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La renonciation de Benoît XVI (2)

Suite et fin de l'article de Stefano Violi. En annonçant sa renonciation au ministère pétrinien, Benoît XVI n'a pas renoncé à l"office", mais seulement à son "administration" (11/6/2014)

>>> La renonciation de Benoît XVI (Première partie)

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Dans cette partie, la plus intéressante, l'auteur se livre à une explication de texte minutieuse de la fameuse "declaratio" du 11 février 2013. Il vaut donc mieux l'avoir sous les yeux. Je reproduis ci-dessous en vis-à-vis, pour plus de commodité, la version originale en latin, et la traduction en français.
Les mots sont extrêmement importants. L'intention de Benoît XVI s'inscrit dans un processus théologique complexe et à coup sûr longuement médité, que peu de gens ont perçu.
Maintenant, peut-on dire qu'il y a effectivement "deux papes"? Tout dépend du sens qu'on attribue au mot. Il y a malgré tout (en exergue de ces pages) les propos adressés par Benoît XVI le soir du 28 février 2013, à la foule accourue à Castelgandolfo, depuis le balcon du Palais Apostolique - des propos qui ne sont curieusement jamais cité:

"Vous savez que cette journée pour moi est différente des précédentes ; je ne suis plus le Souverain Pontife de l’Eglise Catholique. Jusqu’à 20 heures ce soir je le suis encore, mais après je ne le serai plus".

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Le mot qui revient sans cesse, comme un leitmotiv, est "MUNUS", ministère.
Malgré ce qu'il pourrait sembler à première vue, il n'est pas nécessaire d'être latiniste pour bien comprendre.

La declaratio du 11 février 2013

Fratres carissimi

Non solum propter tres canonizationes ad hoc Consistorium vos convocavi, sed etiam ut vobis decisionem magni momenti pro Ecclesiae vita communicem. Conscientia mea iterum atque iterum coram Deo explorata ad cognitionem certam perveni vires meas ingravescente aetate non iam aptas esse ad munus Petrinum aeque administrandum.

Bene conscius sum hoc munus secundum suam essentiam spiritualem non solum agendo et loquendo exsequi debere, sed non minus patiendo et orando. Attamen in mundo nostri temporis rapidis mutationibus subiecto et quaestionibus magni ponderis pro vita fidei perturbato ad navem Sancti Petri gubernandam et ad annuntiandum Evangelium etiam vigor quidam corporis et animae necessarius est, qui ultimis mensibus in me modo tali minuitur, ut incapacitatem meam ad ministerium mihi commissum bene administrandum agnoscere debeam. Quapropter bene conscius ponderis huius actus plena libertate declaro me ministerio Episcopi Romae, Successoris Sancti Petri, mihi per manus Cardinalium die 19 aprilis MMV commisso renuntiare ita ut a die 28 februarii MMXIII, hora 20, sedes Romae, sedes Sancti Petri vacet et Conclave ad eligendum novum Summum Pontificem ab his quibus competit convocandum esse.

Fratres carissimi, ex toto corde gratias ago vobis pro omni amore et labore, quo mecum pondus ministerii mei portastis et veniam peto pro omnibus defectibus meis. Nunc autem Sanctam Dei Ecclesiam curae Summi eius Pastoris, Domini nostri Iesu Christi confidimus sanctamque eius Matrem Mariam imploramus, ut patribus Cardinalibus in eligendo novo Summo Pontifice materna sua bonitate assistat. Quod ad me attinet etiam in futuro vita orationi dedicata Sanctae Ecclesiae Dei toto ex corde servire velim.

Ex Aedibus Vaticanis, die 10 mensis februarii MMXIII

BENEDICTUS PP. XVI

Frères très chers,

Je vous ai convoqués à ce Consistoire non seulement pour les trois canonisations, mais également pour vous communiquer une décision de grande importance pour la vie de l’Église. Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises, je suis parvenu à la certitude que mes forces, en raison de l’avancement de mon âge, ne sont plus aptes à exercer adéquatement le ministère pétrinien. Je suis bien conscient que ce ministère, de par son essence spirituelle, doit être accompli non seulement par les œuvres et par la parole, mais aussi, et pas moins, par la souffrance et par la prière. Cependant, dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Évangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié. C’est pourquoi, bien conscient de la gravité de cet acte, en pleine liberté, je déclare renoncer au ministère d’Évêque de Rome, Successeur de saint Pierre, qui m’a été confié par les mains des cardinaux le 19 avril 2005, de telle sorte que, à partir du 28 février 2013 à vingt heures, le Siège de Rome, le Siège de saint Pierre, sera vacant et le conclave pour l’élection du nouveau Souverain Pontife devra être convoqué par ceux à qui il appartient de le faire.

