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La papauté en CDD ?

Les propos du pape François répondant aux questions des journalistes dans l'avion de retour de Corée ramènent au premier plan de l'actualité la question de la papauté à durée limitée, et les médias ne s'y sont pas trompés (19/8/2014).

Peut-être que mon idée ne plaît pas à quelque théologien, je ne suis pas un théologien, mais je pense que le pape émérite n'est pas une exception. Il a dit, j'ai vieilli, je n'ai plus la force, et le sien a été tout simplement un beau geste, de noblesse, d'humilité et de courage. Il y a 70 ans, les évêques émérites aussi étaient une exception, ils n'existaient pas, aujourd'hui, ils sont une institution. Je pense que Pape émérite est déjà une institution, parce que notre vie s'allonge et à un certain âge, il n'y a pas la capacité à bien gouverner, parce que le corps se fatigue ... la santé est peut-être bonne, mais il n'y a pas la capacité de porter tous les problèmes pour le gouvernement de l'Eglise. Le Pape Benoît XVI a fait ce choix. Il se peut que certains théologiens me disent que c'est pas bien, mais moi, je pense comme cela. Les siècles diront si c'est le cas. Et si je sentais que je ne pouvais pas continuer? Je ferais la même chose que Benoît. Je prierais, mais je ferais la même chose: il a ouvert une porte qui est institutionnelle, pas exceptionnelle.

(Pape François, conférence de presse dans l'avion, 18 août)

     

Pour alimenter la réflexion, je repropose trois textes sur ce sujet publiés sur mon site, auxquels s'ajoute l'article de Stefano Violi dans la Revue théologique de Lugano de juin 2013, "La renonciation de Benoît XVI" traduit en deux parties.

La réduction moderniste
Stefano Fontana
14/2/2013

Stefano Fontana avait tout de suite compris le danger, dans un éditorial de La Bussola (que j'évoquais ici: Le Pape dans l'avion de retour de Corée), écrit trois jours après la démission:

benoit-et-moi.fr/2013-I/articles/demission--la-reduction-moderniste
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Dans le vacarme de ces heures, après que le système de communication mondial se soit mis à centrifuger la nouvelle de la «démission» de Benoît XVI, je pense qu'il y a la nécessité de contrer tout de suite - mais je pense que la lutte va durer longtemps - l'interprétation moderniste de cet acte.
Nous en avons eu d'insignes exemples dès les premières minutes et il suffit de lire les journaux du mardi 12 Février, c'est-à-dire ceux de la première heure, pour se rendre compte des énergies et des forces que cette interprétation moderniste a l'intention de mettre sur le terrain.

Naturellement, cette fois encore, l'interprétation moderniste la plus dangereuse est celle qui naît au sein de l'Eglise, plutôt que celle provenant du monde laïc.

L'idée moderniste est que, avec cet acte, quelque chose a changé dans la nature de l'Eglise et dans la nature de la papauté. Si la papauté devient une «charge à durée limitée» si les forces physiques et humaines sont un critère pour mesurer un Pape, si le Pontife agit comme une personne «normale», il est évident, affirme l'interprétation moderniste que «le statut du pontificat romain change radicalement » Ratzinger aurait donc «désacralisé» et «laïcisée» la fonction pontificale.

La modernité a fait de la «faiblesse» sa propre caractéristique et chez le Pape qui considère toute sa propre faiblesse, l'homme a prévalu sur le Pontife. C'est ainsi que l'interprétation moderniste lit les références à l'«humanité» du geste de Benoît XVI. Combien de fois avons-nous lu et entendu durant ces heures dans des interviews télévisées faites à l'homme de la rue une complaisance diffuse parce que le Pape a reconnu être un homme comme nous tous. Revient le thème majeur de l'Église qui se fait monde, de la religion qui se fait humanisme: l'une des vulgates les plus classique de l'interprétation conciliariste de Vatican II.
(...)
L'interprétation moderniste qui sévit en ce moment est erronée.
Elle est erronée de deux manières: tout d'abord parce qu'elle contredit totalement Ratzinger, sa pensée en tant que théologien et son enseignement en tant que Pape; et d'autre part parce qu'elle est incompatible avec la doctrine de l'Eglise. La nature de l'Église et de la papauté n'ont pas changé, et aucune thèse ne peut porter atteinte à la primauté de Pierre tant que Pierre est Pierre, même si celui-ci décide en conscience et devant Dieu, tel que prévu par le Code de Droit canonique, de renoncer à son pouvoir de juridiction.
La «désacralisation» de la papauté peut être le résultat d'une interprétation moderniste du choix de Benoît XVI, mais pas de ce choix. Il n'est pas vrai que la modernité a choisi la faiblesse et l'humilité, comme le fait le Pape à ce stade. La modernité a choisi la toute-puissance et la liberté absolue, choses très différentes de la primauté de Dieu rappelé par le Pape Benoît XVI.
(...)
La nouveauté de la démission est sans aucun doute une nouveauté, car elle n'était presque jamais arrivée auparavant.
Mais il faut se demander si ce changement affecte la Tradition de l'Eglise. La réponse est non. La démission ne peut pas effacer huit années de pontificat, en continuité avec les pontificats précédents, dont les enseignements et les indications constituent la base pour le nouveau Pape sur le point d'arriver. Le danger que Benoît XVI soit considéré seulement comme le «Pape de la démission» est là, et le modernisme s'y emploiera.

