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Conversations avec Scalfari

Dans une tribune parue le 28 octobre sur La Repubblica, Scalfari évoque ses derniers entretiens avec le Pape, remontant à septembre. Parlant de vérité, "Vérité", relativisme, mission. A mi-chemin entre "café philo" et psychanalyse réciproque (3/11/2014)

     

Scalfari, malgré son grand âge, supposant une retraite bien (?) méritée continue apparemment à écrire régulièrement dans le journal qu'il a fondé... et à s'entretenir avec le Pape François.
Cet article date du 28 octobre dernier, et on est étonné de son très faible écho médiatique (je l'ai trouvé grâce à un simple commentaire à un billet de Raffaella, qui y faisait allusion, sans même le donner en lien). Cela deviendrait-il carrément gênant - pour le Pape, s'entend?

Le «fondateur» comme l'appellent ironiquement les italiens, y répondait à une tribune publiée dans le même journal une semaine auparavant, signée de son contemporain Zygmunt Bauman, «sociologue né en 1925 en Pologne, l'un des principaux représentants de l'École postmoderne» et inventeur du concept de société liquide.
Pour ceux qui veulent approfondir la question, l'article de Bauman est à lire ici.

Des éléments de réponse de Benoît XVI au magistère parallèle de Scalfari sur LA question suprême de la Vérité (*) se trouvent à plein d'endroits dans mon site, et en particulier dans des articles récemment publiés.
En premier lieu, la "lectio" de l'Urbanienne, justement intitulée "Mission dans la vérité" (cf. La première "lectio" publique du Pape émérite ).

Et aussi ces deux articles:
¤ Foi, vérité, tolérance (une interviewe inédite du cardinal Ratzinger par Antonio Socci, à l'occasion de la publication de son livre "Foi, vérité, tolérance")
¤ La Vérité rien que la Vérité… (reprise d'une homélie prononcée en septembre 2007 au sanctuaire de Mariazell)

Anna a eu la gentillesse de traduire la prose scalfarienne; elle me confie qu'en dépit de son grand âge - il a fréquenté l'école italienne au temps où elle n'avait pas encore été démolie - , il écrit aussi mal que ses confrères plus jeunes et sa philosophie est au ras des pâquerettes. Et pourtant tout le journalisme italien l'a copié, depuis trente ans!

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(*) Scalfari, soulignons-le par souci d'honnêteté, fait dire au Pape ce que ce dernier ne dit pas, évitant habilement de répondre directement aux questions posées, et permettant ainsi toutes les interprétations. Ce que le pape jésuite ne peut ignorer.

     

LE VICAIRE DU CHRIST ET LA VERITE RELATIVE QUI CONDUIT A DIEU.
Réponse à Zygmunt Bauman sur le dialogue selon le Pape François.
http://www.repubblica.it
28 octobre 2014
Traduction Anna

(….) Nous avions publié sur Repubblica il y a quelques jours un des articles [de Zygmunt Bauman, sur le Pape François] , avec un titre très significatif. "Quand le Pape aime le vrai dialogue plus que la vérité".
Il est tiré d'un discours prononcé à La Cattolica [l'Université] de Milan et son titre traduit fidèlement l’intention très claire de son auteur: le vrai dialogue a plus de sens que la vérité absolue.
Il est évident que ce thème soulève une quantité de problèmes qui mettent en discussion l'absolu et justement la Vérité qui le représente. Avait-on jamais entendu un pontife, représentant le Vicaire du Christ sur terre, mettre en discussion la Vérité absolue?
Le texte de Bauman décrit avec beaucoup de clarté les questions soulevées par ce qu'a dit le pape François.

Je cite la partie essentielle de ce texte:

« La vérité est une idée agnostique de par son origine et sa nature. C'est en effet un concept qui ne peut émerger que de la rencontre avec son contraire, un antagoniste. La vérité est à son aise dans un lexique monothéiste, en dernière analyse dans un monologue. En effet, utiliser le mot "vérité" au singulier dans un monde polyphonique est comme vouloir applaudir avec une seule main. Avec une seule main on ne peut que donne une claque, ou une caresse, mais pas applaudir. Le Pape François ne prêche pas seulement la nécessité du dialogue, mais la met en pratique: un véritable dialogue entre personnes avec des points de vue explicitement différents et qui communiquent pour se comprendre. C'était une décision très significative de la part de François que de donner la première interview de son pontificat à l'ouvertement anticlérical La Repubblica, qui en Eugenio Scalfari est représenté par un doyen du journalisme ne faisant pas mystère de ne pas être croyant. Pour le futur de l'humanité, dans un monde irréversiblement multiculturel et multicentrique, l'acceptation du dialogue est donc une question de vie ou de mort ».

