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Des papes émérites dans l'Eglise?

En marge d'un réponse du Pape aux questions des journalistes dans l'avion, et du débat sur les "deux Papes" (31/5/2014)

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Le professeur Pietro de Marco ensigne la sociologie des religions à l'Université de Florence et à la Faculté de Théologie d'Italie Centrale. Sandro Magister lui donne souvent la parole dans son site en italien, et nous l'avons croisé à plusieurs reprises.

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Rappelons encore une fois la réponse du Pape François, lundi dernier, à une question concernant son éventuelle démission:

«Je ferai ce que le Seigneur me dira de faire. Prier, essayer de faire la volonté de Dieu. Benoît XVI n'avait plus les forces, et honnêtement, en homme de foi, humble comme il est, il a pris cette décision. Il y a soixante-dix ans, les évêques émérites n'existaient pas. Qu'est-ce qui va se passer avec les papes émérites? Nous devons regarder à Benoît XVI comme à une institution, il a ouvert une porte, celle des Papes émérites. La porte est ouverte, il y aura d'autres ou pas, Dieu seul le sait. Je crois qu'un évêque de Rome, s'il estime que ses forces diminuent, doit se poser les mêmes questions que le pape Benoît».

Cela soulève évidemment de graves questions, qui vont bien au-delà de la simple curiosité de journalistes dont la plupart sont agnostiques, et ne seraient d'ailleurs que trop heureux de désacraliser la papauté.

Au lendemain du 11 février 2013, Pietro De Marco avait écrit deux réflexion, publiées sur Settimo Cielo, que je reproduis ici (j'avais déjà taduit la première, dont mes lecteurs se souviendront peut-être)



UN PARI SURNATUREL

13 février 2013
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Dans le «complexio oppositorum» catholique, c'est-à-dire dans l'articulation cohérente des contraires qui caractérise l'Église dans sa pleine existence (humaine et divine, individuelle et sociale, institutionnelle et charismatique, sur la terre et déjà dans le ciel), est également contenu le pouvoir de l'évêque de Rome, figure représentative du mystère de l'Eglise-Corps du Christ et personne phyqique détenant un ministère de gouvernement universel. Ministère «rationnel» parce qu'ordonné comme chaque exercice authentique de pouvoir à des effets évaluables dans l'ordre des finalités de ce corps.

Certes, le «bien de l'Eglise» n'est pas aisé à définir; il est nécessaire de comprendre ce que deviennent les institution et le gouvernement quand ils opèrent, sur la crête entre naturel et surnaturel, pour les fins ultimes, le salut des âmes, comme le rappelle encore, dans sa capacité à dire l'essentie, le droit canon.

A présent, l'impressionnante décision de Benoît XVI doit être comprise, à mon avis, sur cette crête. D'une part, la mémoire récente d'un corps charismatique, celui de Karol Wojtyla, porteur jusqu'au dernier moment (et au-delà, jusqu'aux obsèques), d'une autorité et d'une grâce qui surpassent en gain surnaturel tous les critères d'efficacité de gouvernement. D'autre part, la prévision rationnelle - comme est intimement rationnelle l'Église catholique - de crises dans le gouvernement central, au nom et à cause du pape malade.

Wojtyla a opté, en cohérence avec sa géniale action publique, pour la force évangélisante du «corps du pape».

Joseph Ratzinger opte, en cohérence avec sa façon de compter sur la réflexion discrète et réfléchie, pour l'exigence d'une intégrité «naturelle», pour l'intégrité du pape, donc, pour un successeur. Le risque de faire manquer à l'Église les dons de grâce d'un gouvernement conduit sous le signe de l'extinction de la «vigueur du corps et de l'âme», ne lui semble pas supérieur à celui, rationnellement probable, de mettre la barque de Pierre en péril.

Ainsi, par rapport à Wojtyla, Ratzinger adopte un parcours différent dans la "complexio" catholique, un jugement opposé sur ce que requiert le moment mondial et ecclésial.

L'interprétation «moderne» de cet acte, certainement médité et préparé, est légitime, mais ne tient pas compte des siècles durant lesquels la loi de l'Eglise a réfléchi sur la figure du pape. Ici apparaît combien la modernité occidentale doit à l'Église catholique, et non l'inverse.

