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Un rugissement rouge pourpre

Reprise: En 2008, le cardinal Biffi publiait un livre qui semble aujourd'hui pémonitoire "Pecore e pastori" (Brebis et pasteurs): "Nous assistons aujourd'hui à une fréquence dans l'usage du mot `pastoral' inconnue au langage ecclésial des époques précédentes" (28/6/2014)

>>> Voir aussi:
Le cardinal Biffi

Voici une recension parue sur Il Foglio du 23 novembre 2008 (benoit-et-moi.fr/2008).
Elle prouve que les idées du cardinal n'ont pas pris une ride.
Nous aimerions connaître le jugement qu'il porte sur l'Eglise d'aujourd'hui. Tout en étant certains qu'il n'en dira rien, n'étant pas du genre à exercer un magistère parallèle...

     

LA DERNIÈRE CATÉCHÈSE DU CARDINAL BIFFI.
Les chrétiens doivent annoncer la Vérité, et non pas s'adapter au monde

Maurizio Crippa
Il Foglio, 23 novembre 2008
(Ma traduction)
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« Au dernier Synode auquel j'ai participé, j'ai vu beaucoup de braves gens, mais le niveau n'est plus celui des évêques du Concile. Tous sont gentils et pleins de bonnes intentions, mais il me semble qu'il manque un peu d' intelligence, qui ne gâche rien. L'intelligence du coeur ».
Ce n'est pas le cardinal Giacomo Biffi, qui le dit, mais son collègue le cardinal Godfried Danneels , évêque de Malines-Bruxelles et primat de Belgique, dans une longue interviewe au mensuel 30 Giorni.
A part la barrette pourpre et l'appartenance à la même génération (Danneels, né en 1933, est de cinq ans plus jeune), entre les deux pasteurs et cardinaux de la Sainte Église Romaine il y n'y a pas grand chose d'autre en commun. Danneels a été toujours recruté, par simplification et « malgré lui» (en français dans le texte), dans les rangs des progressistes ; il n'est pas un nostalgique du Concile par parti pris, mais il est parmi ceux pour qui son enseignement, par exemple sur la parole de Dieu et sur le rôle des évêques, devrait être mieux suivi.

Biffi a une lecture des faits presque à l'opposé, et dans son nouveau livre sorti ces jours-ci « Brebis et pasteurs. Réflexions sur le troupeau du Christ », il laisse couler une fois de plus son franc-parler, tranchant comme une lame ambrosienne, sur les dommages ecclésiaux (et plus généralement, culturels : parce que « si le sel ne sale pas, il devient de la mélasse, comme le reste du monde ») produits par la mentalité trop « conciliante » des pasteurs de l'église d'aujourd'hui. Et en ce sens, pour une fois, le théologien ambrosien qui occupa la chaire de San Petronio (la principale église de Bologne, ndt) serait probablement d'accord avec le jugement sans indulgence sur l'actuelle génération de pasteurs exprimé par son confrère théologien des Flandres.

Vieux lion en pourpre, fidèle à sa devise épiscopale « Ubi fides ibi libertas » (Là où est la foi, est la liberté, ndt), cette fois encore, Biffi ne l'envoie pas dire. Mais en même temps, se souvenant de la devise de Saint Charles, « Humilitas », dans sa « réflexion sur le troupeau de Christ », il ne s'érige pas en juge des chrétiens. Au contraire, la première évidence qu'il met en lumière à l'aide des Saintes Écritures, c'est que, dans l'église, à part le seul Bon Pasteur, « tous, avant toute autre chose appartiennent à la bergerie du Christ. Tous, du Pape au plus récent des baptisés, possèdent le vrai motif de leur grandeur non tant dans telle ou telle charge accomplie dans la communauté chrétienne, mais plutôt dans l'appartenance au `petit troupeau'. Il y a donc une parité substantielle de tous les croyants, pourvu qu'ils croient vraiment : ce n'est qu'en croyant qu'on entre parmi les brebis du Christ ».