Mais ses enseignements resteront comme une étoile dans le firmament, comme l'a dit le cardinal Sodano. Je crois que très bientôt, va se déchaîner une lutte puissante entre cette thèse moderniste de la démission de Benoît XVI et l'interprétation faite à la lumière de la doctrine et de la Tradition de l'Eglise.
Je suis convaincu qu'il l'a prévu et que, dans son cœur de Pontife en a évalué le poids. Devant sa décision, je m'incline.
Dans le même temps, je pense qu'il est important de ne pas être submergé par la rhétorique du «geste courageux» et de nous employer à défendre, autant que nous le pouvons, Benoît XVI et ses enseignements de l'interprétation moderniste.

Un pari surnaturel
Pr Pietro De Marco
3/10/2013

Un pari surnaturel. C'est ainsi que le Pr Pietro De Marco, un universitaire italien, qualifiait l'acte de renonciation de Benoît XVI.

benoit-et-moi.fr/2013-III/benoit/un-pari-surnaturel
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(...) Certes, le «bien de l'Eglise» n'est pas facile à définir; il est nécessaire de comprendre ce que deviennent institution et gouvernement quand ils opèrent sur la crête du naturel et du surnaturel, pour les fins ultimes, le salut des âmes, comme le rappelle encore, dans sa capacité de dire l'essentiel, le droit canon.

Aujourd'hui, la décision impressionante de Benoît XVI doit être comprise, à mon avis, sur cette crête. D'un côté, la mémoire récente d'un corps charismatique, celui de Karol Wojtyla, porteur jusqu'au dernier moment (et au-delà, jusqu'aux obsèques), d'une autorité et d'une grâce qui surpassent en gain surnaturel tout critère d'efficacité de gouvernement. De l'autre, la prévision rationnelle - comme est intimement rationnelle l'Église catholique - de crise au sein du gouvernement, au nom et à la place du pape malade.
Wojtyla a opté, en cohérence avec sa géniale action publique, pour la force évangélisatrice du «corps du pape».

Joseph Ratzinger opte, en cohérence avec sa confiance dans l'action discrète et réfléchie, pour l'exigence d'une intégrité, «naturelle», pour l'intégrité du pape, donc, pour un successeur. Le risque de faire manquer à l'Église les dons de grâce d'un gouvernement mené sous le signe de l'extinction de «la vigueur, tant du corps que de l'âme», ne lui semble pas supérieur à celui, raisonnablement probable, de mettre en danger la barque de Pierre .
Ainsi, par rapport à Wojtyla, Ratzinger prend un chemin différent dans la «complexio» catholique, un jugement opposé sur ce que le moment mondial et ecclésial requiert.

L'interprétation «moderne» de cet acte, certes médité et préparé, est légitime, mais ne prend pas en compte depuis combien de siècles le droit de l'Eglise a réfléchi sur la figure du pape. Ici apparaît ce que la modernité occidentale doit à l'Eglise catholique, et pas l'inverse.

Mais l'interprétation «moderne» contient aussi un danger, plus interne à l'Eglise qu'externe: concevoir désormais la renonciation à l'Office comme une nouvelle pratique qui impose de facto la démission au pape malade ou de «provecta Aetas», d'âge trop avancé.
A la libre décision, la seule pouvant valider l'acte, et qui exclut la correction, une telle pratique sustituerait un lien, brisant la vérité catholique du double chemin opposé, le charismatique et le «rationnel» et favorisant une conception moderne du pape dans le pire sens car subordonné au canon d'une simple efficacité administrative.
Cela, qu'on y prenne garde, est fait pour plaire à ceux qui désirent, au sein et hors de l'Eglise, dégrader le primat charismatique de l'évêque de Rome à une fonction limitée, et le placer sous le jugement de tiers, des médecins aux membres de la Curie et aux évêques. En soi, au contraire, c'est-à-dire dans les termes contraignants de la loi divine, le jugement de l'idoinité de son vicaire revient seulement au Christ.

Benoît XVI a voulu pourvoir à l'efficacité du plein exercice de la primauté, et non à son affaiblissement. Et il a confié à une protection supérieure le bien de l'Église, avec un risque symétrique à celui que Wojtyla voulut courir.
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Que va-t-il se passer avec les papes émérites?
Thomas Scandroglio
5/6/2014

Dans l'avion de retour de Terre Sainte, François avait déjà tenu des propos analogues à ceux prononcés hier, suscitant la réaction de Tommaso Scandroglio, un juriste italien catholique, spécialiste en droit canon.

benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/que-va-t-il-se-passer-avec-les-papes-emerites
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L'altitude délie la langue au pape François qui déjà de lui-même n'est généralement pas enclin à la réserve. De retour de Terre Sainte, il parle avec des journalistes dans l'avion et cette fois, entre autres sujets, le bavardage - qui a duré environ quarante minutes - aborde le thème du «pape émérite»