Mais l'interprétation «moderne» contient également un danger, plus interne à l'Eglise qu'externe: de concevoir désormais la renonciation à l'office comme une nouvelle praxis qui imposerait la démission de facto au pape malade ou de "provecta aetas", d'âge trop avancé.

A la libre décision, la seule qui valide l'acte et qui exclut le repentir, une telle praxis substituerait un lien, brisant la vérité catholique du double chemin opposé celui charismatique et celui «rationnel», et privilégiant une conception moderne du pontife dans le sens péjoratif, car subordonnée à une règle de simple efficacité administrative.

Attention, ceci est fait pour plaire à ceux qui veulent, au sein et hors de l'Eglise, dégrader le primat charismatique de l'évêque de Rome à une fonction limitée, et le placer sous le jugement de tiers, des médecins aux évêques et à la Curie. En soi, au contraire, c'est-à-dire dans les termes contraignants de la loi divine, le jugement de la pertinence de son vicaire revient seulement au Christ.

Benoît XVI a voulu assurer l'efficacité du primat, pas l'affaiblir. Et il a lui aussi confié à une protection supérieure le bien de l'Eglise, avec un risque symétrique à celui que Wojtyla voulut courir.

Après l'annonce de la démission, j'ai reçu des appels téléphoniques désorientés, je dirais angoissés; le Pape nous quitte, dans une situation dramatique du monde et de l'Eglise, situation où il était, dans la spécificité de Ratzinger, le point de résistance, irremplaçable. L'action puissamment corrective, médicinale, d'un demi-siècle d'errements, était confiée aux décisions du Pape; maintenant, elle passe dans les mains impondérables du prochain conclave et du futur pontife!

L'enjeu, dans la mesure du jugement humain, est énorme. Voilà ce que je pense: de même que le risque souverain de Jean-Paul II de gouverner l'Eglise avec son être souffrant a obtenu le miracle du Pape Benoît, celui, tout aussi radical, de Benoît de remettre l'Église et sa propre mission au Christ, pour qu'il en confie le poids à un vicaire intact, obtiendra un autre pontife à la mesure de l'histoire (ndt: voir annexe).

http://magister.blogautore.espresso.repubblica.it/2013/02/13/pietro-de-marco-sulle-dimissioni-di-benedetto-xvi/

     
TRADITIONNELLE ET EXCEPTIONNELLE.
LES DEUX FACES DE LA RENONCIATION À LA PAPAUTÉ

28 février 2013
De quoi doit-on être le plus reconnaissant à Joseph Ratzinger ex-Benoît XVI
Pietro De Marco
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Le cœur catholique, dans sa plus large extension, depuis les éditorialistes du journal des évêques (L'Avvenire) jusqu'au sentiment d'une majorité des Italiens, oppose depuis des jours au rabâchage désacralisant de quelques-uns, mais aussi au sentiment de vide en face de la démission de Benoît XVI, un chœur de gratitude «Merci, Benoît».

Mais l'opinion publique, y compris ecclésiale doit éviter de consommer la énième manipulation sentimentaliste de la vérité catholique.

Le cardinal Giuseppe Betori nous y aide, indiquant (homélie du dimanche 17 Février) dans l'infatigable magistère de Benoît XVI adressé à la «fidélité absolue au contenu de la foi», «la grande et intemporelle entreprise» du pape «auquel va notre gratitude au moment où il remet humblement sa personne» en un geste extrême de service, dans lequel d'autres ont vu une forme particulière de témoignage-martyre.

Je crois qu'il convient de préciser fermement - y compris avec l'aide des mots du cardinal, lus avec attentiion - qu'une gratitude bien orientée ne vient pas du fait que Benoît XVI a renoncé à son office, mais au moment où - Joseph Ratzinger quittant son office - émerge un jugement sur son travail.

Et on doit être hautement reconnaissants à Dieu pour le don de l'homme Joseph Ratzinger et du pape Benoît XVI aux hommes. Et reconnaissants à l'homme et au pape pour leur «entreprise» décisive. L'auteur de ces lignes a toujours soutenu cela, et en particulier dans les nombreux moments d'agression à Benoît XVI.

Mais en soi, dans la perspective que j'appelle de charisme lié à son office, ce n'est certainement pas un bien qu'un pape «renonce».

