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Il y a 3 ans, Jean Paul II était béatifié

Reprise: un texte de Joseph Ratzinger datant de 1988, où le préfet de la CDF expliquait le Pape (24/4/2014)

Dimanche aura lieu la double canonisation de Jean XXIII et de Jean Paul II.
La présence de Benoît est annoncée (mais pas confirmée). Souhaitons qu'elle ne soulèvera pas de nouvelles polémiques.

Ce texte avait été publié dans L'Osservatore Romano le 1er mai 2011, jour de la béatification.
Voici ma traduction (et mes commentaires).

Première partie
Dans cette première partie qui, 23 ans après, devient vraiment autobiographique (mais à cette époque, Joseph Ratzinger ne pouvait imaginer qu'il succèderait à Jean-Paul II), le cardinal se livre à une méditation saisissante sur le sens du "nous" pontifical:
"Quand le pape parle, il ne parle pas en son nom propre. A ce point, les théories ou opinions personnelles, ce qu'il a publié de son vivant, ne compteant finalement pour rien, aussi haut que soit son niveau intellectuel".

Jean-Paul II est sans aucun doute celui qui, à notre époque, a rencontré personnellement le plus grand nombre d'êtres humains. Innombrables sont les personnes à qui il a serré la main, à qui il a parlé, avec qui il a prié et qu'il a bénies. Si sa haute fonction peut créer une distance, son rayonnement personnel crée au contraire la proximité. Même les personnes simples, sans instruction, pauvres n'ont de lui aucune impression de supériorité, d'inaccessibilité, de crainte, ces sentiments qui, si souvent touchent ceux qui sont dans les salles d'attente des puissants, des autorités. Quand ensuite on a un contact personnel avec lui, c'est comme si on le connaissait depuis longtemps, comme si on parlait avec un parent proche, un ami. Le titre de «Père» (= Papa) n'est plus seulement un titre, mais l'expression de cette relation réelle qu'on éprouve vraiment face à lui.

Tout le monde connaît Jean-Paul II: son visage, sa façon caractéristique de bouger et de parler, son immersion dans la prière, sa joie spontanée. Certains mots sont gravés de manière indélébile dans la mémoire, à commencer par l'appel passionné avec lequel il s'est présenté au début de son pontificat: " Ouvrez grandes les portes au Christ, n'ayez pas peur de lui" ou cet autre: "Vous ne pouvez pas vivre à l'essai, vous ne pouvez pas aimer à l'essai". Dans des mots se condense tout un pontificat. C'est comme s'il voulait ouvrir partout les voies d'accès au Christ, comme s'il désirait rendre accessible à tous le chemin vers la vie réelle, vers l'amour vrai. Si, comme Paul, nous le retrouvons toujours, inlassablement en chemin "jusqu'aux extrémités de la terre", s'il veut être proche de tous et ne manquer aucune occasion de proclamer la Bonne Nouvelles, ce n'est pas à des fins publicitaires ou par soif de popularité, mais pour que s'accomplisse en lui la parole apostolique "Charitas Christi urget nos" (II Corinthiens 5, 14). A côté de lui,on le ressent: l'homme lui est cher parce que Dieu cher.

Très probablement, on connaît mieux Jean-Paul II quand on a concélébré avec lui, se laissant attirer dans le silence intense de sa prière, qu'en analysant ses livres ou ses discours. Car, justement en participant à sa prière, on puise à ce qui est propre à sa nature, au-delà de tous les mots. A partir de ce centre, on s'explique aussi pourquoi, en dépit du fait qu'il soit un grand intellectuel, qui, dans le dialogue culturel du monde contemporain a une voix qui lui est propre, et importante, il a conservé la simplicité qui lui permet de communiquer avec chaque individu. Ici se manifeste aussi un autre élément de la grande capacité d'intégration, qui caractérise le Pape qui vient de Pologne: avoir changé le classique "nous" du style pontifical avec le "je" personnel et immédiat de l'écrivain et de l'orateur. Une telle révolution stylistique ne doit pas être sous-estimée. Au début, elle peut sembler l'élimination évidente d'une coutume dépassée, qui ne correspond pas à notre temps. Mais nous ne devons pas oublier que ce "nous" n'était pas seulement une formule de rhétorique courtisane. Quand le pape parle, il ne parle pas en son nom propre.

