Accueil

L’approche théologique de Benoît XVI

Un intéressant article publié en 2005, d' un théologien américain "progressiste" Joseph A. Komonchak, sur le site Culture et foi (13/6/2014)

     

Monique attire mon attention sur cet article publié sur le site Culture et foi datant de juin 2005, soit les tout débuts du Pontificat de Benoît XVI.

L’auteur, Joseph A. Komonchak, né en 1939 à New York, enseigne les sciences religieuses à la Catholic University of America (Washington, D.C.)
Il a édité la version anglaise de l'Histoire du Concile Vatican II de Giuseppe Alberigo lequel appartient à ce courant théologique progressiste connu en Italie sous le nom d'"école de Bologne".
Ceci pour le situer.

Le Père Komonchak étudie le parcours théologique de Joseph Ratzinger, et commence par souligner qu'il y a une "profonde continuité qui traverse la démarche théologique du nouveau pape" (en tenant compte, naturellement, de la façon dont l'âge et le contexte historique contribuent à modeler une personnalité). Dit autrement, cela n'a pas vraiment de sens d'opposer le "progressiste" théologien teenager expert au Concile, et le "réactionnaire" gardien du dogme du pontificat de Jean Paul II.

A propos de la thèse de Joseph Ratzinger consacrée à Saint Bonaventure (La théologie de l’histoire de saint Bonaventure), il rappelle "le parallèle qu’il a établi entre l’ambiance qui régnait après le concile Vatican II, à la fin des années soixante, et la commotion provoquée, au milieu du treizième siècle, par la traduction des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs arabes, accueillie comme une menace pour la théologie traditionnelle". Une comparaison qui, transposée en 2014, ne laisse pas de doute que l'Eglise surmontera aujourd'hui comme alors cette tempête.

Au moment où l'article est écrit, Benoît XVI n'a eu encore aucun acte de gouvernement significatif. L'auteur se réfère à son passé de préfet de la CDF, lui reprochant (en termes certes mesurés) "les réserves et les refus de Rome à l’égard du pluralisme et de la dissidence théologiques".
Dans sa conclusion, Joseph A. Komonchak appelle de ses voeux "un espace de liberté, pour discuter, mettre les idées nouvelles à l’épreuve, explorer les opinions communes, aplanir des divergences qui pourraient n’être qu’apparentes".
Et il espère "que le pape Benoît XVI, chargé de responsabilités plus lourdes encore, reconnaîtra que la nécessaire proclamation de l’Évangile de Jésus Christ suppose des moments d’écoute, offerts non seulement au monde qu’il souhaite interpeller, mais aussi aux personnes qui, à l’intérieur de l’Église, pensent autrement et empruntent des chemins différents".

Peut-on dire, neuf ans après, que la première année du Pontificat de François doit combler ses voeux?

* * *

[J'ai rajouté des sous-titres. On peut les ignorer].

     
L’Église en crise. L’approche théologique de Benoît XVI
Joseph A. Komonchak

Rares sont les articles consacrés au pape Benoît XVI où l’on ne souligne pas qu’il fut témoin de l’agitation étudiante de 1968, à l’université de Tübingen. Cette expérience est souvent présentée comme la cause d’un revirement qui aurait fait du jeune théologien progressiste de Vatican II un conservateur pur et dur en matière de théologie et pour tout ce qui concerne la gouverne de l’Église. De fait, à l’époque, plus d’un intellectuel européen a été échaudé par les excès du fascisme de gauche (en outre, c’est bien connu, les néo-conservateurs sont souvent des progressistes qui ont été contestés...).

