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Un fils de la Bavière catholique

Angelo Scola raconte sa première rencontre avec le Professeur Ratzinger. Reprise (1er/7/2014)

Leur première rencontre remonte à 1971. Ce beau texte, écrit en 1997, pour le 70e anniversaire du Cardinal Ratzinger,etait repris sur Il Sussidiario nle 29 juin 2011 (donc pour le soixantième anniversaire de l'ordination sacerdotale de Benoît XVI) alors que lui-même Angelo Scola venait d'être nommé à la tête du diocèse de Milan.

     

ANGELO SCOLA: QUAND J'AI RENCONTRÉ RATZINGER, J'AI COMPRIS SON «SECRET» ...
Il savait goûter le monde, la vie et sa terre, et la faire goûter aux autres. Mais il vivait dans un état d'ascése et d'abnégation quotidienne. C'étaient des moyens pour atteindre sa seule fin. "Le bien-être de l'individu et de la communauté, nous pourrions dire, au sens médiéval, la "convenienza" (le rapport, l'équilibre) entre le "moi" et le "nous".

Il Sussidiario, 29 juin 2011
Ma traduction

C'est la description du cardinal Ratzinger, par le nouvel archevêque de Milan, Mgr Angelo Scola. Nous publions un texte extrait de l'essai "Joseph Ratzinger, 1927-1997" écrit à l'occasion du 70e anniversaire du cardinal allemand.
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La première fois que j'ai rencontré le cardinal Ratzinger, c'était en 1971. C'était le Carême. Le souvenir de cette rencontre s'est enrichi de nuances par le remaniement inévitable de ma mémoire.
Un jeune professeur de droit canon, deux prêtres pas encore trentenaires, des étudiants en théologie et un jeune éditeur étaient à table, invités par le professeur Ratzinger, dans un restaurant typique sur les rives du Danube qui à Ratisbonne, coule ni trop lent ni trop impétueux au point de faire encore penser au Danube bleu. L'invitation avait été procurée par von Balthasar pour discuter de la possibilité d'une édition italienne de ce journal qui deviendrait finalement Communio.
Balthasar connaissait le risque. A la fin de notre conversation, il avait dit: "Joseph Ratzinger, vous devez parler avec Ratzinger. C'est lui, aujourd'hui, l'homme décisif pour la théologie de Communio. Il est le pivot de la rédaction allemande. De Lubac et moi, nous sommes vieux. Allez chez Ratzinger ... S'il est d'accord ...".
Ainsi se répétait pour nous, en l'espace de quelques semaines, une expérience stimulante.
Nous avions osé avec Balthasar, une personnalité célèbre, que nous connaissions auparavant uniquement dans les livres, l'affrontant avec un mélange de crainte et de provocation, nous attendions maintenant un autre théologien, beaucoup plus jeune, mais tout aussi affirmé, qui discutait avec Rahner et Kung et qui évaluait(ndt: divideva. je ne suis pas sûre de la traduction, et je me demande s'il n'y a pas une coquille dans le texte original, je verrais mieux, dans le contexte "diffideva" = se méfiait) - nous en avons parlé tout au long du voyage de Fribourg à Ratisbonne - non pas seulement nos opinion, mais aussi nos âmes. Nous étions deux à deux: deux pour et deux contre.

Avec son trait délicat, ses gestes mesurés, mais les yeux extrêmement mobiles, Ratzinger nous expliquait le menu: une longue succession de succulents plats bavarois ... Il semblait bien les connaître, c'était certainement un habitué du restaurant. Nous, ayant surmonté l'embarras du début, et en bons latins, jeunes, par surcroît, nous nous sommes lancés dans des comparaisons entre les plats lombards et bavarois. Quelqu'un avait passé assez de temps en Allemagne pour disserter sur les types et les marques de bière.
Je me souviens que j'ai demandé à notre hôte ce qu'il nous conseillait: patiemment, il a recommencé à nous décrire chaque plat du menu, nous incitant à en déguster plus d'un pour nous faire une idée de la cuisine bavaroise. A présent, depuis un moment le serveur attendait respectueusement à la table.
Non sans désordre et en haussant progressivement le ton de nos échanges au point de faire se tourner vers nous certains autres convives, nous avons fini, sous le regard bienveillant et le sourire, peut-être un peu impatient de notre hôte, par choisir une grande et exagérée variété de plats . Ratzinger conclut la commande au serveur en disant quelque chose comme "pour moi, comme d'habitude". Le serveur commença par nous servir tous, avec la méticulosité allemande, puis finalement, il apporta au célèbre théologien un toast et une sorte de limonade. Notre surprise frôlait l'embarras. Avec un sourire, cette fois vraiment large et débonnaire, le cardinal (ndt: qui n'était pas encore cardinal alors!) nous libéra en s'exclamant: "Vous êtes en voyage ... Si je mange trop, comment voulez-vous que j'étudie?".