A ce point, les théories ou opinions personnelles, ce qu'il a publié de son vivant, ne comptent finalement pour rien, aussi haut que soit son niveau intellectuel.
Le Pape ne parle pas comme un simple homme doué, avec son "moi" privé ou, pour ainsi dire, comme un soliste sur la scène de l'histoire spirituelle de l'humanité. Il parle en puisant au "nous" de la foi de toute l'Église, derrière lequel le "je" a le devoir à disparaître. Il me vient à l'esprit, à cet égard le grand pape humaniste Pie II, Enea Silvio Piccolomini, lequel, comme pape, devait parfois dire, tirant justement du "nous" de son Magistère pontifical, des choses en contradiction avec les théories de ce savant humaniste que lui-même était auparavant. Quand on lui signalait des contradictions similaires, il avait l'habitude de répondre: Eneam reicite, Pium recipite ("Laissez Enea, prenez Pie, le pape").

Dans un certain sens, ce n'est donc pas un phénomène sans conséquence si le "je" remplace le "nous". Mais ceux qui font l'effort d'étudier attentivement les écrits du pape Jean-Paul II, ont vite fait de comprendre que ce Pape sait très bien distinguer entre les opinions personnelles de Karol Wojtyla et son enseignement magistériel en tant que Pape: mais il sait aussi reconnaître que les deux ne sont pas des choses mutuellement hétérogènes, mais elles reflètent une personnalité imprégnée de la foi de l'Église. Le "je", la personnalité, est entrée entièrement au service du "nous". Il n'a pas dégradé le "nous" au plan subjectif d'opinions privées, mais il lui a simplement conféré la densité d'une personnalité toute façonnée par ce "nous", entièrement dévouée à son service.
Je crois qu'une telle fusion, mûrie dans une vie et dans une réflexion de foi, entre le "nous" et le "je", fonde de manière essentielle la fascination de cette figure de Pape. La fusion lui permet de se mouvoir dans cette fonction sacrée qui est la sienne d'une façon entièrement libre et naturelle; elle lui permet d'être en tant que Pape entièrement lui-même, sans craindre de laisser glisser son ministère dans le subjectif.
Mais comment cette unité a-t-elle grandi? De quelle manière un chemin personnel de foi, de pensée, de vie, mène-t-il à ce point au centre de l'Eglise? C'est une question qui va bien au-delà de la simple curiosité biographique. Puisque justement, cette «identification» avec l'Eglise, sans aucun voile d'hypocrisie ou de schizophrénie semble impossible à beaucoup de gens qui souffrent aujourd'hui de leur foi.
Dans la théologie, c'est devenu entre-temps, presque une coquetterie à la mode de garder une distance critique par rapport à la foi de l'Eglise et de donner au lecteur l'impression que lui, le théologien, n'est pas si naïf, si aveugle et servile au point de mettre sa pensée entièrement au service de cette foi. Ce faisant, tandis que la foi est dévaluée, les propositions hâtives de ces théologiens n'en tirent aucune réévaluation: elles vieillissent aussi vite qu'elles sont nées. Emerge alors de nouveau un grand désir non seulement de repenser intellectuellement la foi de manière loyale, mais aussi d'être en mesure de la vivre de manière nouvelle.