Je n'ai pas de gratitude parce que Joseph Ratzinger se sépare de Benoît XVI, qui finira d'exister le 28 Février à 20h, exactement comme si Joseph Ratzinger n'était plus vivant. J'avoue, à cet égard, que la formule «souverain pontife émérite» choisie pour lui par le Saint-Siège me semble lourde de malentendus.

Cela n'a aucun sens d'être reconnaissant - qui est une chose différente de comprendre - pour un tel événement, sinon de la part de ceux qui espèrent que l'office pétrinien en sera touché à mort.

J'ai déjà écrit (cf ci-dessus)) que les deux options opposées pour un pape, persister ou abandonner, sont toutes deux légitimes, même si ce n'est pas par hasard que dans l'histoire la "renuntiatio" a été rarissime. Elles sont légitimes sous réserve de contrainte, comme toute légitimité, cela d'autant plus si elles sont de droit sacré. Quant au pape comme personne individuelle, la juste cause de la renonciation, qui est en fin de compte un cas de force majeure exceptionnel, doit lui être évidente en conscience (une conscience bien ordonnée). Au risque de péché grave (1).

Les raisons profondes qui s'opposent à la "renuntiatio" convergent vers la sauvegarde de l'office des conséquences toujours à craindre d'un acte qui rompt l'équilibre admirable, ou plutôt l'unité d'ordre sacré et de juridiction universelle en la personne du pape. D'où l'alarme non seulement des traditionalistes (pas tous: certains d'entre eux s'opposant au Magistère romain), mais de tous ceux qui veulent réfléchir et pas seulement broder des sentiments ou masquer les problèmes.

Ce qu'il pourrait arriver de pire, c'est que cette fracture exceptionnelle dans l'office personnel du pape puisse devenir une pratique pour l'avenir, en vertu d'un critère extrinsèque comme l'efficacité ou quelque chise du même ordre. Parce que le don et la tâche sont de Dieu, et l'homme ne peut pas les enlever à l'homme, sauf en cas d'urgence depuis toujours prévues mais rarement reconnues. Pour la tradition juridique de l'Église, c'est l'autorité souveraine même du pape, qui implique un jugement souverain à décider de sa propre personne. En lui-même, il est une formule parfaite d'exhaustivité maximale: il intègre valeur et calcul, souveraineté de Dieu et liberté humaine; il est un charisme de médiation rationnelle. Pour cette même raison, la décision de se mettre de côté d'un tel pouvoir est toujours indésirable.

La conscience de cela apparaît dans plusieurs passages de la dernière audience générale du pape Benoît XVI, le mercredi 27 Février, un magnifique testament spirituel. Il a dit, se référant à l'époque de son élection en tant que pape:

« (..) à partir de ce moment, j’étais engagé sans cesse et pour toujours envers le Seigneur. Toujours – celui qui assume le ministère pétrinien n’a plus aucune vie privée. Il appartient toujours et totalement à tous, à toute l’Église. La dimension privée est, pour ainsi dire, totalement enlevée à sa vie».

A partir de cette appartenance désormais, à la totalité, pas à lui-même, Benoît XVI - avec le sentiment dramatique du déclin de ses forces - a dit qu'il avait pris la décision de renonciation «en pleine conscience de sa gravité et aussi de sa nouveauté»

Et il a poursuivi:

«Le "toujours" [du ministère] est aussi un « pour toujours » - il n’y a plus de retour dans le privé. Ma décision de renoncer à l’exercice actif du ministère, ne supprime pas cela. Je ne retourne pas à la vie privée, à une vie de voyages, de rencontres, de réceptions, de conférences, etc. Je n’abandonne pas la croix, mais je reste d’une façon nouvelle près du Seigneur crucifié. Je ne porte plus le pouvoir de la charge pour le gouvernement de l’Église, mais dans le service de la prière, je reste, pour ainsi dire, dans l’enceinte de saint Pierre ».

Naturellement, la mention de la renonciation à l'exercice «actif» ne signifie pas que persiste en lui quelque chose comme un caractère - non actif - du ministère pétrinien. Le «service de la prière» en tant que tel est du chrétien et du prêtre, il ne fait pas partie du "munus" de Pierre qui reste sure Joseph Ratzinger.

Le futur pape, assisté des cardinaux et de la science canonique, doit, à mon avis, déclarer le caractère nécessairement traditionnel - pas d'innovation - de la renonciation de Benoît XVI. Et confirmer ainsi la nature charismatique intacte de l'office toujours personnel du successeur de Pierre.

