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François au défi de la politique italienne

D'après John Allen, la prochaine arrivée probable au pouvoir, en Italie, d'un gouvernement dit "de centre-gauche" mené par le jeune maire de Florence, Matteo Renzi, très focalisé sur les droits des gays pourrait fournir au Pape François une "seconde chance" de formuler sa position à ce sujet (5/1/2014, mise à jour)

En avril 2013, j'avais traduit une "enquête" de John Allen, qui s'était rendu en Argentine pour lever un coin du voile sur la personnalité de Jorge Mario Bergoglio: benoit-et-moi.fr/2013-II/articles/une-enquete-de-john-allen-en-argentine.
Il y avait en particulier un paragraphe fort intéressant sur l'attitude du futur Pape au sujet des unions civiles, que je reproduis ci-dessous en annexe.
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La postion du cardinal Bergoglio sur les unions civiles est également abordée dans son livre d'entretiens avec le Rabbin Skorka, "Sur la terre comme au ciel". On trouvera ici benoit-et-moi.fr/2013-II/articles/le-card-bergoglio-et-le-mariage-gay) l'échange sur ce sujet.
Le futur Pape disait entre autre:

La religion a le droit (ndlr: et pas le devoir, donc!) de donner son avis dans la mesure où elle est au service des gens. Si quelqu'un me demande conseil, je suis en droit de lui en donner. Le ministre religieux attire parfois l'attention sur certains points de la vie privée ou publique parce qu'il est le guide de la paroisse. Ce qu'il n'a pas le droit de faire, c'est exercer une contrainte sur la vie privée de qui que ce soit. Si Dieu, dans sa création, a pris le risque de nous rendre libres, de quel droit pourrais-je intervenir? Nous condamnons le harcèlement spirituel, qui survient quand un ministre impose des directives, des comportements, des exigences qui privent autrui de sa liberté. Dieu a été jusqu'à laisser entre nos mains la liberté de pécher. Il faut parler très clairement des valeurs, des limites, des commandements, mais le harcèlement spirituel, par les prêtres, doit être banni.
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La Lettre du Cardinal Bergoglio aux quatre monastères de Carmélites de Buenos Aires, à l'occasion du vote sur le projet de loi (approuvé finalement le 15 Juillet 2010) visant à légaliser le mariage homosexuel et l'adoption est ici: benoit-et-moi.fr/2013-I/articles/pape-franois-les-medias-vont-dechanter

     

Une nouvelle chance pour François de s'exprimer sur les unions de même sexe
John L. Allen Jr.
3 janvier 2014
Original en anglais: ncronline.org/blogs/ncr-today/francis-may-get-another-shot-same-sex-unions.
Ma traduction.
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Ce n'est pas souvent que la vraie vie procure une expérience de laboratoire pour aider à régler un débat historique, mais la politique italienne pourrait créer une telle opportunité de faire la lumière sur une question clé de la biographie de François.
Étant donné que le thème est le statut juridique des couples de même sexe, la pensée du pape a évidemment plus qu'un intérêt purement historique.

Avant son élection à la papauté, l'impression générale sur le cardinal de Buenos Aires Jorge Mario Bergoglio, était qu'il avait le profil d'un conservateur assez classique, en partie à cause de son rôle dans l'âpre débat national de 2010 en Argentine sur le mariage gay.

Ce débat occasionna quelques-unes des déclarations politiques les plus fougueuses de Bergoglio, exprimées dans une lettre aux monastères argentins en Juillet 2010 leur demandant de prier pour que l'initiative échoue.

«Ne soyons pas naïfs: ce n'est pas simplement une lutte politique, mais il s'agit d'une tentative de détruire le plan de Dieu» écrivait-il alors. «Ce n'est pas seulement un projet de loi, mais une manoeuvre du Père des Mensonges, qui cherche à semer la confusion et tromper les enfants de Dieu».

A la fin, cependant, l'Argentine est devenue le premier pays d'Amérique latine à adopter le mariage homosexuel.

Comment concilier cette ligne dure apparente de Bergoglio en 2010 avec la perception actuelle du pape François, politiquement modéré, déterminé à calmer les guerres culturelles, et un pontife de main tendue vers les gays, qui a prononcé les mots fameux «Qui suis-je pour juger?»?

Il y a essentiellement deux théories.

La première est que la lettre de 2010 est le vrai François, et que la fascination actuelle pour son gant de velours ignore la poigne de fer qui est en dessous. Donnez-lui du temps, soutient cette théorie, et il va montrer ses vraies couleurs. (Ce point de vue tend à être populaire à la fois parmi les conservateurs culturels qui veulent que le pape impose des limites et les militants des droits gays qui craignent justement qu'il ne le fasse).

L'autre théorie soutient que la lettre 2010 n'était pas le vrai Bergoglio, que tranquillement, il était prêt à accepter une solution de compromis pour les unions civiles comme une alternative au mariage gay, et qu'il avait adopté une position rigide en public uniquement parce qu'il était président de la la conférence des évêques et se sentait obligé d'exprimer le point de vue de la majorité.