La vocation de Karol Wojtyla mûrit alors qu'il travaillait dans une usine de produits chimiques, pendant les horreurs de la guerre et de l'occupation. Lui-même a défini cette période de quatre ans, vécue dans le milieu ouvrier, comme la phase de formation la plus déterminante de sa vie. Dans ce contexte, il étudia la philosophie, l'apprenant avec peine des livres, et l'apprentissage philosophique se présentait d'abord comme une jungle impénétrable.
Son point de départ a été la philologie (1), l'amour pour le langage, combiné à l'application artistique du langage, comme représentation de la réalité dans une nouvelle forme de théâtre. Cela a conduit à ce type particulier de «philosophie» caractéristique du pape actuel. Il s'agit d'une pensée en dialectique avec le concret, une pensée fondée sur la grande tradition, mais toujours à la recherche de sa vérification dans la réalité actuelle. Une pensée qui jaillit d'un regard artistique et en même temps, est guidée par le soin du pasteur: adressée à l'homme pour lui montrer le chemin.

* * *

(1) La philologie est l'étude de la linguistique historique à partir de documents écrits. Elle vise à rétablir le contenu original de textes connus par plusieurs sources, c’est-à-dire à choisir le meilleur texte possible à partir de manuscrits, d'éditions imprimées ou d'autres sources disponibles (citations par d’autres auteurs, voire graffitis anciens), en comparant les versions conservées de ces textes, ou à rétablir le meilleur texte en corrigeant les sources existantes.

Deuxième partie
Dans cette deuxième partie, Joseph Ratzinger tente de comprendre et d'expliquer la formation intellectuelle de Jean-Paul II.
C'est un philosophe.
Mais sa philosophie n'est pas celle que l'on apprend dans les livres, pour réussir un examen. C'est une philosophie ancrée dans le concret, une philosophie de l'homme. D'abord la philologie, puis la phénomologie: "cette intelligence de l'homme, non pas à partir d'abstractions et de principes théoriques, mais en essayant de saisir dans l'amour sa réalité, ont été et demeurent essentielles dans la pensée du Pape".

La vocation de Karol Wojtyla mûrit alors qu'il travaillait dans une usine de produits chimiques, pendant les horreurs de la guerre et de l'occupation. Lui-même a défini cette période de quatre ans, vécue dans le milieu ouvrier, comme la phase de formation la plus déterminante de sa vie. Dans ce contexte, il étudia la philosophie, l'apprenant avec peine des livres, et l'apprentissage philosophique se présentait d'abord comme une jungle impénétrable.
Son point de départ a été la philologie, l'amour pour le langage, combiné à l'application artistique du langage, comme représentation de la réalité dans une nouvelle forme de théâtre. Cela a conduit à ce type particulier de «philosophie» caractéristique du pape actuel. Il s'agit d'une pensée en dialectique avec le concret, une pensée fondée sur la grande tradition, mais toujours à la recherche de sa vérification dans la réalité actuelle. Une pensée qui jaillit d'un regard artistique et en même temps, est guidée par le soin du pasteur: adressée à l'homme pour lui montrer le chemin.

Il me semble intéressant de parcourir l'espace d'un instant la série chronologique des auteurs déterminants qu'il a rencontrés tout au long du processus de sa formation.
Le premier a été, comme il le raconte dans son entretien avec André Frossard, un manuel d'introduction à la métaphysique. Si d'autres étudiants tentent seulement de comprendre d'une certaine façon toute la logique du cadre conceptuel défini dans le texte et de la fixer dans leur mémoire en vue de l'examen, en lui, au contraire, se mit en place une bataille pour une vraie compréhension, c'est-à-dire pour appréhender la relation entre concept et expérience, et effectivement, après deux mois de dur labeur, vint "l'éclair": "j'ai découvert quel sens profond avait tout ce que j'avais auparavant seulement vécu et pressenti".