LE JEUNE THÉOLOGIEN
-----
Pour autant, la profonde continuité qui traverse la démarche théologique du nouveau pape ne doit pas nous échapper. Jeune homme, durant ses années de séminaire et d’université, il a baigné dans le renouveau théologique et pastoral qui s’était amorcé avant la Deuxième Guerre mondiale et battait son plein à la fin des années quarante et passé le début des années cinquante. Comme d’autres, il estimait le thomisme incapable d’assurer une place à la foi dans le débat contemporain: il fallait à la théologie un langage différent, une ouverture nouvelle, déborder les encycliques, respirer au grand air. Joseph Ratzinger a confié avoir éprouvé, durant ses études de théologie, le sentiment d’assister à des changements radicaux de tous les côtés : « Il me semblait que la théologie avait le courage de poser de nouvelles questions, que la spiritualité se dépoussiérait et redécouvrait la Joie de la Rédemption. Les dogmes n’apparaissaient plus comme des contraintes, mais comme l’indispensable source vive qui nous conduit à la connaissance de la vérité. L’Église venait à la vie pour nous d’abord et avant tout dans la liturgie et dans l’immense richesse de la tradition théologique ».

Mal à l’aise avec la néo-scolastique (ou néothomisme), Joseph Ratzinger voulait que la pensée de l’Église s’inspire moins exclusivement du thomisme, dont les raisonnements « limpides » lui paraissaient plutôt « circulaires, impersonnels et mécaniques ». Il préférait de loin le personnalisme augustinien, pour sa passion et sa profondeur. Sa recherche doctorale (1953) porta ainsi sur la doctrine de l’Église de saint Augustin, et c’est sans conteste ce dernier qui a laissé sur sa pensée la plus profonde empreinte, en particulier par ses réflexions sur la distinction entre sagesse (sapientia) et connaissance (scientia) et sur la nécessité de l’humilité pour accéder à la vérité. Pour sa seconde thèse (1957), préalable à l’obtention d’une charge d’enseignement universitaire, Joseph Ratzinger se tourna vers le Moyen Âge, mais contourna de nouveau Thomas d’Aquin, en étudiant la notion de révélation chez saint Bonaventure, éminente figure du néo-augustinisme. Un professeur ayant déploré déceler dans son texte une conception de la révélation où s’infiltrait la notion moderniste de subjectivité, il en retira une partie, qu’il publia sous le titre La théologie de l’histoire de saint Bonaventure.

Le dernier chapitre de ce travail permet de comprendre comment Joseph Ratzinger envisage la situation de la foi dans le monde moderne.
On peut aussi se référer au parallèle qu’il a établi entre l’ambiance qui régnait après le concile Vatican II, à la fin des années soixante, et la commotion provoquée, au milieu du treizième siècle, par la traduction des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs arabes, accueillie comme une menace pour la théologie traditionnelle. À l'occasion de cette crise intellectuelle se fit jour, dans la pensée de Thomas d’Aquin, la distinction entre théologie et philosophie — et conjointement les sciences de la nature. Ce qui implique évidemment une certaine autonomie de ces autres disciplines. Bonaventure, rappelle Joseph Ratzinger, combattit cette évolution, affirmant que la sagesse chrétienne est une et que le Christ est le centre de toute connaissance. Seule la foi sépare la lumière de l’obscurité, soutenait le Docteur séraphique, qui en vint à un anti-aristotélisme confinant à l’anti-intellectualisme, et fut de ceux qui pressèrent les autorités ecclésiastiques de censurer les positions thomistes.

Nourri de ces influences, Joseph Ratzinger trouva sa place au sein du large courant de « ressourcement » animé par des théologiens comme Henri de Lubac et Jean Daniélou, et manifesta peu d’intérêt pour la mouvance d’inspiration thomiste (représentée par des penseurs comme Marie-Dominique Chenu, Bernard Lonergan, Karl Rahner et Edward Schillebeeckx), orientée vers un engagement actif dans les mouvements intellectuels et culturels du siècle.

