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Don Camillo et don Chichi (II)

L'arrivée du "petit prêtre" conciliaire à la cure de don Camillo (6/4/2014)

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Don Camillo et don Chichi

Comme promis, voici le premier extrait du dernier livre de Guareschi "Don Camillo et les contestataires" (1969) ou apparaît le fameux don Chichi.
Traduction de l'italien par Louis Bonalumi, éditions du Seuil, 1971.
A suivre.

Don Camillo prend don Chichi pour un représentant de commerce...

La petite décapotable rouge vira résolument dans la tour du presbytère : un jeune homme en descendit, maigre, vêtu de gris, avec des lunettes d'intellectuel et un porte-documents sous le bras.

Don Camillo, qui était assis à son bureau, dans la salle à manger, et lisait d'un œil la Gazetta, en lorgnant de l'autre par la fenêtre, serra les poings.
- Entrez ! lança-t-il peu aimablement lorsqu'il entendit frapper à la porte.
Le jeune homme entra, salua, et tendit une enveloppe.

- Je ne veux rien acheter, marmonna don Camillo sans lever les yeux du journal.
- Mais je n'ai rien à vendre. Je suis don Francisco, le vicaire que l'évêché vous a assigné. Voici la lettre de présentation.

Don Camillo le toisa.
- En vous voyant ainsi vêtu, jeune homme, je vous avais pris pour un démarcheur. Puisque vous deviez vous présenter à un vieux curé, il aurait peut-être mieux valu vous déguiser en prêtre.

D'un naturel plutôt nerveux, le prêtrichon blêmit. Don Camillo parcourut la lettre.
- Bien, dit-il en remettant le feuillet dans l'enveloppe. On vous a donc envoyé ici pour m'apprendre à faire le curé.
- Non, mon révérend, tout simplement pour vous rappeler que nous ne sommes pas en 1666 mais en 1966.

Don Camillo tira un gros mouchoir jaune de sa poche et y fit un nœud.
- A présent que vous me l'avez rappelé, vous pouvez disparaitre.

Le jeune prêtre perdit son sang-froid.
- Révérend, dit-il en s'asseyant devant le bureau, l'évêché m'a envoyé ici, et j'y reste.
- Dans ce cas, répondit calmement don Camillo, profitons-en pour faire une partie : connaissez-vous le jeu des quatre-vingts cartes ?
- Non, marmonna l'autre.

Plusieurs jeux de cartes se trouvaient sur la table.
Don Camillo en prit un, le serra entre ses doigts comme dans un étau, puis, d'un seul coup, le déchira en deux.
Le prêtrichon ne se laissa pas impressionner
- Je sais faire ce petit tour moi aussi, mais avec moins d'efforts.

Il prit un autre jeu et, le plus tranquillement du monde, déchira les cartes une à une.
Puis, avec un sourire:
- Elles sont à présent quatre-vingts, mon révérend, comme les vôtres.

Don Camillo hocha la tête, approbateur, et dit en montrant les deux petits tas de cartes:
- Mais moi, je sais aussi vous faire avaler les cent soixante morceaux !

C'était le don Camillo des années terribles. Le prêtrichon changea de couleur et bredouilla
- On m'a envoyé. Si ma présence ne vous agrée pas...
- Vous ou un autre, c'est pareil. Puisque Monseigneur nous ordonne d'avoir besoin d'un coadjuteur, nous obéirons. Vous m'avez obligeamment rappelé que nous sommes en 1966, non en 1666, et je vous ai rendu la politesse en vous rappelant qu'ici, le curé, c'est moi. Votre chambre est prête. Profitez-en pour vous rafraichir un brin et vous habiller en prêtre : ici, durant les heures de service, l'habit civil n'est guère apprécié.

     

La vieille gouvernante accompagna le nouveau venu jusqu'à la chambre d'hôte, et don Camillo courut vider son cœur devant le Christ en croix du maître autel.
Car il y était toujours, dans l'église, cet autel sur lequel don Camillo persistait à célébrer la messe en latin, et les fidèles continuaient à recevoir l'hostie agenouillés devant la balustrade aux colonnettes de faux marbre.
Toutes les autres églises du diocèse avaient remplacé leur autel par ce que don Camillo, qualifiait, sans grand respect, de «cafétéria» : ici, en revanche, rien n'avait changé, et c'était justement pour cela que l'évêché, avant d'adopter de graves mesures disciplinaires, avait flanqué le vieux curé têtu de la Bassa d'un jeune ecclésiastique propre à amener le rebelle à résipiscence.

Don Camillo se mit à arpenter l'église déserte, en cherchant vainement le début du discours qu'il entendait tenir au Christ, quand celui-ci l'interrogea:
- Don Camillo, aurais-tu oublié que l'humilité est la principale vertu des ministres de Dieu ?
- Je ne l'ai jamais oublié, Seigneur, et je suis là devant vous, en toute humilité.
- Il est facile de s'humilier devant Dieu, don Camillo. Ton Dieu s'est fait homme et s'est humilié devant les hommes.

Don Camillo ouvrit les bras dans un geste angoissé:
- Seigneur, pourquoi devrais-je tout détruire ?
- Tu ne détruis rien. Tu ne fais que changer le cadre, le tableau reste le même. Ou tiendrais-tu le cadre pour plus important que le tableau ? Si l'habit ne fait pas le moine, don Camillo, il ne fait pas davantage le prêtre. T'estimerais-tu meilleur ministre de Dieu que ce jeune homme, du simple fait que tu portes la soutane, lui une veste et un pantalon ? Considères-tu que ton Dieu est ignorant au point de ne comprendre que le latin ? Tous ces stucs, ces bois peints, ces enluminures, ces paroles antiques ne sont pas la foi, don Camillo.
- C'est tout de même la tradition, Seigneur, répondit-il humblement. C'est le souvenir, le sentier parcouru depuis tant et tant d'années, la poésie...
- De fort jolies choses qui n'ont rien de commun avec la foi. Tu les aimes parce qu'elles te rappellent ton passé, et que tu les sens tiennes, une partie de toi-même. La véritable humilité consiste à renoncer aux choses que nous aimons le plus.

Don Camillo baissa la tête:
- J'obéirai, Seigneur.

Mais le Christ ne put s'empêcher de sourire, car il lisait dans le cœur de don Camillo.