Puis vint la rencontre avec Max Scheler (1), et donc avec la phénoménologie (2).
Cette orientation philosophique avait comme préoccupation, après des débats sans fin sur les limites et les possibilités de la connaissance humaine, de voir simplement les phénomènes tels qu'ils apparaissent dans leur variété et leur richesse. Cette précision du "voir", cette intelligence de l'homme, non pas à partir d'abstractions et de principes théoriques, mais en essayant de saisir dans l'amour sa réalité, ont été et demeurent essentiellee dans la pensée du Pape. Enfin, il a découvert très tôt, avant même la vocation à la prêtrise, l'oeuvre de Saint Jean de la Croix, à travers laquelle s'ouvrit à lui le monde de l'intériorité, "de l'âme mûrie dans la grâce".

Les éléments métaphysique, mystique, phénomologique, esthétique, se reliant entre eux, ouvrent tout grand le regard vers les multiples dimensions de la réalité et deviennent finalement une unique perception synthétique, capable de se confronter avec tous les phénomènes et d'apprendre à les comprendre, justement en les transcendant. La crise de la théologie post-conciliaire est en grande partie une crise de ses fondements philosophiques. La philosophie présentée dans les écoles théologiques manquait de richesse de perception; il lui manquait la phénoménologie, il lui manquait la dimension mystique. Mais, quand les fondements philosophiques ne sont pas expliqués, le sol vient à manquer sous les pas de la théologie. Parce qu'alors, on ne sait pas de façon claire dans quelle mesure l'homme connaît vraiment la réalité, et quelles sont les bases à partir desquelles il peut penser et parler.

Donc, il me semble que c'est une disposition de la Providence qu'en cette période, la chaire de Pierre ait échu à un «philosophe», qui fait de la philosophie non comme une science livresque, mais en partant de l'effort nécessaire pour faire face à la réalité, et de la rencontre avec l'homme qui cherche et qui demande.
Wojtyla a été et est l'homme. Son intérêt scientifique a toujours été plus marqué par sa vocation de pasteur. Ainsi, on comprend comment sa collaboration à la Constitution conciliaire sur l'Église dans le monde moderne, dont le texte est déterminé de manière centrale par la préoccupation pour l'homme, est devenu une expérience décisive pour le futur pape.

"La voie de l'Église est l'homme".
Cette thèmatique, très réelle et très radicale dans sa profondeur, s'est toujours trouvée, et se trouve encore au centre de sa pensée, qui est en même temps action. Le résultat est que la question de la théologie morale est devenue le centre de son intérêt théologique. Cela aussi était une prédisposition humaine importante, concernant la tâche du pasteur suprême de l'Église. D'autant plus que la crise de l'orientation philosophique se manifeste du point de vue théologique surtout comme crise de la norme théologico-morale.
Là se trouve le lien entre la philosophie et la théologie, le pont entre la recherche rationnelle sur l'homme et le devoir théologique, et il est absolument évident qu'on ne peut s'y soustraire.
Là où la métaphysique ancienne s'écroule, les commandements perdent leur lien intérieur: alors la tentation est grande de les réduire au plan uniquement historico-culturel. Wojtyla avait appris de Scheler à approfondir, avec une sensibilité humaine jusque-là inconnue, l'essence de la virginité, le mariage, la maternité et la paternité, le langage du corps et, par conséquent, l'essence de l'amour. Il a assumé dans sa pensée, les nouvelles découvertes du personnalisme, mais ainsi, il a également appris de façon nouvelle à comprendre que le corps lui-même parle, que la création nous parle et trace pour nous les chemins à parcourir: la pensée de l'ère moderne a ouvert pour la théologie morale une nouvelle dimension, et Wojtyla l'a perçue en une continuelle implication de réflexion et d'expérience, de vocation pastorale et spéculative et l'a inclus dans son unité avec les grands thèmes de la tradition.

Un autre élément a été important pour ce parcours de vie et de pensée, pour l'unité de l'expérience, de la pensée et la foi. Toute la lutte de cet homme n'a pas eu lieu dans un cercle plus ou moins privé, dans l'espace intérieur d'une usine ou d'un séminaire. Cette lutte a été baignée dans les flammes de la grande histoire.