"COUP D'ÉGLISE" À VATICAN II
------
Les deux groupes contribuèrent néanmoins au « coup d’Église » qui lança Vatican II sur une trajectoire bien différente de celle qu’avaient esquissée les documents rédigés par la Curie pour encadrer les délibérations du Concile. À trente-cinq ans, Joseph Ratzinger participait aux travaux auprès du cardinal Joseph Frings, archevêque de Cologne, en qualité d’expert en théologie. Selon lui, les textes préliminaires perpétuaient la « psychose anti-moderniste » qui avait dominé la réponse de l’Église aux défis intellectuels et culturels du vingtième siècle. Il est l’auteur du fameux discours commençant par non placet (« il ne plaît pas ») dans lequel le cardinal Frings opposa une fin de non-recevoir sans équivoque au projet de texte sur la révélation divine. Au cours de séances de travail en compagnie d’évêques allemands et français, Joseph Ratzinger chercha, avec de grands théologiens comme Yves Congar, Jean Daniélou, Henri de Lubac, Karl Rahner et Edward Schillebeeckx, le moyen de faire retirer du programme les documents doctrinaux préparatoires et œuvra, avec Karl Rahner, à la rédaction d’un texte qui, espérait le groupe, pourrait s’y substituer. Il loua avec enthousiasme les décisions prises durant la première session du concile, y voyant un point tournant, la promesse d’un « recommencement ».

Mais de quoi la suite serait-elle faite ? Sous quelle forme le Concile allait-il exprimer la Parole de Dieu pour aujourd’hui ? On trouve la réponse dans les seize constitutions, déclarations et décrets issus de Vatican II. Joseph Ratzinger collabora étroitement aux textes sur l’Église, la Révélation divine, l’activité missionnaire de l’Église et l’Église dans le monde de ce temps, et publia des essais sur ces sujets dans de grandes revues théologiques. Membre du conseil de rédaction de Concilium, il fit aussi paraître un article important sur la collégialité dans le premier volume de la nouvelle revue d’avant-garde.

LES THÉOLOGIENS "PROGRESSISTES" DU CONCILE SE DIVISENT
-----
Au concile, les théologiens progressistes présentèrent un front uni sur les principales questions doctrinales, mais des divergences se firent jour parmi eux au fil des discussions sur la version préliminaire de « l’Église dans le monde de ce temps » (Gaudium et Spes). Largement influencé par le père Marie-Dominique Chenu, le texte proposait une démarche « incarnée » : il fallait rechercher dans les mouvements sociaux et culturels contemporains les signes d’une soif spirituelle à laquelle l’Église répondrait en annonçant le Christ. Le père Chenu parlait à ce propos de « pierres d’attente » prêtes à recevoir d’autres pierres qui viendraient s’y imbriquer. Il voulait que l’Église discerne « les signes des temps » et que sa première réponse soit le dialogue, dans le respect de l’autre. Il s’agissait en somme de transposer, dans l’ordre de la société et de l’histoire, le rapport entre la nature et la grâce tel que le conçoit le thomisme.

À l’instar d’autres théologiens allemands, Joseph Ratzinger trouva que le texte sous-estimait la réalité du péché dans le monde, qu’il confondait nature et surnaturel, et que les notions de « monde » et d’« Église » y étaient floues. La présentation du monde contemporain n’y dépassait guère l’arsenal des clichés sociologiques, et les références au Christ et à son œuvre y avaient l’air de morceaux rapportés, comme si on les avait ajoutées après coup sans trop savoir qu’en faire. Le document, déclara Ratzinger, alimentait « l’illusion qu’il est possible de dresser de l’homme un portrait philosophique rationnel intelligible à tous et propre à rallier tous les gens de bonne volonté, portrait auquel la doctrine chrétienne s’ajouterait à la manière d’une touche finale ». Il aurait préféré que le document parte « du credo chrétien, lequel, justement parce qu’il s’agit d’une profession de foi, peut et doit établir son intelligibilité et sa rationalité propres ». Le dialogue se substituait à la profession de foi. Au plan épistémologique, on serait allé plus loin en exploitant la distinction augustinienne entre science et sagesse qu’en suivant Thomas d’Aquin; pareillement, on aurait évité la coloration semi-pélagienne du texte et des concepts en présentant plus résolument la Croix comme lieu incontournable de contradiction entre l’Église et le monde. Le document fit l’objet de révisions inspirées par les commentaires des Allemands, mais les remarques ultérieures de Joseph Ratzinger sur les premières versions de Gaudium et Spes montrent que ses principales critiques lui semblaient toujours pertinentes.

