte ces thèses, au contraire, il va les débusquer une par une, sans les prendre par les oreilles comme on pourrait le faire avec autant de collégiens espiègles, mais plutôt avec une délicatesse presque fraternelle, une 'levitas' (légèreté) franciscaine. Doux est le ton de la voix qui parle aux loups des Lumières. Cette douceur donne plus de force à sa fermeté.

L'écrivain français Philippe Sollers a écrit dans "Le Monde" des choses plutôt originales au sujet de Jésus de Nazareth. Il l'a qualifié d'extraordinaire polar métaphysique. Aujourd'hui, en français familier, "polar" est synonyme de "roman policier" c'est une crase entre «policier» et noir. Certes, c'est une étiquette un peu forte, presque irrévérencieuse, mais j'imagine que l'auteur l'a accueillie avec un sourire. Comme écrivain, Sollers voulait reconnaître à l'auteur du 'polar' un vrai talent pour la narration, et il faut lui donner raison. Plutôt que de talent narratif, car ce n'est pas une fiction, je parlerais de capacité d'exposition et d'élégance de l'écriture (une élégance qui ne se complaît jamais dans ses propres effets).
Si ce n'est qu'il provient d'un tout autre parcours, on pourrait presque dire que le Professeur Ratzinger s'apparente à l'illustre tradition des essayistes italiens, peut-être même supérieure à celle littéraire, et qui peut se vanter de champions capables de combiner la profondeur de la pensée et la haute qualité de l'écriture: je pense à Benedetto Croce, Luigi Einaudi, Roberto Longhi, Giovanni Macchia.
Jésus de Nazareth, précise encore Sollers à l'intention du grand public, est à l'opposé d'un film, parce que tout est intériorisé. L'auteur travaille sur l'exégèse, l'interprétation. Bien sûr, il y a le contexte politique de l'époque, mais il démonte les thèses qui décrivent l'exécution de Jésus de la main du Gauleiter de Galilée comme un épisode de la guérilla de résistance à une force brutale d'occupation, lutte conduite, comme on le sait, par les zélotes. De la même façon, il affronte l'accusation de déicide adressée aux Juifs, en allant toutefois au-delà de la simple intention historiographique.

Ici, je voudrais citer le cardinal Ravasi, quand il observe que le propos de définir le Jésus «réel» est beaucoup plus ambitieux et difficile que celui de définir le simple Jésus historique. Parce que, écrit-il, pour chaque personnage et même pour chacun de nous, ce qui est documenté historiographiquement de manière indéniable est beaucoup moins que ce que chacun d'entre nous est vraiment.

Dans cette voie, l'attention de l'auteur se concentre sur la polarité qui se crée entre les mots qui appartiennent à une tradition ancienne et l'utilisation novatrice et même révolutionnaire - il faut le dire - que Jésus de Nazareth en fait. La révolution que Jésus apporte n'est pas collective, ce n'est pas un slogan de rue, elle n'est déléguée à personne: c'est celle que chacun doit effectuer dans la solitude, en lui-même, assumant des comportements radicalement nouveaux. C'est une révolution menée sous le signe de la Parole.

Ce que Jésus institue, c'est une discontinuité forte, et même téméraire, qui non seulement abolit les anciens codes des représailles et de la vengeance, la pratique de l'œil pour œil, de la réponse coup pour coup, en somme le Code des querelles tribales, lui substituant l'amour du prochain et même de ses ennemis, mais il met l'homme au centre de ce qu'aujourd'hui nous appellerions son projet. L'homme est soustrait à ses devoirs mécaniques de sacrificateur qui offre les meilleures têtes de son troupeau à un dieu imaginé comme une sorte de "megapuissance" fabuleusement riche, et à la place, est renvoyé à la mission de se régénérer, de transformer l'amour pour Dieu en amour pour l'homme. Le lieu de culte n'est pas seulement le temple, ni même le temple par excellence, celui de Jérusalem. Chaque homme est appelé à devenir lui-même un temple, le temple de sa propre élévation.