Frères très chers, du fond du cœur je vous remercie pour tout l’amour et le travail avec lequel vous avez porté avec moi le poids de mon ministère et je demande pardon pour tous mes défauts. Maintenant, confions la Sainte Église de Dieu au soin de son Souverain Pasteur, Notre Seigneur Jésus-Christ, et implorons sa sainte Mère, Marie, afin qu’elle assiste de sa bonté maternelle les Pères Cardinaux dans l’élection du Souverain Pontife. Quant à moi, puissé-je servir de tout cœur, aussi dans l’avenir, la Sainte Église de Dieu par une vie consacrée à la prière.

BENEDICTUS PP XVI

     
LA RENONCIATION DE BENOÎT XVI,
ENTRE HISTOIRE, DROIT ET CONSCIENCE
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Stefano Violi
Faculté théologique d'Emilie Romagne
Faculté de théologie (Lugano)

3.2 LA FORMULE DE RENONCIATION INNOVANTE INTRODUITE PAR BENOÎT XVI
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Pour en venir à la formule utilisée pour exprimer la renonciation, deux faits émergent de la declaratio: en premier lieu, l'absence de rappel du canon 332 §2; en second lieu le choix d'un lexique qui dffère à la fois de la règle Quoniam alicui de Boniface VIII (1235-1303) qui parle de renonciation à la papauté (renuntiare papatui) et du texte du code, qui règlemente au contraire la renuntiatio muneri.
La declaratio, en effet, affirme la renuntiatio ministerio.
La nouveauté de la formule de Benoît XVI peut être saisie dans toute sa portée en reconstruisant les articulations argumentatives du texte.

Après avoir rappelé la primauté de la conscience, Benoît XVI affirme: « mes forces, en raison de l’avancement de mon âge, ne sont plus aptes à administrer (ndt: la traduction française officielle dit "exercer", ce qui me paraît différer du texte original) adéquatement le ministère pétrinien».
L'appel à la conscience concerne l'inaptitude survenue pour administrer correctement le ministère (munus) pétrinien. A travers cette formulation ( vires meas ingravescente aetate non iam aptas esse ad munus Petrinum aeque administrandum) le ministère (munus) est distingué de son administration. Ses forces lui paraissent inadaptées à l'administration du munus, non au munus lui-même.

Ayant reconnu l'inaptitude à exercer la charge, la renonciation apparaît comme un acte dû.
Ce qui s'oppose à la renonciation ainsi entendue est toutefois l'essence éminemment spirituelle du munus pétrinien.
Lisant la renonciation sous l'optique de l'efficacité moderne, en effet, le ministre sacré est équivalent à l'administrateur délégué (le PDG) de la «Société Eglise» qui, quand il n'est plus en état, remet son mandat aux actionnaires: la renonciation, toujours considérée selon l'optique moderne, ferait sortir le Pape de la sphère du public, pour le faire retourner à sa vie privée. De telles logiques se concilient mal avec l'essence spirituelle du ministère spirituel, témoignée par Jean Paul II jusqu'à la mort. L'exemplum, ou le précédent autorisé du Bienheureux Jean Paul II qui, malgré son incapacité à gouverner, ne renonça pas à l'office, réprésentait précisément l'objection spirituelle la plus profonde à la renonciation.
En réalité, c'est justement la compréhension spirituelle du munus qui consent à Benoît XVI de fonder la légitimité de sa renonciation sans renier la choix de son prédécesseur: «Je suis bien conscient que ce ministère (munus), de par son essence spirituelle, doit être accompli (exequendum) non seulement par les œuvres et par la parole, mais aussi, et pas moins, par la souffrance et par la prière».

Dans le passage cité, Benoît XVI propose deux distinctions fondamentales dans l'ordre du munus pétrinien: en premier lieu, il distingue entre munus et executio muneris, évoquant la distinction gratienne (du Décret de Gratien rédigé entre 1140 et 1150) entre potestas officii et son executio, et reprenant la distinction entre munus et son administration; en second lieu, il fait la distinction, parmi les différentes activités qui composent la executio, entre une executio administrativo-ministérielle (agendo et loquando) et une plus spirituelle (orando et patiendo).

L'executio du munus pétrinien s'acccomplit alors non seulement par l'action et la parole, mais aussi, et à un degré non moindre, par la prière et la souffrance. A l'accomplissement administrativo-ministériel, qui consiste dans l'action et dans l'enseignement, s'ajoute un accomplissement spirituel, qui n'est pas inférieur au premier, consistant dans la souffrance et la prière.