Je remercie l'ami Bauman d'une citation qui est d'ailleurs en relation avec le thème. Il s'agit en effet d'un thème ou d'un groupe de thèmes qui domine ou devrait dominer le monde entier mais malheureusement ce n'est pas le cas car la plupart des gens, même très cultivés en politique, économie, sciences sociales, médecine... sont indifférents à ces questions.
Indifférents parce que ces thèmes rappellent l'inévitable rendez-vous avec la mort et la mort est à juste titre quelque chose de préoccupant. Certains pensent qu'elle constitue la fin de tout, d'autres espèrent qu'elle soit le début d'une nouvelle vie, bien qu'en des formes bien différentes de la précédente connue. C'est de toute façon une pensée inquiétante, peu importe comme elle est définie, et elle est donc refoulée, cachée en quelque cave intérieure de laquelle elle ne commence à sortir que lorsque l'âge presse et que le rendez-vous approche. On sait qu'elle arrivera, on ne sait ni le quand ni le comment, et le refoulement devient d'un certain point de vue de plus en plus nécessaire et d'un autre de moins en moins possible.

Le pape François est donc, parmi les très nombreux vicaires du Christ qui guident l'Eglise depuis désormais deux mille ans, un des rares, à mon avis même l'unique, qui affronte de cette façon le problème de la Vérité et donc de l'absolu.

Dans une de nos récentes conversations je lui demandai de m'expliquer ce qu'est pour lui l'Eglise missionnaire, dont il parle tout le temps et dont il encourage la croissance.
La réponse fut avant tout une prémisse:

« J'ai religieusement grandi dans la compagnie de Jésus et je suis toujours un jésuite. Vous l'avez récemment écrit, mais nombreux en doutent, ne fût-ce que parce que tout en pouvant choisir comme nom pontifical celui d'Ignace, jamais utilisé jusqu'alors par aucun pontife, j'ai au contraire choisi celui du Saint d'Assise. Celui-là non plus n'avait jamais été choisi auparavant, mais pourquoi un jésuite se sentant tel de la tête aux pieds ne choisit-il pas le nom d'Ignace mais celui de François? »

Je lui dis que je croyais le savoir, c'est-à-dire parce que François était un mystique et lui il aime les mystiques tout en ne l'étant pas du tout.

«C'est vrai, c'est sans doute une des raisons et peut-être la première, mais pas la seule. François aimait une confrérie itinérante de frères qui avaient renoncé à tous les plaisirs de la vie mais pas à la joie, pas à l'allégresse, pas à l'amour. Certains d'entre eux, et lui surtout, étaient profondément mystiques en tout acte, en chaque instant de leur vie, dans le sens qu’ils s’identifiaient avec notre Seigneur, ils oubliaient leur moi. Ils ressentaient l'amour envers lui et les créatures que lui avec le Père avait créées (che lui insieme al Padre aveva creato : erreur dans le texte ou délire scalfarien ?): les étoiles, les couchers de soleil, les fleurs, les animaux, les femmes, les enfants, les vieillards et finalement tout ce qui nous entoure et à qui nous ne pouvons offrir que l'amour en toutes ses manifestations filiales, fraternelles, paternelles. Voilà ce qu'a été le Saint d'Assise. Sa proximité avec Sainte Claire est un des signes les plus significatifs. Mais ce qui l'identifie dans le mysticisme permanent ce sont les stigmates qui à un certain moment apparurent sur lui comme elles étaient apparu sur les mains du Seigneur. Cela ne signifie pas qu'il ne s'occupait pas de questions pratiques, concrètes, politiques je veux dire. Il voulait que sa confrérie ait des règles et plusieurs années s'écoulèrent avant que le pape les lui accordât. Une condition fut toutefois fixée: une partie des frères franciscains devait établir et se loger en des couvents appropriés et seule une autre partie aurait été missionnaire et itinérante. François accepta. Ceux dans les couvents redécouvrirent Saint Benoît, l'étude, le travail, la quête; mais la véritable église franciscaine missionnaire fut l'itinérante ».

- Pourquoi Très Saint Père - lui demandai-je - l'Eglise doit-elle être surtout itinérante et toujours missionnaire?
La réponse de François fut immédiate:

« Nous devons parler les langues de partout dans le monde ce qui ne signifie pas nécessairement les seuls véritables langages. Figurez-vous qu'en Chine il existe au moins cinquante mille différents langages. L'église missionnaire doit surtout comprendre les personnes qu'elle rencontre, leur façon de penser, leur syntonie. Voici une prémisse qui, comme vous le voyez, est franciscaine et jésuitique en même temps car notre Compagnie a toujours fait cela: comprendre les autres, qu'ils soient socialement misérables, culturellement non préparés, ou bien cultivés, notables dans la vie sociale; dans la perspective de cette connaissance des autres, leurs positions politiques sont encore moins significatives, elles sont importantes pour la vie publiques des peuples, mais pas pour la religion. La religion abhorre la langue de bois ("politichese", jargon de la politique), ceci n'est pas et ne doit pas être une chose à nous. Si par politique on entend une vision du bien commun qui à notre avis est celle contenue dans notre religion, alors oui, même la politique devient importante, les institutions deviennent importantes pour le bien de tous, pauvres et riches, cultivés ou ignorants, femmes ou hommes ou enfants ou vieillards. Le peuple doit se dédier (?, sic!) et réaliser ces institutions mais pas au nom d'un dieu. Personne ne doit s'approprier le nom d'un dieu, qui est œcuménique et créateur (!!!)».

