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La renonciation de Benoît XVI

Ma traduction (enfin!) de la première partie de l'article de Stefano Violi annoncé par Vittorio Messori comme justifiant l'existence de "deux papes" (10/6/2014)

La genèse de cette traduction est détaillée ici: Benoît XVI. Le grain tombé en terre

     
LA RENONCIATION DE BENOÎT XVI,
ENTRE HISTOIRE, DROIT ET CONSCIENCE
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Stefano Violi
Faculté théologique d'Emilie Romagne
Faculté de théologie (Lugano)

«Bien conscient de la gravité de cet acte, en pleine liberté, je déclare renoncer au ministère d’Évêque de Rome, Successeur de saint Pierre».
(http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2013/february/documents/hf_ben-xvi_spe_20130211_declaratio_fr.html)
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Par ces mots qui en quelques secondes ont fait le tour du monde, le Pape Benoît XVI, le 11 février 2013, devant les cardinaux réunis en Consistoire, déclarait en latin sa renonciation.
Le geste, pour inouï qu'il soit, apparaît en réalité en pleine harmonie tent avec l'histoire de l'Eglise et de son ordre juridique, qu'avec l'histoire personnelle de l'Evêque de Rome ou Pape émérite.
Le nom même de Benoît, choisi par Joseph Ratzinger le 19 avril 2005 au moment de son élection au Siège de Pierre, rappelait déjà la renonciation papale effectuée, selon une partie de h'historiographie, par Benoît V (964). Renonça également au Pontificat Benoît IX, au moins selon la tradition admise et proposée par san Piero Damiani dans son "De abdicatione Episcopatus", oeuvre écrite pour légitimer sa propre renonciation à la dignité cardinalice.
Du point de vue canoniste, l'institution trouva sa première formulation normative dans le Liber Sextus promulgué par Boniface VIII, au siècle Benedetto Caietani (1235-1303).
C'est à cette norme que se réfère le canon 332 §2 du CIC (Codex Iuris Canonici) de 1983 ("S'il arrive que le Pontife Romain renonce à sa charge, il est requis pour la validité que la renonciation soit faite librement et qu'elle soit dûment manifestée, mais non pas qu'elle soit acceptée par qui que ce soit"), qui reprend avec de légères modifications le canon 221 du code précédent, promulgué en 1917 par Benoît XV.
La formule par laquelle Benoît XVI a déclaré sa décision, se distanciant du texte du code, introduit pourtant un précédent juridique innovant dans l'histoire de l'Eglise, ultime acte solennel de magistère.
Dans le présent essai, j'entends fonder ces hypothèses de travail à travers des réflexions historico-canonistes sur la declaratio de Benoît XVI

I. PRÉCÉDENTS HISTORIQUES, DÉBATS DOCTRINAUX ET FORMULATIONS NORMATIVES

Je ne traduis pas ces pages, qui dressent un historique succinct des controverses théologiques ayant entouré les renonciations papales, et de l'évolution des régles les régissant. Les premiers cas historiquement "fiables" remonteraient au IIIe siècle, avec les Papes Pontien (231-235), Corneille (251-253) puis au IVe avec le Pape Libère (352-366).

II. CONSCIENTIA MEA ITERUM ATQUE ITERUM CORAM DEO EXPLORATA...

«Frères très chers, Je vous ai convoqués à ce Consistoire non seulement pour les trois canonisations, mais également pour vous communiquer une décision de grande importance pour la vie de l’Église. Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises...» (www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2013/february/documents/hf_ben-xvi_spe_20130211_declaratio_fr)