A la lumière de ces considérations, le choix de Jean Paul II d'accomplir le munus à lui confié par la prière et par une maladie le rendant inapte aux fonctions de gouvernement au sens strict, c'est-à-dire au sens administrativo-ministériel, apparaît légitime et méritoire.
Par rapport au temps de Jean Paul II, cependant, les circonstances historiques ont changé: «dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Évangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié».

Le rappel des circonstances présentes (nostri temporis) avec les changements advenus, rend désormais juste, pour Benoît XVI, un choix différent. La vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire pour gouverner et annoncer l'Evangile.
Reconnaissant sa propre incapacité à bien administrer le ministère à lui confié, il déclare renoncer au ministerium. Pas à la papauté, selon l'énoncé de la norme de Boniface VIII. Pas au munus selon l'énoncé du canon 332 §2, mais au ministerium, ou, comme il le spécifiera dans la dernière audience «à l'exercice actif du ministère».

Le jour de son élection au pontificat, il avait voué de manière nouvelle toute sa vie au bien de l'Eglise une fois pour toutes; la décision de renoncer au ministère pétrinien ne révoque pas cela: «Je ne retourne pas à la vie privée, à une vie de voyages, de rencontres, de réceptions, de conférences, etc. Je n’abandonne pas la croix, mais je reste d’une façon nouvelle près du Seigneur crucifié. Je ne porte plus le pouvoir de la charge pour le gouvernement de l’Église, mais dans le service de la prière, je reste, pour ainsi dire, dans l’enceinte de saint Pierre» (audience du 27 février).
Dédier sa vie à la prière et à la méditation ne signifie pas «abandonner l’Eglise, au contraire, si Dieu me demande cela c’est précisément pour que je puisse continuer à la servir avec le même dévouement et le même amour avec lesquels j’ai essayé de le faire jusqu’à présent, mais de manière plus adaptée à mon âge et à mes forces» (angelus du 24 février).
Le service à l'Eglise continue avec le même amour et le même dévouement, même en dehors de l'exercice du pouvoir. L'objet de la renonciation irrévocable est en effet l'executio muneris à travers l'action et la parole (agendo et loquendo), et pas le munus qui lui a été confié une fois pour toutes.

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CONCLUSIONS
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Le 11 février 2013, en pleine harmonie avec la tradition de l'Eglise, Benoît XVI déclarait sa renonciation au ministère pétrinien. Par rapport à l'énoncé du canon, cependant, il déclarait renoncer non pas tant à l'Office, mais à son administration.
La renonciation limitée à l'exercice actif du munus constitue la nouveauté absolue de la renonciation de Benoît XVI. En fondement juridique de son choix, alors, on ne trouve pas le canon 332 §2 qui réglemente un cas d'espèce de renonciation différent de celle prononcée par Benoît XVI. Le fondement théologico-juridique est la plenitudo potestatis sanctionnée par le canon 331(*). Dans le faisceau des pouvoirs inhérents à l'Office est inclus aussi le pouvoir privatif, c'est-à-dire la faculté libre, impartageable, de renoncer à tous les pouvoirs sans renoncer au munus.

Ayant pris conscience que ses forces n'étaient plus adaptées à l'administration du munus confié à lui, en un acte libre, Benoît XVI a exercé la plénitude de l'autorité, se privant de tous les pouvoirs inhérents à son Office, pour le bien de l'Eglise, sans toutefois abandonner le service de l'Eglise; ce service continue à travers l'exercice de la dimension plus éminemment spirituelle inhérente au munus à lui confié, auquel il n'a pas entendu renoncer.

L'acte suprême d'abnégation de soi pour le bien de l'Eglise constitue en réalité, de la part du Pape émérite, l'acte suprême de pouvoir placé en lui, ainsi que l'ultime acte solennel de son magistère.

Le munus spirituel, pour être pleinement accompli, peut comporter la renonciation à son administration: cette dernière ne détermine en aucune manière la renonciation à la mission inhérente à l'Office, mais en constitue l'accomplissement le plus vrai.
Avec le geste de la renonciation, Benoît a même incarné la forme la plus élevée du pouvoir dans l'Eglise, sur l'exemple de Celui qui, ayant tout le pouvoir dans ses mains, dépose ses vêtements, ne se démettant pas, mais portant à son accomplissement son office au service des hommes, c'est-à-dire notre salut.

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(*) Can. 331 - L'Évêque de l'Église de Rome, en qui demeure la charge que le Seigneur a donnée d'une manière singulière à Pierre, premier des Apôtres, et qui doit être transmise à ses successeurs, est le chef du Collège des Évêques, Vicaire du Christ et Pasteur de l'Église tout entière sur cette terre; c'est pourquoi il possède dans l'Église, en vertu de sa charge, le pouvoir ordinaire, suprême, plénier, immédiat et universel qu'il peut toujours exercer librement.

Fin