Sans qu’on l’ait beaucoup remarqué à l’époque, ces échanges révèlent les lieux de divergence entre Joseph Ratzinger et les représentants de la tendance thomiste. (Notons au passage que, tout en partageant de nombreux points de vue, notamment en matière de liturgie et d’exégèse, Karl Rahner et Joseph Ratzinger ne vivaient pas, au dire de ce dernier, sur la même « planète théologique ».) En fait, de son « Introduction au christianisme » (Einführung in das Christentum, 1968) [L'édition françaies porte le titre "La foi chrétienne hier et aujourd'hui"] à l’homélie qu’il a prononcée le jour de son intronisation comme pape, Joseph Ratzinger a montré ses couleurs avec constance.
Je résumerais ainsi sa pensée.

LA CRISE DE L'ÉGLISE SELON JOSEPH RATZINGER
--------
L’Église est aujourd’hui en état de crise intellectuelle et culturelle.
Pour formuler le point de vue chrétien, la théologie pouvait autrefois se référer à l’héritage intellectuel commun de l’humanité. Indissociable de la foi chrétienne, cette tradition philosophique axée sur le réel et la quête de la vérité lui a permis de sonder les profondeurs de la réalité et de reconnaître la vérité des choses en tant qu’issues des mains d’un Créateur plein d’intelligence et d’amour. Aujourd’hui, elle ne peut plus compter sur ce bagage partagé. Au fil de l’histoire, la philosophie a délaissé la posture ontologique et métaphysique qui fut la sienne. Elle s’est passionnée pour les phénomènes et a partagé d’emblée avec les sciences naturelles le goût positiviste des faits tels qu’ils se présentent; elle en est venue à se fonder non sur la réalité des choses, mais sur des réflexions relatives à la conscience humaine. La montée de la conscience historique a fait oublier que la réalité a été créée par Dieu, en la faisant ressortir comme construction humaine. Avec Marx, nous avons appris, non à comprendre le monde tel qu’il a été créé, mais à essayer de le transformer. « Vérité » renvoie maintenant, non à la réalité telle qu’elle est donnée ni à ce qui a été accompli, mais à ce qui reste à faire. À travers tous ces processus, la philosophie s’est dissoute dans la multiplicité des philosophies.

Le malheur a voulu que, libérée des insuffisances de l’approche néo-scolastique, la théologie ne soit pas, après Vatican II, revenue puiser dans la sagesse des Pères de l’Église et des maîtres médiévaux, mais se tourne vers les courants philosophiques contemporains. Elle a ainsi perdu sa distance critique et s’est mise à la remorque de leurs positivismes, notamment en souscrivant à d’autres visions de l’avenir que la sienne, qu’il s’agisse de l’avenir que les penseurs libéraux espèrent de la technologie, ou de celui que le marxisme attend de la révolution politique et économique. Les résultats de ce choix désastreux, nous les avons sous les yeux : rien ne distingue plus l’Église du milieu ambiant, elle a perdu le sens de son identité et de sa mission, et de plus en plus le triomphe du positivisme livre le monde à l’effritement et à l’aliénation.