Sommet d'un chemin juridique bimillénaire, la renonciation de Benoît XVI se pose également comme affirmation sublime du primat incontrôlable de la conscience, trait qui distingue Benoît en tant qu'homme européen accompli.
Dans l'original en latin, en effet, la phrase historique de renonciation s'ouvre par l'appel solennel à la conscientia, sujet ultime et incontrôlable de la grave décision de Benoît: conscientia mea iterum atque iterum coram Deo explorata...
Accomplissement extraordinaire du chemin théologique et existentiel du dernier grand intellectuel théologien du XXe siècle, l'appel à la conscience constitue le fondement ultime de son choix. Une conscientia sculptée dans les années d'étude à traver la fréquentation assidue de Socrate, Thomas More, Newman, «guides pour la conscience» selon une définition donnée par le cardinal Ratzinger dans une conférence fameuse.
Une conscience à entendre comme l'ouverture de l'homme à la voix de la vérité et de ses exigences.
Le commentaire de Ratzinger à l'histoire de Thomas More préannonce déjà des traits de sa future biographie: «pour lui, la conscience ne fut en aucune manière l'expression d'une obstination subjective ou d'un héroïsme têtu. Lui-même se place parmi ces martyrs angoissés qui seulement après des hésitations et beaucoup d'interrogations, se sont contraints à obéir à leur conscience: à obéir à cette vérité qui doit être plus haut que toute instance sociale, toute forme de goût personnel. Sont ainsi mis en évidence deux critères pour discerner la présence d'une authentique voix de la conscience: elle ne coïncide pas avec nos propres désirs et nos propres gûts; elle ne s'identie pas avec ce qui est socialement avantageux, avec le consensus d'un groupe ou avec les exigences du pouvoir politique ou social.» (J. Ratzinger, Conscience et vérité, in "La Chiesa, una communità sempre in cammino", 2008).
C'est précisément la confrontation prolongée avec la conscience ainsi entendue, examinée devant Dieu qui le conduira à la décision très grave de la renonciation.
La réflexion sur un pas aussi grave fut sans aucun doute stimulée par la lmaladie longue et invalidante de Jean Paul II, avec les conséquences connues de tous sur la gestion concrète du gouvernement de l'Eglise. Le 19 avril 2005, de collaborateur de Jean Paul II, il devint son successeur; les conclusions de la réflexion commencée durant la maladie de son prédécesseur, de ce moment, allaient conditionné son propre destin.

III. L'AFFIRMATION DU DROIT-DEVOIR DE SE DÉMETTRE

Benoît XVI avait déjà eu l'occasion de manifester ses convictions en matière de renonciation dans le livre-interviewe avec Peter Seewald «La lumière du monde» (2010).
A la question du journaliste: «Avez-vous pensé à vous tirer?», Benoît XVI répondit:
«Quand le danger est grand, il ne faut pas s'enfuir. Le moment n'est donc sûrement pas venu de se retirer. C'est justement dans ce genre de moments qu'il faut tenir bon, et dominer la situation difficile. C'est ma conception. On peut se retirer dans un moment calme, ou bien tout simplement quand on n'en peut plus. Mais on ne doit pas s'enfuir au milieu du danger et dire: "qu'un autre s'en occupe!" ».
Pressé par le journaliste: «On peut donc imaginer une situation dans laquele vous jugeriez opportun un retrait du Pape», il reprit:
«Oui. Quand un Pape en vient à reconnaître en toute clarté que physiquement, psychiquement et spirituellement, il ne peut plus assumer la charge de son ministère, alors il a le droit, et selon les circonstances, le devoir de se retirer». (page 53)

En cette occasion, Benoît XVI avait clairement parlé non d'une simple faculté pouvant être exercée arbitrairement, mais d'un devoir inéludable de conscience, là où le Pontife serait arrivé à la conscience claire de ne plus être en mesure d'accomplir la charge à lui confiée.
Un tel devoir se fonde sur la nature même de la sacra potestas dans l'Eglise, sur ses finalités et sur les limites de son exercice.
Ecrivant au Pape Eugène III (1145-1153), Saint Bernard de Clairvaux lui rappelait: praesis ut prosis, «Tu présides pour être utile».
La formule était expliquée ainsi:
«Tu présides afin de pourvoir, consulter, subvenir, servir. Tu présides pour être utile; tu présides comme ce serviteur fidèle et sage que le Seigneur constitua pour sa famille. Pourquoi? Pour donner la nourriture en temps opportun (Mat 24,45). Pour cela, pour dispenser, non pour commander».