Ce que la renonciation de Benoît XVI représente pour l'Eglise est dans les mains de l'Église. L'idée qu'un événement «nouveau» marque une rupture et une nouveauté irréversible à accueillir et célébrer comme tel est un mythe du XIXe siècle.

Le reste, alors, même les formules du genre «le pape plus humain» ou «l'Eglise plus moderne» ne sont que des retombées. Le pape est toujours humain, l'Église en soi est moderne.


(1) Que l'acte de renonciation d'un pape n'est recevable que s'il s'avère utile pour le bien de l'Eglise universelle qui lui est confiée, mais que dans le cas contraire, il constitue un péché grave est une clause qui remonte aux premières formulations juridiques de questions juridiques, au XIIe siècle, en particulier à Huguccione da Pisa dans son «Summa decretorum»(1188-1190): “si expediret, alias peccaret” (ndr).

http://magister.blogautore.espresso.repubblica.it/2013/02/28/tradizionale-ed-eccezionale-le-due-facce-della-rinuncia-al-papato/

     

Annexe

Ces articles datent d'avant l'élection de JM Bergoglio au Trône de Pierre.
Il est naturel de se demander si Pietro De Marco pense encore aujoourd'hui que "le risque (..) radical, de Benoît de remettre l'Église et sa propre mission au Christ, pour qu'il en confie le poids à un vicaire intact, obtiendra un autre pontife à la mesure de l'histoire".

A ma connaissance, il n'a pas répondu directement à la question à ce jour.
Mais au moment où Mario Palmaro (aujourd'hui disparu) et Alessandro Gnocchi étaient couverts d'opprobre quasi-unanime pour avoir osé s'interroger sur le nouveau cours du Pontificat, le Professeur écrivait un nouvel article, lui aussi publié sur le blog Settimo Cielo, et que j'avais traduit.
Je le reproduis ici:

UN MESSAGE À L'ÉTAT LIQUIDE

Pietro De Marco
Florence, le 2 octobre 2013
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En conscience, je dois briser le chœur courtisan, composé de noms laïcs et ecclésiastiques déjà trop connus, qui accompagne depuis des mois les interventions publiques du pape Jorge Mario Bergoglio, pour signaler seulement quelques-unes des approximations réitérées dans lesquelles tombe son discours.

Personne n'est exempt, dans la conversation courante et en privé, et dans un cercle restreint, d'approximations et d'exagérations, mais quiconque exerce une responsabilité devant beaucoup de gens - un enseignant par exemple - adoptera en public un autre registre et essayera d'éviter l'improvisation .

A présent, au contraire, nous avons lu un pape qui s'exclame: «Qui suis-je pour juger?» comme on peut le dire avec emphase autour d'une table ou même en prêchant des exercices spirituels. Mais face à la presse et au monde un «Qui suis-je pour juger?» dit par un pape jure objectivement avec toute l'histoire et la nature profonde de la fonction pétrinienne, donnant en plus le sentiment désagréable d'une sortie incontrôlée. Puisque le pape François a conscience au moins de ses pouvoirs en tant que pape, il s'agit - quel que soit ce qu'il voulait dire - d'une grosse erreur de communication.

Nous avons lu ensuite dans l'interview à La Civiltà Cattolica cette phrase: «L'ingérence spirituelle dans la vie personnelle n'est pas possible », qui semble unir sous la figure libérale-libertaire de l'«ingérence» à la fois le jugement théologico-moral, et l'évaluation publique de l'Église, si nécessaire, et même la sollicitude d'un confesseur ou d'un directeur spirituel indiquant, prévenant, punissant un comportement intrinsèquement mauvais.

Bergoglio adopte ici involontairement un cliché typique du postmodernisme, selon lequel la décision individuelle est, comme telle, toujours bonne, ou au moins toujours dotée de valeur car personnelle et libre, comme on le pense naïvement, et donc incritiquable.