Commentant l'épisode, sur le chemin du retour, mais nous avons remarqué cette réplique "comme d'habitude", du cardinal au serveur.
Ce n'est pas pour ajouter le trait hagiographique de la sobriété à la biographie du cardinal que j'ai insisté sur ce petit souvenir personnel. Je ne l'ai fait que parce que, même après avoir approfondi ma connaissance de lui, je pense que cet épisode dit son style et le style, vous le savez, c'est l'homme. Ratzinger est un vrai catholique bavarois: capable de jouir et faire jouir de la vie (les pages sur la Bavière du livre Ma vie sont par moments de la vraie poésie).
Son secret est qu'il l'affronte comme un devoir. Un amoureux de la personne, en ce qu'il participe à la vie des gens pour lesquels il est naturel de se dépenser totalement, il est capable d'abnégation quotidienne, tenace, jamais voyante. L'ascétisme, l'éthique, et le gouvernement ne sont pas des fins, mais des moyens: la fin est le bien-être de l'individu et de la communauté, nous pourrions dire, au sens médiéval, la «convenienza» entre le "je" et le "nous" dans une vie pleinement réalisée.

Ses intérêts théologiques, comme la vie éternelle (l'eschatologie), la révélation dans l'histoire, le nouveau peuple de Dieu, la liturgie, ne seraient pas convenablement saisis sans comprendre l'orgueil passionné de son appartenance au peuple catholique de Bavière, fait précisément de joyeuse participation à tous les aspects de l'humain et de sens tenace du devoir. Alors, il avait pris soin que nous, ses jeunes hôtes, après avoir admiré la beauté des champs de houblon sur l'autoroute de Munich à Ratisbonne, avoir écouté la valse sur la rive du Danube, puissions aussi profiter des fruits de sa terre dans l'accueillant "Gastatt" avec ses riches pieds de porc, la variété des saucisses et la Fastenbier (la bière brune de Carême).
Dans le même temps, sans condescendance, il voulait maintenir son rythme normal de vie et de travail...
La sensibilité méthodologique, à la fois unitaire et fortement articulée, capable de synthèse mais aussi d'exalter les nuances les plus subtiles d'un phénomène historique ou d'un aspect de la pensée, est commune à toutes les étapes du chemin de Ratzinger. Elle constitue le facteur de continuité de son travail.

Cela exige, en un sens, de dissiper le premier stéréotype construit autour de la pensée de Joseph Ratzinger.

Je me réfère à l'évolution supposée, depuis le "théologien libéral", par étapes successives, jusqu'au "préfet restaurateur". Pour une personne qui possède un principe synthètique vital, dans notre cas une expérience de foi liée à une communauté en chemin, l'évolution de la pensée, sans bien sûr être privée de correction, loin d'être une preuve de discontinuité, en illustre la richesse et la maturité.
L'affirmation d'une rupture supposée dans la pensée de Joseph Ratzinger est à attribuer au préjugé idéologique, désormais trop ancré, y compris parmi les chrétiens, qui applique le modèle conservateur / libéral à l'Eglise dans ses expressions organiques et dans ses hommes. Un autre stéréotype qui tombe facilement, quand on connaît la personne, c'est le "fer préfet", qui suggère avant même une rigidité de pensée, une dureté de caractère.
Il suffit de lui parler pour capturer la délicatesse de son humanité. Ce qui est surprenant, quand a l'occasion de l'écouter et parler avec lui sur diverses questions, c'est qu'il vous communique toujours une nuance de plus, quelque chose de nouveau, il vous ouvre toujours à quelque chose que vous n'aviez pas encore vu.