De l’esclavage où nous plongent nos propres œuvres, seule peut nous sauver la présentation du message chrétien comme l’unique vraie force de libération. Ni la philosophie contemporaine ni les sciences humaines et naturelles ne peuvent venir à l’aide de la théologie. Dans les écrits de Joseph Ratzinger, on ne trouve pas beaucoup de remarques positives sur la pensée élaborée hors de l’Église, qu’il oppose presque toujours à la pensée spécifiquement chrétienne. Pour lui, il n’existe pas de pierres d’attente culturelles ou sociales. Il perçoit au contraire d’innombrables différences et incompatibilités entre le christianisme et la culture occidentale, sur les notions de vérité, de liberté, de nature. Il veut que la foi soit présentée comme une contre-culture, une invitation au non-conformisme. Elle attirera ceux, nombreux, qui ont perdu leurs illusions à l’égard d’une modernité incapable de tenir ses promesses. Elle les attirera si on leur montre la vision chrétienne comme somme et synthèse, proposition de sens globale, en rupture sur presque toute la ligne avec les attitudes, stratégies et habitudes qui constituent les conventions de la culture contemporaine. Le salut viendra de l’Évangile, non de la philosophie ou de la science, fût-elle théologique. Le grand exemple à suivre, dans cette entreprise, est celui de nos prédécesseurs qui ont prêché l’Évangile aux païens dans le monde antique et édifié le modèle de sagesse chrétienne dont le rayonnement a illuminé l’âge de la foi, avant que philosophie, science et technologie se divisent en champs de réflexion et d’action séparés.

DE SAINT BONAVENTURE À LA MESSE D'INAUGURATION DU PONTICAT: UNE PENSÉE COHÉRENTE
-----
Cette conception n’est pas sans rappeler Bonaventure. À l’apogée de son itinéraire intellectuel, l’illustre franciscain affronta le défi culturel de son époque en misant tout sur la sainteté, et fit des débats intellectuels de son temps une lecture eschatologique (et « apocalyptique ») qui le précipita dans un anti-aristotélisme à la fois anti-philosophique et anti-intellectuel, et lui enleva assez de discernement pour qu’il englobe dans ses condamnations la tentative de Thomas d’Aquin pour bâtir une réflexion critique sur Aristote. On est frappé par les parallèles entre les positions ultimes de Bonaventure telles que les présente Joseph Ratzinger, et les réactions du nouveau pape aux grands changements qui ont marqué l’Église après Vatican II.

Il ressort de l’homélie qu’il a prononcée le jour de son intronisation que Benoît XVI n’a pas changé d’idée en montant sur le trône de saint Pierre. Certes, sa présentation du christianisme, belle et positive à maints égards, inspire des espoirs quant à sa prédication et à son enseignement à venir. Néanmoins, à deux reprises il dévoile sa perception du monde auquel le Christ doit être annoncé. D’abord lorsqu’il décrit nos déserts actuels : « Il y a le désert de la pauvreté, le désert de la faim et de la soif; il y a le désert de l’abandon, de la solitude, de l’amour détruit. Il y a le désert de l’obscurité de Dieu, du vide des âmes sans aucune conscience de leur dignité ni du chemin de l’homme. Les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands. C’est pourquoi les trésors de la terre ne sont plus au service de l’édification du jardin de Dieu, dans lequel tous peuvent vivre, mais sont asservis par les puissances de l’exploitation et de la destruction. L’Église dans son ensemble, et les Pasteurs en son sein, doivent, comme le Christ, se mettre en route, pour conduire les hommes hors du désert ». Ensuite lorsqu’il reprend la métaphore du « pêcheur d’hommes », où le fait de capturer le poisson et de le sortir de son milieu naturel apparaît comme une bonne chose. Le pape explique : « Nous, les hommes, nous vivons aliénés, dans les eaux salées de la souffrance et de la mort; dans un océan d’obscurité, sans lumière. Le filet de l’Évangile nous tire hors des eaux de la mort et nous introduit dans la splendeur de la lumière de Dieu, dans la vraie vie ». Si belle que soit la description de ce qu’offre l’Évangile, le monde sans le Christ n’est-il vraiment qu’un désert, un espace rempli des « eaux salées de la souffrance et de la mort », obscur et « sans lumière » ?