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(1) Max Scheler, 1874-1928, philosophe et sociologue allemand, Karol Wojtyla lui consacra sa thèse en 1953
(2) La phénoménologie prend pour point de départ l'expérience en tant qu'intuition sensible des phénomènes afin d'essayer d'en extraire les dispositions essentielles des expériences ainsi que l'essence de ce dont on fait l'expérience. La phénoménologie est la science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur.

Troisième partie
Dans cette dernière partie, après avoir à nouveau insisté sur le caractère "concret" de sa formation intellectuelle, Joseph Ratzinger explique en quoi son appartenance polonaise (la Pologne étant depuis toujours un carrefour de cultures et de civilisations) a préparé Jean-Paul II à comprendre les problèmes complexes du monde contemporain.
Il commente et justifie son "anthropocentrisme" (un reproche qui semble lui avoir été fait après sa première encyclique, <Redemptor Hominis>) et sa piété mariale.
Et il concluait par une prière qui a sans nul doute été entendue:
"Puisse le Seigneur nous conserver pendant longtemps ce pape, afin qu'il nous guide sur la route vers le troisième millénaire de l'histoire chrétienne".

La présence de Wojtyla à l'usine était la conséquence de l'arrestation de ses professeurs. Le tranquille cours universitaire fut interrompu et remplacé par un dur apprentissage au milieu d'un peuple opprimé. L'appartenance au grand séminaire du Cardinal Sapieha était déjà en soi un acte de résistance. Et ainsi, la question de la liberté, de la dignité et des droits de l'homme, de la responsabilité politique de la foi, ne pénétra pas dans l'esprit du jeune théologien comme un problème purement théorique. C'était la nécessité, très réelle et concrète, de ce moment historique.
Une fois encore, la situation particulière de la Pologne, située à l'intersection entre l'Est et l'Ouest, était devenue le destin de ce pays. Les critiques du pape observent fréquemment que, comme polonais, il ne connaît vraiment que la piété traditionnelle et sentimentale de son pays et ne peut donc pas comprendre pleinement les enjeux complexes du monde occidental.
Rien n'est plus absurde qu'une telle observation, qui trahit une ignorance complète de l'histoire. Il suffit de lire l'encyclique Slavorum Apostoli (1)pour en tirer l'idée que c'est précisément de cet héritage polonais que le pape avait besoin pour pouvoir penser au sein d'une multiplicité de cultures. La Pologne étant le point d'intersection de civilisations, en particulier des traditions germanique, romaine, slave et gréco-byzantine, la question du dialogue des cultures différentes précisément en Pologne est à bien des égards, plus brûlante que partout ailleurs. Et ainsi, ce pape est un pape réellement oecuménique et véritablement missionnaire, providentiellement préparé aussi en ce sens, pour faire face aux questions de la période d'après le Concile Vatican II.