Un journaliste lui demande si pour lui auusi il pourrait y avoir une renonciation à la papauté et le Saint-Père répond ainsi:

«Je ferai ce que le Seigneur me dira de faire. Prier, essayer de faire la volonté de Dieu. Benoît XVI n'avait plus les forces, et honnêtement, en homme de foi, humble comme il est, il a pris cette décision. Il y a soixante-dix ans, les évêques émérites n'existaient pas. Qu'est-ce qui va se passer avec les papes émérites? Nous devons regarder à Benoît XVI comme à une institution, il a ouvert une porte, celle des Papes émérites. La porte est ouverte, il y aura d'autres ou pas, Dieu seul le sait. Je crois qu'un évêque de Rome, s'il estime que ses forces diminuent, doit se poser les mêmes questions que le pape Benoît».

Présentée ainsi, la question ne semble qu'une affaire de pratique bureaucratique: autrefois, on faisait d'une manière, et demain rien n'interdit de changer les choses.

Au contraire, la quaestio a une toute autre profondeur.
Le Pontife doit-il rester en charge toute sa vie?
Si nous lisons le Code de Droit Canon, nous pouvons en déduire que l'objectif de l'Église est que chaque Pape ferme les yeux en tant que Pontife régnant et non pas Pontife émérite. En effet, il n'existe dans le code aucune disposition qui résonne plus ou moins ainsi: «Le Pontife romain demeure en fonction jusqu'à une décision contraire de sa part».

Les canons 322 §2 et 44 §2 consacrés à la renonciation à l'office pétrinien n'établissent pas une règle, mais une exception. En somme, le droit de l'Eglise est orienté de telle sorte que non seulement le munus du Successeur de Pierre soit à vie, mais aussi son exercice. Ceci est également confirmé par un titre, et même dans LE titre qui qualifie le pape: Vicaire du Christ. Et nous savons que le Christ a assumé la tâche qui lui a été confié par le Père jusqu'à la croix. Seulement alors, il put dire: « Tout est accompli».

Donc, la question n'est pas seulement ecclésiale, mais elle implique également des assertions de nature théologique.
Cela n'enlève toutefois rien au fait - comme en témoigne la décision de Benoît XVI - que si en conscience un pape comprend que Dieu lui dit de se se mettre en retrait, ce choix est légitime. Mais c'est précisément une exception, pour des raisons extraordinaires, et cela ne peut pas devenir la règle. Certains objecteront: la discipline sur le renoncement ou non du Pape n'est pas un dogme.

Cela ne signifie cependant pas que tout ce qui n'est pas un dogme soit légitime. Ce n'est pas non plus un dogme que l'on doive vivre jusqu'à 100 ans, mais alors pourquoi tout le monde se démène-t-il pour arriver à ce but? C'est le bien, physique ou moral, qui fait office de critère d'orientation. En d'autres termes: que la durée de la fonction pétrinienne tende à être pour la vie ne descend pas d'une règle de droit divin positif, mais elle inhérente à la fonction du Pontife lui-même. Un objectif vers lequel s'orienter parce que dans cet aspect aussi est contenu le vrai bien de l'Eglise, objectif auquel on peut bien sûr déroger toujours pour le même motif, c'et-à-dire pour le bien de l'Église.

Le Pape François semble au contraire renverser la perspective.
La durée à vie devient l'exception et la renonciation se trouve élevée à une catégorie juridique propre du droit ecclésiastique.
En effet, le Pape parle d'«institution» du pape émérite. Et l'institution est un ensemble de règles visant à mettre en place une véritable réalité juridique.
Pourquoi le Pape François propose-t-il cette solution? Peut-être pour deux motifs.

En premier lieu, il semble qu'il entende son munus comme une charge de caractère purement administratif, comme s'il s'agissait d'un emploi parmi tant d'autres, une fonction appauvrie du souffle transcendant qui la caractérise, presque désacralisée. Et comme toute énergie humaine, ceci peut cesser. Tout le monde tôt ou tard va à la retraite.

En second lieu, parce que, selon une certaine perspective immanentiste, c'est la pratique qui génère la règle / les institutions, et non l'inverse. Un processus qui privilégie le devenir par rapport à la norme, qui plie cette dernière laux faits. Dans ce cas également, il suffit non pas d'une coutume répandue pour légitimer le nouveau cours, mais d'une seule exception - la démission d'un pape - et voilà l'exception qui devient la règle.

Le pape mentionne que «il y a soixante-dix ans, les papes émérites n'existaient pas», mais qu'ensuite, l'histoire de l'Eglise a pris des chemins différents.
Bien sûr, l'histoire a offert de nombreuses modalités à travers lesquelles la papauté s'est exprimée, mais la renonciation à l'exercice du ministère pétrinien va-elle dans la direction de l'économie du salut ou, bien, tout en n'étant pas en contradiction avec elle, marque-t-elle un coup d'arrêt?

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