Accueil

Le Pape et le précipice

ou le "chaos" du Synode, vu par un influent éditorialiste du NYT, Ross Douthat (28/10/2014)

>>> Du même auteur sur mon site: benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/le-coup-de-fil-du-pape

Voici un article de Ross Douthat, jeune journaliste américain conservateur (né en 1979), paru le 25 octobre sur la page "Opinions" du NYT. Je l'ai trouvé grâce à Teresa, qui le jugeait, à une ou deux nuances près, un texte remarquablenemt objectif.
Father Z, sur son célèbre blog wdtprs.com , formulait un jugement analogue.
Et je vois à l'instant que Rorate Ceali titre à son sujet "Un éditorialiste du NYT exhorte les catholiques conservateurs à préserver le Pape de l'erreur".
<Rorate Caeli> cite seulement la conclusion de l'article, mais j'ai traduit le tout qui, on le verra, contient bien d'autres choses intéressantes, et notamment redonne aux vives tensions (par litote!) apparues lors du Synode leur véritable dimension de fronde contre le pape. Le titre dramatique choisi ne doit rien au hasard.

     

LE PAPE ET LE PRÉCIPICE
25 Octobre 2014
Ross Douthat
http://www.nytimes.com
-------

Le synode de ce mois-ci a déclenché un débat sur le thème: jusqu'où le Pape François poussera-t-il l'enseignements de l'Église.

Pour saisir pourquoi les événements de ce mois-ci à Rome - cardinaux se querellant publiquement, documents diffusés puis désavoués - ont été si remarquables dans le contexte de l'histoire catholique moderne, il est utile de comprendre certains aspects pratiques de la doctrine de l'infaillibilité pontificale.

Sur le papier, cette doctrine semble accorder un pouvoir extraordinaire au pape - car il ne peut pas se tromper, a établi en 1870 le premier Concile du Vatican, quand il «définit une doctrine concernant la foi ou la morale, qui sera valable dans toute l'Église».

Dans la pratique, cependant, elle impose des limites efficaces profonds à son pouvoir.

Ces limites sont fixées, en partie, par la modestie humaine normale: «Je ne suis infaillible que si je parle infailliblement, mais je ne ferai jamais» aurait dit Jean XXIII. Mais elles sont également fixées par le pouvoir contraignant de l'enseignement existant, qu'un pape ne peut pas renverser ou contredire sans prouver que son propre office, eh bien, est faillible - dynamitant de fait la revendication même d'autorité sur laquelle ses décisions reposent.

Il n'est pas surprenant, alors, que les papes en usent habituellement de façon très prudente.
Dans les deux circonstances de l'époque moderne où un pontife a défini une doctrine de la foi, c'était sur un sujet - la sainteté de la Vierge Marie - que peu de fervents catholiques considèrent comme controversé.
Dans la dernière période de réforme majeure de l'Église, le Concile Vatican II, les papes n'étaient pas les protagonistes intellectuels, et les débats du Concile - tout en étant vigoureux - étaient dirigés vers un consensus (approuvé par le Pape): les documents qui ressemblaient le plus à une évolution de la doctrine, sur la liberté religieuse et le judaïsme, furent adoptés avec moins d'une centaine de voix dissidentes sur plus de 2300 votants.

Mais quelque chose de très différent se passe sous François. Dans ses paroles et ses gestes publiques, à travers les hommes qu'il a promus et les débats qu'il a encouragés, ce pape a maintes fois signalé une volonté de repenser les questions où l'enseignement catholique est en nette tension avec la vie sociale occidentale - le sexe et le mariage, le divorce et l'homosexualité.

Et dans le synode sur la famille, qui s'est conclu il y a une semaine à Rome, les prélats en charge de la procédure - hommes triés sur le volet par le pontife - ont officiellement proposé une telle remise en question, par la publication d'un document qui suggère à la fois un changement général dans l'attitude de l'Eglise envers les relations hors mariage et un changement spécifique, admettant les divorcés-remariés à la communion, chose qui entre fortement en conflit avec l'enseignement historique de l'Église sur l'indissolubilité du mariage.