Cela ne dispense cependant personne, et c'est un peu le sens général de cette nouvelle « catéchèse » du cardinal Biffi, de pratiquer la Vérité, sans la diluer, sans la brouiller. Et ici, les réprimandes du cardinal concernent avant tout ses « collègues », les théologiens et, plus généralement, le clergé. Il le fait, comme toujours, avec son langage savoureux, direct, jamais technique même lorsqu'il est strictement théologique. Ou exégétique.

Ce qui est déjà en soi un trait distinctif par rapport aux courants dominants de l'Eglise actuelle, où souvent la parole, même celle des pasteurs, s'éloigne de la franchise évangélique et se perd dans une série de "circumnavigations" et de circonlocutions qui semblent davantage destinées à obscurcir le contenu qu'à le rendre transparent.

« Une des choses qui m'impressionne le plus, c'est qu'aujourd'hui ce n'est plus l'hérésie, mais l'orthodoxie qui nourrit la chronique », dit le cardinal.
Et aussi : « Aujourd'hui, de plus en plus fréquemment, nous nous étonnons lorsqu'un Pape ou un évêque dit ce que l'Église a toujours dit (et ne peut pas ne pas dire, parce que cela fait partie de son patrimoine inaliénable) ; comme s'il s'agissait de persuader pacifiquement que même l'Eglise ne croit plus à son message de toujours ».

Ainsi le contenu du livre, dense et solidement argumenté par des citations de la Bible et des Évangiles, jusqu'à en devenir par moments une simple et littérale exégèse, est au fond l'être chrétien, l'être Eglise en tant que telle, la valeur théologique de ce fait et la discipline interne naturelle qui dérive de l'appartenance à cet « organisme ». Et le sens et la valeur de l'être dans le monde. Le monde pas facile d'aujourd'hui : « La première phrase que Jésus prononce en commençant son apostolat n'est pas : `Le monde va bien comme il va ; adaptez vous au monde et soyez crédibles à l'oreille de ceux qui ne croient pas', mais elle est au contraire : `Le règne de Dieu est proche, convertissez vous et croyez en l'Evangile'".

Difficile d'échapper à un sentiment d'actualité pressante, en lisant ces mots et beaucoup d'autres passages tranchants du cardinal Biffi. Lequel évite tout rappel de la chronique actuelle, mais identifie indirectement dans certains vices (il faudrait les appeler capitaux) de la théologie et de l'Eglise contemporaine la racine profonde de cet insipide « allez et adaptez-vous » qui menace la foi.

Et le premier péché, s'agissant de l'annonce de l'Évangile, est justement dans le langage. De la part des pasteurs :
« Nous assistons aujourd'hui à une fréquence dans l'usage du mot 'pastoral' inconnue au langage ecclésial des époques précédentes. Autrefois le vocable servait principalement à désigner le bâton utilisé par l'évêque dans les célébrations pontificales et la lettre adressée, toujours par l'évêque, à son diocèse, contenant les rappels doctrinaux et les directives du successeur des Apôtres. Aujourd'hui - après que Vatican II ait été qualifié explicitement de `Concile pastoral' et qu'il ait nommé `pastorale' sa constitution (Gaudium et spes) - le terme revient souvent dans la vie de l'Église : `conseil pastoral', `plan pastoral', `vicaire pastoral', `théologie pastorale' », raisonne Biffi : « Il arrive cependant que l'emploi réitéré d’un vocable à propos d'un thème s'accompagne de l'affaiblissement de sa compréhension effective et soit l'occasion de quelque confusion. Ainsi, par exemple, on se satisfait de parler de `communauté', presque par nostalgie, alors que sociologiquement ce qui prévaut aujourd'hui, c'est l'individualisme et le désengagement ». En somme l'identité et la tradition de l'église réduites à des mots, jusqu'aux résultats grotesques que Biffi identifie et distille ponctuellement.

Ainsi « ceux qui se réfèrent assidûment à la pauvreté et la vantent avec enthousiasme sont justement les chrétiens aisés et les hommes d'Église d'extraction bourgeoise, qui n'ont jamais eu l'occasion d'en faire personnellement l'expérience ».

Il passe ainsi en revue « au-delà de toute rhétorique, les contenus authentiques et exacts des mots qui jouissent d'une si large préférence ».