C'est justement ce qu'affirmait dans une interviewe d'avril 2013 à NCR le Père Jorge Oesterheld, un argentin, porte-parole de la conférence des évêques d'Argentine pendant les six années où Bergoglio en était le président, de 2005 à 2011.

«Certains [évêques] étaient plus rigides que d'autres», disait Oesterheld. «Le cardinal est allé dans le sens que la majorité voulait. Il pensait que c'était son travail en tant que président de la conférence des évêques de soutenir ce que la majorité avait décidé, et il n'a pas imposé son propre point de vue aux autres évêques».

La politique italienne pourrait très vite fournir à François une seconde chance de s'exprimer

Jeudi, le nouveau leader charismatique du Parti démocrate (PD), de centre-gauche, le maire Florence Matteo Renzi, a exposé les éléments clés de son programme dans une lettre aux chefs des partis. Les sondages donnent Renzi, 38 ans, comme favori pour devenir le prochain premier ministre du pays.

Un des éléments de ce programme est le soutien aux unions civiles, à l'instar du «Civil Partnership Act» de 2005, au Royaume-Uni adopté sous le gouvernement Blair (ndt: il faudrait comparer avec notre «mariage pour tous», à l'évidence, les références d'Allen ne sont pas française!).

Compte tenu de l'éthos fortement catholique de l'Italie, les observateurs estiment que les pleins droits du mariage pour les couples de même sexe est improbable, mais les sondages montrent un soutien public pour les unions civiles.

«Ce ne sont pas des droits civils, mais des devoirs civils», a dit Renzi. «Comment un pays qui ne prend pas au sérieux ces questions peut-il se dire civilisé?».

Malgré le soutien populaire, les experts politiques italiens considèrent qu'il s'agit d'une prise de position plutôt audacieuse, étant donné que le soutien à une mesure similaire en 2006-2008 a contribué à faire chuter le deuxième gouvernement de centre-gauche de Romano Prodi.

Prodi avait soutenu une mesure d'union civile connue sous l'acronyme italien "Dico", qui suscita l'opposition féroce de l'Église italienne. Elle était dirigée par le tout-puissant (!!) président de la conférence des évêques à l'époque, le cardinal Camillo Ruini, avec le fort soutien du Vatican et du pape Benoît XVI.

La proposition est morte dans l'oeuf en 2008, quand Prodi a perdu un vote de confiance du Sénat italien et a démissionné.

En supposant que Renzi poursuive dans cette direction, la pression pour les unions civiles pourrait être de retour dans un futur gouvernement de centre-gauche, et le drame deviendrait alors: Est-ce que la réponse sous François serait différente?

Se basant sur le ton déjà utilisé par le nouveau pape, de nombreux observateurs s'attendent à ce qu'elle le soit. Dans La Stampa d'aujourd'hui (3 janvier), le journaliste Fabio Martini a affirmé que sous François les soi-disant «théo-cons», c'est-à-dire les politiciens qui invoquent les valeurs chrétiennes pour défendre des positions conservatrices, sont devenus muets, et il leur sera difficile de retrouver leur vigueur.

Deux mises en garde s'imposent.

Tout d'abord, François a dit à plusieurs reprises que l'Église ne devrait pas prendre directement de positions politiques, et donc il y a peut-être peu de chances qu'il s'exprime lui-même explicitement. Deuxièmement, il est aussi un fervent partisan de la collégialité, et il laissera probablement les évêques italiens s'en charger.

Cela dit, à la conférence des évêques d'Italie, le nouveau régime sera sans doute anxieux de prendre ses repères du pape. François est en train d'imprimer sa marque sur la direction du groupe, ayant récemment nommé l'évêque Nunzio Galantino du diocèse de Cassano all'Jonio comme son secrétaire (ndt: de la CEI) [voir sur son blog Settimo Cielo le commentaire de Sandro Magister].

Au moment où un hypothétique gouvernement Renzi prendra le relais, les rênes devraient être fermement dans les mains des bergogliens.

Jeudi, Maurizio Gasparri, le vice-président de centre-droit du Sénat italien, a dit que la variable critique dans le débat qui se profile sera comment réagiront les catholiques dans les deux grandes coalitions.

Pour le reste du monde, cependant, la question la plus intrigante risque d'être: Comment François réagira-t-il?