Revenons une fois de plus à l'intérêt pastoral et anthropologique du pape. "Le chemin de l'Église est l'homme".
La signification authentique de cette affirmation souvent mal comprise, de l'encyclique sur le "Rédempteur de l'homme" (2), ne peut vraiment être comprise que si l'on se souvient que pour le pape «l'homme» au sens plein du terme, est Jésus-Christ. Sa passion pour l'homme n'a rien à voir avec un anthropocentrisme auto-suffisant. Ici, l'anthropocentrisme est ouvert vers le haut.
Tout anthropocentrisme conçu pour éliminer Dieu comme un concurrent de l'homme a depuis longtemps basculé en ennui de l'homme et pour l'homme. L'homme ne peut plus se considérer comme le centre du monde. Et il a peur de lui-même en raison de son propre pouvoir de destruction. Quand l'homme se trouve placé au centre, en excluant Dieu, l'équilibre d'ensemble est bouleversé: s'appliquent alors les mots de la lettre aux Romains (8, 19, 21-22), disant que le monde est entraîné dans la douleur et dans les gémissements de l'homme; corrompu avec Adam (ndt: le péché originel), il est depuis lors en attente de l'apparition des enfants de Dieu, de leur libération. C'est justement parce que l'homme tient à coeur au pape, qu'il voudrait ouvrir les portes au Christ. Parce que ce n'est qu'avec la venue du Christ, que les fils d'Adam peuvent devenir enfants de Dieu, et l'homme et la création entrer dans leur liberté.
L'anthropocentrisme du pape est donc, dans son noyau le plus profond, un théocentrisme. Si sa première lettre encyclique apparaît tout entière centrée sur l'homme, ses trois grandes encycliques se coordonnent naturellement entre elles en un grand triptyque trinitaire: l'anthropocentrisme est, chez le pape, théocentrisme, parce qu'il vit sa vocation pastorale à partir de la prière, il fait son expérience de l'homme dans la communion avec Dieu et c'est de là qu'il a appris à le comprendre.
Une dernière observation. L'amour profond du pape pour Marie est certainement, avant tout, un héritage qui lui vient de sa patrie polonaise. Mais l'encyclique mariale (Redemptoris Mater, 1987) montre combien cette piété mariale était chez lui bibliquement approfondie dans la prière et dans la vie.
De la même manière que sa philosophie était rendue plus concrète, et vivifiée par la phénoménologie, c'est-à-dire à travers le regard vers la réalité qui apparaît, là aussi, la relation avec le Christ ne demeure pas pour le Pape cantonnée dans l'abstrait des grandes vérités dogmatiques, mais devient une réelle rencontre humaine avec le Seigneur dans toute sa réalité et donc logiquement, également une rencontre avec sa mère, en qui l'Israël croyante et l'Église priante sont devenues une personne. Une fois encore, c'est toujours et seulement à partir de cette proximité concrète, où l'on voit le mystère du Christ dans toute la richesse de sa plénitude divine-humaine, que la relation avec le Seigneur reçoit sa chaleur et sa vitalité. Et naturellement, c'est quelque chose qui se répercute dans toute l'image de l'homme, le fait que cette réponse de la foi ait pris forme pour toujours en une femme, en Marie.

Qu'ai-je voulu dire, avec tout cela? Mon but était de démontrer l'unité entre la personne et le mystère dans la figure du pape Jean-Paul II. Il s'est réellement "identifié" avec l'Eglise, et peut donc être sa voix. Il ne s'agit pas ici de glorifier un être humain, mais de montrer que le croire n'éteint pas le penser et ne nécessite pas de mettre entre parenthèses l'expérience de notre temps. Au contraire: seule la foi donne à la pensée son ouverture et à l'expérience son sens. L'homme ne devient pas libre quand il devient un soliste, mais quand il parvient à trouver le grand contexte auquel il appartient.
Dix ans de pontificat de Jean Paul II.
L'ampleur de son message est déjà presque incalculable, immense.
J'ai voulu tenter de relever en quelques traits les énergies portantes, qui en constituent la force profonde, et, en même temps, faire mieux comprendre la direction qu'il nous indique.
Puisse le Seigneur nous conserver pendant longtemps ce pape, afin qu'il nous guide sur la route vers le troisième millénaire de l'histoire chrétienne.

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(1) 1985. Lettre Encyclique Slavorum Apostoli du Souverain Pontife Jean-Paul II aux Evêques, aux Prêtres, aux familles religieuses, à tous les chrétiens, à l'occasion du onzième centenaire de l'oeuvre d'évangelisation des Saints Cyrille et Méthode
(2) 1979: Publiée en 1979 par Jean-Paul II, l’encyclique Redemptor hominis porte sur le Christ et la dignité de l’homme. "Toutes les routes de l’Eglise conduisent à l’homme".

La liste des encycliques de Jean-Paul II est ici:
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/index_fr.htm