L'intérêt central du cardinal n'est cependant pas de se livrer à une revue thématique ou linguistique. Même à présent qu'il n'occupe plus la chaire épiscopale, il ne cesse certes pas de se sentir un pasteur et de frémir de l'impatience (cela affleure dans certaines pages) de communiquer aux fidèles le sens le plus vrai de l'« appartenance » au « troupeau du Christ » ce qui, pour lui, est l'exact contraire d'avoir des opinions plus ou moins personnelles, plus ou moins adaptables à la situation, avec lesquelles « traduire » le message évangélique.
« Juste pour nous comprendre (même avec le risque de paraître provocateur) - dit-il à un certain moment, en commentant un passage d'un Évangile - nous pourrions parler de conception `cléricale'. Ce qui compte est qu'il y ait le groupe conscient et motivé des Douze (et des disciples désignés), pour assurer l'annonce ; ensuite les hommes répondront à leur mesure. Ce qui compte, c'est que l'évangile soit prêché par les responsables, ensuite la graine bourgeonnera comme elle pourra ».
Et c'est de là, de cette « nécessité de prédication de l'Évangile », et non pas d'une présumée nécessité de communiquer avec le monde, que doit descendre dans l'Eglise la responsabilité des pasteurs : « Personne n'est pasteur par lui-même - dit Biffi à un autre endroit - mais tous ceux qui le sont légitimement, le sont parce qu'ils reflètent la `pastoralité' du Christ et du Père ». Cela signifie, pour Biffi, que « celui qui exerce - à n'importe quel niveau légitime - le ministère pastoral, doit vérifier quotidiennement sa correspondance avec le `Pasteur suprême’ ».
Au centre de toute la « réflexion » du cardinal, le point central est cependant, peut-être, encore autre chose. Et c'est un point qui concerne non seulement « les règles du troupeau » (si nous pouvons les appeler ainsi), mais son rapport, sa raison d'être dans le monde. On le voit de façon évidente dans les passages où Biffi parle de « dimension ontologique de la vérité ». Et où on comprend, par exemple, que même la « charité », pour les chrétiens, peut être seulement une « épiphanie (au sens manifestation) de la vérité ». Ce qui revient à dire qu'on ne peut pas avoir une conception droite de l'agir « charitable », si on ne se fonde pas sur la Vérité.
Et ainsi, on en revient encore au problème du langage, et même, surtout, écrit Biffi, « celui du `non langage', c'est-à-dire celui d'un monde chrétien qui est réticent à présenter une conception de la réalité et un enseignement existentiel trop différents de ceux qui sont universellement proclamés. Le problème principal est celui de récupérer la foi dans la foi et dans sa capacité de toucher les coeurs ».

Lorsque l'archevêque émérite de Bologne écrit avec une réalisme rugueux que « se faire comprendre est nécessaire, et qu'il faut donc parler avec clarté et simplicité ; mais la difficulté majeure n'est pas de se faire comprendre. Nos contemporains ne sont pas obtus : lorsqu'ils entendent annoncer que Jésus Christ est ressuscité (c'est-à-dire qu'il est passé de la mort à la vie), ils comprennent très bien de quoi il s'agit », il est probable que les oreilles de beaucoup de ses collègues commencent à leur siffler, qu'ils soient encore en charge de leur chaire, ou émérites: « Parce que même les plus naïfs connaissent la différence entre un homme mort et un homme vivant ».
Par contre, écrit encore le cardinal, dans l'actuelle « vie pastorale » de l'église « ce qui est répréhensible est l'emploi du `théologais’ (en italien 'teologhese', il s'agit d'un néologisme que j'ai traduit comme j'ai pu): c'est-à-dire une façon de parler et d'écrire qui fuit de la clarté sans réussir pour autant à être vraiment substantielle et profonde».
Il y a les pasteurs, il y a les brebis, et il y a ceux qui diluent l'annonce évangélique et « d'habitude ce n'est pas parce qu'ils ne le comprennent pas ; c'est parce qu'il ne leur plaît pas ».

Biffi rappelle que seule la vérité rend libre, et que toute autre « libération est illusoire ».