Dans la pensée des pères de l'Eglise, le trait constitutif du pasteur n'est pas de diriger, mais d'être utile. Le "diriger" devient alors instrumental à l'"être utile": le principe de légitimation du pouvoir dans l'Eglise se fonde par conséquent dans son utilité spirituelle au profit de la communauté.
De la conscience du fondement diacono-ministériel du munus et de la potestas dans l'Eglise, il résulte alors que, là où le pasteur se trouve dans l'impossibilité d"être utile" au peuple, la cause légitimant son "diriger" vient à manquer.
Ainsi, Yves de Chartres, écrivant à Urbain II (1088-1099), affirmait: «Puisque je me vois diriger mais ne pas être utile, souvent je pense à renoncer au soin pastoral...».

C'est dans cette ligne, reprise plus tard par Goddefroy de Fontaine, Pierre d'Auvergne, Egidio Romano et Giovanni Quidort, que se place Benoît XVI:
«Ces derniers mois, j’ai senti que mes forces étaient diminuées, et j’ai demandé à Dieu avec insistance, dans la prière, de m’éclairer de sa lumière pour me faire prendre la décision la plus juste non pour mon bien mais pour le bien de l’Église. J’ai fait ce pas en pleine conscience de sa gravité et aussi de sa nouveauté, mais avec une profonde sérénité d’âme. Aimer l’Église signifie aussi avoir le courage de faire des choix difficiles, douloureux, en ayant toujours à coeur le bien de l’Église et non de moi-même» (audience du 27 février 2013, http://www.vatican.va/).

3.1 «EN RAISON DE L’AVANCEMENT DE MON ÂGE...»
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L'expression ingravescente aetate utilisée par Benoît XVI renvoie expressément au Décret conciliaire Christus Dominus (ndt: décret de Vatican II relatif à la charge pastorale des évêques dans l'Église), qui au §21 invite les évêques à remettre spontanément ou après sollicitation leur démission quand l'âge avancé ou d'autres motifs graves les empêchent de remplir leur devoir. De la même teneur apparaît la prière adressée par les Pères conciliaires aux curés de paroisse, au §31.
Paul VI, rendant exécutifs les voeux des Pères Conciliaires, invitera par le Motu Proprio Ecclesiae Sanctae du 6 août 1966 les évêques et les curés à renoncer au gouvernement de leur diocèse ou de leur paroisse «en n'allant pas au delà de 75 ans». Avec le Motu Proprio Ingravescentem Aetatem du 20 novembre 1970, il appliquera la même règle aux cardinaux, les invitant à renoncer à leur office à 75 ans accomplis, établissant en outre la perte du droit d'élire le Pontife romain et donc d'entrer au Conclave à l'accomplissemnt de leurs 80 ans.
C'est justement le déclin des forces en raison de l'âge avancé qui sera adopté par Benoît XVI comme motif de la renonciation.

3.2 LA FORMULE DE RENONCIATION INNOVANTE INTRODUITE PAR BENOÎT XVI
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Pour en venir à la formule utilisée pour exprimer la renonciation, deux faits émergent de la declaratio: en premier lieu, l'absence de rappel du canon 332 §2 ; en second lieu le choix d'un lexique qui dffère à la fois de la règle Quoniam alicui de Boniface VIII qui parle de renonciation à la papauté (renuntiare papatui) et de l'article du code, qui règlemente au contraire la renuntiatio muneri.

La declaratio, en effet, affirme la renuntiatio ministerio.

La nouveauté de la formule de Benoît XVI peut être saisie dans toute sa portée en reconstruisant les articulations argumentatives du texte

A suivre...