- Et l'Eglise missionnaire envers laquelle vous avez une si grande attention, que doit-elle donc faire?

« L'Eglise doit entrer en syntonie avec les personnes qu'elle rencontre, comprendre comment elles pensent, quelles sont les modalités de leurs relations avec les autres et avec eux-mêmes, et après avoir compris cela l'Eglise exhorte les personnes qu'elle a rencontrées à aller vers le bien, sous réserve du libre arbitre que le Créateur a accordé aux êtres humains ».

Je me souviens de ces conversations avec Sa Sainteté, commencées il y a quelque huit mois et qui se sont plusieurs fois reproduites, dont la dernière en septembre dernier. Les réflexions de l'ami Zygmunt Bauman m'ont amené à reprendre ces concepts que lui aussi (d'après ce que je lis dans ses interventions et surtout dans la dernière sur Repubblica), suit avec intérêt et, je crois, partage en grande partie.

Il sera certainement d'accord avec moi sur un autre aspect essentiel d'ailleurs: les papes ont toujours réformé église, à l'intérieur et aussi à l'extérieur. Mais surtout à l'intérieur, dans les règles que les différents ordres se donnent, dans les façons de leurs membres de vivre ensemble et des pouvoirs qu'ils ont à l'égard de l'Eglise-institution. A l'extérieur, ces mises à jour ont été bien plus rares. Le cardinal Walter Kasper a comparé l'Eglise à un château avec un pont-levis presque toujours levé. Le Pape François a repris cette phrase et l'a commentée en disant que si le pont-levis n'est pas baissé et on ne laisse pas entrer et sortir, alors l'Eglise risque de mourir.
Le Concile Vatican II qui se tint il y a plus d'un demi-siècle, s'est conclu, en totale dissension avec le Vatican I (???), en exhortant l'Eglise à prendre contact avec le monde moderne. Si je comprends bien, prendre contact signifie le comprendre, entrer en syntonie avec lui, comme dit le Pape.

Et la vérité?
Le Pape refuse le mot relativisme, c'est à dire un véritable mouvement avec les caractéristiques d'un mouvement religieux; mais il ne refuse pas le mot « relatif ». Non au relativisme, mais que la vérité soit relative est une réalité que le Pape reconnaît et le titre et l'intervention de Bauman en font pleine foi.
Il y a naturellement la doctrine élaborée par les penseurs religieux de la patristique et de ceux qui se succédèrent dans les siècles jusqu'à Dominique et Thomas et même à Charles Borromée. Ils élaborèrent, chacun selon son temps et à sa façon, la doctrine dont la source principale est toutefois Paul,
apôtre auto-proclamé. La doctrine fut élaborée principalement par lui et en partie par la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem dirigée à l'époque par Pierre et Jacques.

La doctrine que nous lisons, chrétiens et non chrétiens, est le récit par les évangélistes de la vie et de la prédication, plus de la prédication que de la vie, dont les moments culminants furent le discours de la montagne, la dernière cène, la méditation solitaire du Gethsémani et enfin et surtout la crucifixion.
Ces récits - je l'ai rappelé plusieurs fois mais je crois qu'il est utile de le répéter - furent écrits par des gens qui jamais ne connurent ni virent Jésus de Nazareth; des récits de seconde main, même de troisième, qui ont fourni dans les siècles - bien qu'avec de remaniements continus - la structure doctrinaire donnant son soutien à la religion.
De la même manière d'autres religions monothéistes sont nées sur la base de récits car Dieu ne parle pas de sa propre voix. Dieu n'a pas de voix, comme il n'a pas de nom ou figure imaginable. Le Fils, lui, il en a, et c’est peut-être à cause de cela que les chrétiens l'inventèrent, de la même manière que les autre religions monothéistes inventèrent leurs figures représentables et imaginables, en commençant par celle de Moïse et en terminant avec celle de Mahomet et de ses successeurs. (ndr: Scalfari, auto-proclamé docteur en théologie... à l'usage des nuls!)

J'aimerais beaucoup que l'ami Zygmunt Bauman, s'il en a le temps et l'envie, exprime son avis sur ce problèmes, et d'autres, pertinents.

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