Tout simplement parce que le professeur Ratzinger gère à la perfection les outils de la philologie, il est capable d'attribuer aux mots sortis de ses essais en laboratoire des significations métaphoriques et figuratives. Qu'on voie par exemple l'intuition - de véritable écrivain - qui le porte à dire que «vie éternelle» ne signifie pas (comme le lecteur moderne est amené à le croire) la vie qui vient après la mort, tandis que la vie présente est à juste titre temporaire et provisoire. Pour lui, «la vie éternelle», c'est la vie elle-même que nous sommes appelés à vivre ici et maintenant, et qui ne se termine pas avec la mort physique, si nous sommes en mesure de la vivre avec la plénitude qui nous est demandée, si nous savons activer en nous la palingénésie, qui nous plonge dans une dimension allant au-delà des simples limites temporelles. Tendre dans sa vie à l'éternité du bien. La vraie victoire sur la mort, celle qui abat les murs du temps, c'est une vie digne et pleine, riche en valeurs humaines, qui continue chez celui qui en hérite. Ne disons-nous pas, en effet, que les personnes chères qui nous ont quittés continuent à vivre en nous?

De manière analogue, on voit comment l'auteur est en mesure, lorsqu'il parle de la résurrection, et précisément en raison de ses capacités critiques et philologiques, de faire une distinction à la fois subtile et aigüe entre ce qui, dans les textes évangéliques est une profession de foi - des formules précises exigeant la loyauté envers la communauté des croyants - et ce qui est en réalité les modalités narratives des apparitions du Ressuscité, qui, observe-t-il, appartiennent à diverses traditions - d'expression, pourrait-on dire - réparties entre Jérusalem et la Galilée.

C'est précisément cette variété de canons narratifs qui explique la diversité des récits de la Résurrection dans les quatre évangiles. A l'intérieur desquels le professeur Ratzinger nous offre de véritables joyaux, comme lorsque, par exemple, il analyse l'utilisation métaphorique du mot «sel» chez Marc et Luc dans les Actes des Apôtres. Le mot utilisé par Luc est Sunalizòmenos, ce qui signifie littéralement «manger du sel avec eux» et se réfère à la coutume de partager le pain et le sel dans les banquets, comme un symbole concret de la consolidation d'alliances communautaires. Les pratiques de conservation des biens matériels, face à la corruption et à la putréfaction qui les menacent, renvoient à la conservation des biens immatériels comme pacte de fidélité qui unit une communauté.

Nous sommes plongés dans l'obscurité d'une longue nuit, le diable tient une entreprise florissante et ne souffre pas de la récession. L'Église elle-même, comme l'écrit le Pape Benoît, avec le vent contraire de l'histoire, navigue à travers l'océan agité du temps, et on a souvent l'impression qu'elle va sombrer. Pourtant, comme l'écrit Sollers, il est réconfortant de penser que dans un palais à Rome, une petite lumière reste longtemps allumée, la nuit, et qu'un vieil érudit, aux vêtements et aux cheveux blancs, continue patiemment à travailler avec un crayon, à son roman policier, à la fois physique et métaphysique.

(© L'Osservatore Romano 20-21 Février 2012)

Note de traduction

(1) Quelle nostalgie, spécialement aujourd'hui, pour cette petite lumière (tellement symbolique) qui brille dans la nuit de Rome.

Je ne résiste pas au plaisir de reproduire (une fois de plus!) ce magnifique texte d'Olivier Figueras, tiré du journal Présent daté du 22 avril (2006):

* * *

Lorsque, la nuit venue, on prend le temps de traverser la place [Saint-Pierre], on est saisi, attiré par une petite lumière qui brille, tout là-haut, dans les hauteurs du Vatican. C'est celle du bureau du Pape, qui nous rappelle, là, simplement mais clairement, la continuation de cette réalité dont la basilique conserve les reliques.
Daniel-Rops l'a écrit plus précisément encore: « ... Cette petite lumière, notait-il en préfaçant l'édition française du livre de Nazareno Padellaro sur Pie XII, a valeur de symbole : dans l'immense abandon, flamme qui monte la garde ; dans l'incohérent déroulement du destin, gage de certitude ; et dans l'ombre la plus opaque, signe d'espérance et promesse de clarté. »