UNE ÉGLISE POST-CONCILIAIRE TRÈS DIVISÉE...
-------
Un évêque s’étant plaint de la parution de certains ouvrages après le concile, Paul VI aurait répondu que les bons livres sont la meilleure façon de combattre les mauvais. Devant l’évolution du débat théologique post-conciliaire, Joseph Ratzinger pensait quant à lui que la patience de Paul VI ne donnait rien et, comme au treizième siècle, qu’il incombait aux autorités ecclésiastiques d’intervenir. Ce repli sur l’autorité est lié à la situation de l’Église dans le monde depuis Vatican II. Nos questions sur le rôle de la religion et de la théologie, nous les posons dans une Église qui, après avoir rejeté la modernité en bloc et s’être bâti une société en marge, a voulu, à Vatican II, adopter une posture et des stratégies plus nuancées et plus critiques. Mais le monde avait déjà, depuis longtemps, relégué la religion à la sphère privée et exclu la théologie de toute réflexion intellectuelle sérieuse. Dans ces conditions, quelle Église et quelle théologie pouvions-nous rêver de faire advenir?

La réponse a beaucoup divisé les catholiques depuis le concile, et l’éclatement de la théologie est l’une des expressions de cette division. Le catholicisme s’est fragmenté en multiples sous-cultures, si bien qu’on peut difficilement dire que l’Église répond d’une seule voix aux défis du monde actuel. Presque tout le monde reconnaît que la néo-scolastique préconciliaire ne fournit pas une base théologique appropriée pour réfléchir sur ces problèmes. Quant au reste, les divergences sont nombreuses et profondes; les principales concernent la pensée moderne : jusqu’à quel point est-il possible de l’approprier, dans une démarche raisonnée ?

... ET LES RÉPONSES DU PRÉFET DE LA CDF
-------
De là ont découlé, lorsque Joseph Ratzinger était à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi, les réserves et les refus de Rome à l’égard du pluralisme et de la dissidence théologiques. Le futur pape voulait que l’Église redevienne capable de présenter au monde une solution de rechange véritable, un réseau de sens et un système de valeurs qui, ne se confondant pas avec ceux de la culture contemporaine, soient source de distance critique et de salut. Et comme à ses yeux il importait au plus haut point que cette réponse aux défis actuels soit une réponse d’Église, et non pas simplement une réponse théologique ou intellectuelle, il a accordé énormément de prix à l’unité interne de l’Église, car c’est de l’Église, et non de la théologie, que pouvait provenir une vraie solution de rechange. Dans ce contexte, les théologiens ont souvent été considérés pratiquement (et au plan théorique, lorsqu’ils ont porté leur différend avec Rome sur la place publique) comme un obstacle à l’unité nécessaire à l’accomplissement de la mission de salut de l’Église dans le monde.

FAIRE PLACE AU DÉBAT
-----
Il est évidemment plus facile de tenir ce genre de position si on pense qu’un vrai dialogue avec le monde est impossible, voire que le dialogue n’est pas compatible avec la mission de l’Église, qui est de proclamer l’Évangile dans sa spécificité et d’inviter chacun à prendre une décision de foi. L’un des documents principaux du concile ne présentait pourtant pas le dialogue et la proclamation de l’Évangile comme incompatibles; on peut même dire que le dialogue et le discernement des signes des temps y apparaissaient comme des éléments essentiels de la proclamation de la Parole. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut un espace de liberté, pour discuter, mettre les idées nouvelles à l’épreuve, explorer les opinions communes, aplanir des divergences qui pourraient n’être qu’apparentes. Du temps de Joseph Ratzinger, la Congrégation pour la doctrine de la foi n’a pas fait beaucoup d’efforts dans ce sens, comme l’illustre l’une des dernières décisions de son mandat, soit le congédiement du père Thomas Reese du poste de rédacteur en chef d’America. Espérons que le pape Benoît XVI, chargé de responsabilités plus lourdes encore, reconnaîtra que la nécessaire proclamation de l’Évangile de Jésus Christ suppose des moments d’écoute, offerts non seulement au monde qu’il souhaite interpeller, mais aussi aux personnes qui, à l’intérieur de l’Église, pensent autrement et empruntent des chemins différents.

Commonweal, vol. CXXXII, no 11, 3 juin 2005.
Traduction "Culture et Foi"