Ce glissement (dérapage) est couvert, pas seulement chez Bergoglio, par des formules liées à la sincérité et au repentir de l'individu, comme si la sincérité et le repentir effaçaient la nature du péché et interdisaient à l'Eglise de l'appeler par son nom. En outre, il est douteux que le fait de taire et de respecter ce que chacun fait parce qu'il est libre et sincère en le faisant, soit de la miséricorde: nous avons toujours su que clarifier, et non pas cacher, la nature d'une conduite comme péché est un acte éminent de miséricorde, car il permet au pécheur le discernement de soi et de son état, selon la loi et l'amour de Dieu. Que même un pape semble confondre la primauté de la conscience et une sorte d'injugeabilité, et même d'immunité du jugement de l'Église est un risque magistériel qui ne peut être sous-estimé.

Hier, ensuite, sur «la Repubblica» du 1er Octobre, nous avons lu trop de répliques risquées. Nous avons appris que «le prosélytisme est une stupidité solennelle, cela n'a aucun sens», comme réponse à la question de la conversion posée quelque peu ironiquement par Eugenio Scalfari. Chercher la conversion de l'autre n'est pas une «stupidité», on peut le faire de manière stupide ou sublime comme chez de nombreux saints. Je me souviens que les conjoints Jacques et Raïssa Maritain, eux aussi des convertis, désiraient ardemment et oeuvraient pour le retour à la foi de leurs grands amis.

Ensuite, nous avons lu que, face à l'objection relativiste de Scalfari: «S'il ya une seule vision du Bien, qui l'établit?», le pape admet que «chacun de nous a sa propre vision du bien» et «nous devons l'inciter à aller vers ce qu'il croit être bon».

Maintenant, raisonnons, si tout le monde a «une vision à lui du bien» qu'il doit réaliser, de telles visions ne peuvent être que les plus diverses, en contradiction et en conflit souvent mortel, comme en témoignent l'actualité et l'histoire. Inciter à agir selon la vision personnelle du bien est en réalité inciter à la lutte de tous contre tous, une lutte féroce, car accomplie pour le Bien, et non pour l'utile ou d'autres contingences. C'est pour cela que les visions particulières - même celles qui sont dirigées par des intentions les plus honnêtes - doivent être régulées par un souverain ou, de nos jours, une législation, et ultimement par la loi du Christ, qui n'a aucune nuance concessive en termes individualistes.

Le Pape François voulait peut-être dire que l'homme, selon la doctrine catholique de la loi naturelle, a la capacité originelle, une impulsion primaire et essentielle donnée (pas «la sienne» en particulier, mais universellement donnée) par Dieu, de distinguer ce qui est en soi Bien de ce qui est en soi Mal. Mais là s'insère une partie du mystère du péché et de la grâce. Peut-on exalter Augustin, comme le fait le pape, et omettre que «en ce que l'homme peut penser être le Bien» oeuvre toujours le péché? Qu'en est-il de la dialectique entre la cité de Dieu et la cité de l'homme et du diable, «civitas» de l'amour de soi? Si le Bien était ce que l'individu pense être le bien, et si la convergence de ces pensées sauvait l'homme, quel besoin y aurait-il du droit positif en général, de la loi de Dieu en particulier, et de l'incarnation du Fils?

Le pape soutient encore que «Vatican II, inspiré par les papes Jean (XXIII) et Paul VI, décida de se tourner vers l'avenir avec un esprit moderne, et de s'ouvrir à la culture moderne. Les Pères conciliaires savaient que s'ouvrir à la culture moderne signifiait œcuménisme religieux et dialogue vec les non-croyants. Après cela, très peu (!) a été fait dans cette direction. J'ai l'humilité et l'ambition de vouloir le faire ».

Tout cela sonne comme un a priori pas très critique: combien d'«œcuménisme» destructeur et de «dialogue» subalterne aux idéologies du Moderne avons-nous vu à l'œuvre dans les dernières décennies: à eux, seule Rome, de Paul VI à Benoît XVI, a placé une barrière! Le Bergoglio qui critiqua la théologie de la libération et de la révolution ne peut pas ne pas savoir que «le dialogue avec la culture moderne» mis en place après que le Concile fut bien autre chose qu'un «œcuménisme» poli.

Je survole les autoconcessions du pape à une médiocre polémique anti-papale («les papes ont souvent été narcisiques», «mal excités par des courtisans»), les boutades sur le «cléricalisme» (que vient faire Saint-Paul? Jacques était-il un «clérical»?), la concession hâtive que la «seule» façon d'aimer Dieu est l'amour des autres, proposition qui altère Mc. 12, 28-34, et légitime un christianisme socio-sentimental qui depuis des siècles se passe ainsi du mystère de Dieu.