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Annexe

Le mariage homosexuel et les unions civiles
(L'enquête de John Allen en Argentine)
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Le 19 Mars, le New York Times a rapporté que lorsque l'Argentine se préparait à un âpre débat national sur le mariage homosexuel en 2009 et 2010, Bergoglio favorisa calmement une solution de compromis qui inclurait les unions civiles pour les couples de même sexe.
Une source à ce sujet était un journaliste argentin nommé Sergio Rubin, co-auteur avec Francesca Ambrogetti d'un livre interviewe avec Bergoglio intitulé El Jesuita. (J'ai rencontré Ambrogetti alors que j'étais à Buenos Aires. Elle m'a raconté en détail qu'il avait fallu des années pour convaincre le notoirement anti-medias Bergoglio à accepter l'entretien.)
La version des événements de Rubin a été rapidement démentie par Miguel Woites, directeur de l'Argentinian Catholic Information Agency, un media lié à l'archevêché de Buenos Aires. Woites affirme que Bergoglio n'aurait «jamais» favorisé une reconnaissance juridique des unions de même sexe et insiste que ce que rapporte le NYT est une «erreur complète»

Sur ce point, il m'a été dit par trois sources en Argentine que le NYT avait en réalité vu juste: Bergoglio était, en effet, en faveur des unions civiles.
Cela a été confirmé en arrière-plan par deux hauts responsables de la conférence des évêques d'Argentine, qui ont tous deux travaillé avec Bergoglio et ont pris part aux discussions en coulisses, quand la conférence essayait de façonner sa position.
«Bergoglio soutenait les unions civiles», m'a dit un de ces fonctionnaires.
Mariano de Vedia, un journaliste chevronné de La Nación, a couvert les questions Eglise/Etat en Argentine pendant des années et il dit qu'il pouvait confirmer que la position de Bergoglio avait été correctement décrite dans l'article du NYT.
Guillermo Villarreal, un journaliste catholique en Argentine, dit qu'il était bien connu à l'époque que la position modérée de Bergoglio était contestée par l'archevêque de La Plata, Héctor Rubén Aguer, le chef de file des faucons. La différence n'était pas sur l'opportunité de s'opposer mariage gay, mais avec quelle "férocité" le faire et s'il y avait de la place pour un compromis sur les unions civiles.
Villareal décrit l'impasse sur le mariage homosexuel comme le seul vote jamais perdu par Bergoglio durant ses six années en tant que président de la conférence.
Dans les coulisses, des sources disent que Bergoglio a essayé d'éviter les feux d'artifice sur la question du mariage gay. Un jeune catholique m'a dit, par exemple, qu'il avait voulu organiser une récitation publique du Rosaire devant le parlement, à la veille du vote de la loi, en sachant que les partisans du mariage gay seraient également là-bas et que la prière serait une provocation. Il a écrit à Bergoglio pour lui demander conseil, et Bergoglio l'a appelé directement, suggèrant qu'ils prient à la maison à la place.
Oesterheld suggére que Bergoglio a suivi la position plus ferme adoptée par la majorité de la conférence des évêques, même si ce n'était pas son propre instinct.
«À cette époque, il y avait différents points de vue au sein de la conférence des évêques sur le degré d'ouverture de l'Eglise [à des solutions de compromis]», dit Oesterheld. «Le cardinal a suivi ce que la majorité voulait. Il n'a pas voulu imposer ses propres vues. Il n'a jamais exprimé publiquement ses propres sentiments sur la question, parce qu'il ne voulait pas avoir l'air de faire concuurence (undercutting) à la position commune des évêques».

     

Mise à jour

Vendredi 3 janvier, la revue jésuite "La Civiltà Cattolica" (décidément son interlocuteur privilégie) a publié les 15 pages du compte-rendu d'un entretien que le pape François a eu le 29 novembre avec les supérieurs généraux des ordres religieux.
Cela a été amplement documenté sur les sites spécialisés.

La presse titre avec une belle unanimité en reprenant une dépêche de l'AFP: "Le pape veut une nouvelle approche envers les enfants d'homosexuels".

La phrase-choc est cette fois:
«Je me souviens du cas d'une petite fille triste qui avait confessé à son institutrice : "la petite amie de ma mère ne m'aime pas » (cf. www.lepoint.fr).

Sandro Magister ajoute un post-scriptum (mi-figue mi-raisin...) au billet qu'il y consacre sur son site personnel Settimo Cielo, sous le titre "Paroles et silences du Pape François, face-à-face avec les supérieurs religieux":

En Italie, la phrase a été immédiatement jetée dans la mêlée politique, avec le pape associé de façon désinvolte au front des défenseurs de la légalisation [de l'adoption par les couples homo].
En réalité, le même jour, le 3 Janvier, l'évêque auxiliaire de Malte, Charles Scicluna, ex-promoteur de justice dans la congrégation pour la doctrine de la foi, a raconté dans "L'Avvenire", qu'il avait rencontré le pape François le 12 Décembre dernier, et lui avait exprimé sa préoccupation pour l'introduction de ces lois sur son île.
Et il poursuit:

« Le pape s'est montré attristé par ce développement, en particulier sur la question des adoptions. Je lui ai dit que les promoteurs citaient ses paroles: "Si une personne est gay et cherche le Seigneur et de bonne volonté, qui suis-je pour juger?", mais ne citaient pas ses mots en 2010 quand il était encore le cardinal archevêque de Buenos Aires. Le pape a répété une phrase tirée de sa lettre de 2010: "C'est une régression anthropologique" ».

Mais le Pape n'est plus l'archevêque de Buenos Aires, et Mgr Scicluna n'est pas le Pape.

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