Le Pape François se confirme un religieux typique de la Compagnie de Jésus, dans sa phase récente, converti par le Concile au cours de ses années de formation, spécialement par ce que j'appelle le «Concile externe», le Vatican II des attentes et des lectures militantes, créése par certains épiscopats, leurs théologiens et les médias catholiques les plus influents. Un de ces hommes d'Eglise qui, dans leur ton avenant et flexible, dans leurs valeurs incontestables, sont aussi les «conciliaires» les plus rigides, convaincus après un demi-siècle que le Concile n'a pas encore été réalisé et que les choses doivent être faites comme si nous étions encore dans le années soixante, aux prises avec l'église «pacellienne» (de Pie XII), la théologie néo-scolastique et le modernisme laïque ou marxiste.

Au contraire: ce que cet «esprit du Concile» voulait et pouvait déclencher, a été dit ou expérimenté durant ces décennies et aujourd'hui, il s'agit avant tout de faire une critique consomptive de ses résultats, parfois désastreux. Je considère que le chemin de la mise en œuvre réelle du Concile a été rouvert par l'oeuvre magistérielle de Karol Wojtyla et de Joseph Ratzinger, parfois même contre des sensibilités catholiques et épiscopales à la Bergoglio.

Certains soutiennent que François pourra être, en tant que pape postmoderne, l'homme de l'avenir de l'Église, au-delà du traditionalisme et du modernisme. Mais le postmoderne qui peut prendre racine en lui - comme liquidification des formes, spontanéité de l'apparition en public, attention au village global - est de surface. Avec sa flexibilité et ses esthétismes, le postmoderne est peu vraisemblable chez un évêque d'Amérique latine, où a longtemps dominé dans l'intelligentsia, jusqu'à récemment, le Moderne marxiste. Le noyau dur de Bergoglio est et demeure «conciliaire». Sur le chemin entrepris par ce pape, s'il se confirme, je vois avant tout la cristallisation du «conciliarisme» pastoral dominant dans le clergé et le laïcat actif.

Certes, si Bergoglio n'est pas postmoderne, sa réception mondiale l'est: le pape plaît à droite et de gauche, aux pratiquants et aux non-croyants, sans discernement. Son principal message est «liquide». Sur ce «succès», cependant, on ne peut rien édifier, seulement malaxer à nouveau quelque chose qui existe déjà, et ce n'est pas le meilleur.

De cet aspect «liquide», il y a des signes inquiétants pour ceux qui ne sont pas enclins au bavardage politiquement correct et relativiste de la modernité tardive:

a) se laisser aller à des phrases telles que «tout le monde est libre de faire ...», «ceux qui disent que les choses doivent être ainsi ...», «qui suis-je pour ...», laissées échapper dans la croyance qu'elles sont dialogiques et au goût du jour;

b) l'absence de contrôle par des personnes de confiance, mais sages et cultivées, et italiennes (ndt: car le pape s'exprime en italien qui n'est pas sa langue maternelle) de textes destinés à circuler, peut-être dans la conviction papale que ce n'est pas nécessaire;

c) une certaine inclination autoritaire («Je ferai tout pour ...»), en contraste frappant avec les fréquents engagements pluralistes, mais typique des «révolutionnaires» démocratiques, avec le risque de collisions imprudentes avec la tradition millénaire.

En outre, il y a des chose incongrues chez le pape François: le fait de prendre des initiatives de communication publique et de se vouloir sans filtres (l'image symptomatique de l'appartement papal comme un entonnoir), qui révèlent une indisponibilité à se sentir un homme de gouvernement (ce qui est plus difficile que d'être réformateur) dans une intitution très haute et «sui generis », comme l'Église catholique. Les boutades du pape sur la curie et le Vatican le soulignent.

Son comportement est par moments celui d'un manager moderne et informel, de ceux ceux qui se livrent beaucoup à la presse. Mais cette façon de s'accrocher à des gens et des choses qui sont dehors - collaborateurs, amis, presse, opinion publique, l'appartement à Santa Marta lui-même est «dehors» - comme si l'homme Bergoglio avait peur de ne pas savoir quoi faire une fois resté seul, en pape, dans l'appartement des papes, n'est pas positive. Et ne pourra pas durer. Même les médias vont se lasser de servir de rivage à un pape qui a trop besoin d'eux.

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