Au point qu'il a régné une sorte de chaos. Des récits qui ont filtré de l'intérieur du synode, il émerge une impression "médiévale" - ecclésiastiques s'invectivant l'un l'autre, accusations de manipulation, rébellions bouillonnantes. A l'extérieur des portes du catholicisme, les lignes de fracture ont été mises à nu: géographiques (Allemands contre Africains, Polonais contre Italiens ), générationnelles (une génération des années 1970 qui cherche des accomodements culturels et une plus jeune, de l'époque de Jean-Paul II qui cherche à être contre-culture) et surtout théologiques.

Finalement, les passages controversés du document ont été considérablement revus. Mais même alors, au lieu d'un consensus de style Vatican II, le synode s'est divisé, avec un grand nombre qui ont voté contre le langage, même édulcoré, autour du divorce et de l'homosexualité. Certains de ces votes ont peut-être été le fait de progressistes déçus. Mais beaucoup d'autres votes ont été en fait exprimés contre le pape.

Dans la semaine qui a suivi, de nombreux catholiques ont relativisé la dureté de ce qui est arrivé, ou minimisé le rôle du pape.
Les conservateurs ont laissé entendre que les organisateurs du synode étaient en quelque sorte des filous, que les propres opinions de François n'étaient pas vraiment sur la table, que les croyants orthodoxes ne doivent pas être inquiets. Les catholiques plus libéraux ont fait valoir qu'il n'y avait pas eu de véritable chaos - c'était juste le genre de débat en roue libre, dans le style jésuite, que François espérait - et que le Pape n'a certainement subi aucune défaite significative.

Aucun de ces arguments n'est convaincant. C'est vrai, François n'a pris aucune position officielle sur les questions à ce moment en jeu. Mais tous ses mouvements pointent dans une direction pro-changement - et cela défie tout simplement l'entendement que les hommes nommés par le pape aient mis sur le tapis des questions controversées sans le sentiment que François les approuverait.

Si tel est le cas, le synode doit être interprété comme un reproche à la position implicite du pape. Le pape souhaite prendre ces mesures, ont suggéré les managers du synode. Compte tenu de ce que l'Eglise a toujours enseigné, beaucoup de participants du synode ont répondu, "lui et nous, nous ne pouvons pas" .

Cette réponse conservatrice a le dessus dans le débat. Pas nécessairement sur toutes les questions: l'attitude de l'Eglise envers les catholiques gays, par exemple, a souvent été beaucoup plus punitive et hostile (??) que l'approche pastorale envers les hétérosexuels vivant dans ce que l'Eglise considère comme des situations de péché, et il y a clairement des chemins pour que l'Église soit plus compréhensive envers la croix portée par les chrétiens homosexuels.

Mais en allant plus loin, cet accueil à une sorte de célébration des vertus des relations hors mariage en général, comme le document du synode semblait le suggérer, pourrait ouvrir entre l'enseignement formel et la pratique du monde réel, un fossé qui serait trop large pour être soutenu. Et sur la communion aux remariés, les enjeux ne sont pas discutables du tout. L'Eglise catholique était disposée à perdre le royaume d'Angleterre, et par extension l'ensemble du monde anglophone, sur le principe que quand un premier mariage est valide un second est adultère, une position ancrée dans les paroles spécifiques de Jésus de Nazareth. Un changement sur cette question, peu importe la façon dont il est formulé, ne serait pas un développement; ce serait une contradiction et un revirement .

Ce revirement pourrait mettre l'Église au bord d'un précipice. Bien sûr, il serait bien accueilli par quelques catholiques progressistes et salué par la presse laïque. Mais il laisserait beaucoup d'évêques et théologiens de l'Eglise dans une position intenable, et sèmerait la confusion parmi les fidèles orthodoxes de l'Église - encourageant doute et défections, apocalypticisme et paranoïa
(souvenez-vous, il y a un autre pape encore en vie!). Et finalement même un vrai schisme.

Ceux qui adhérent à ce courant [orthodoxe] sont certes une minorité - parfois une petite minorité - parmi ceux qui se déclarent catholiques en Occident. Mais ce sont les gens qui ont fait le plus pour garder l'Église vivace à une époque de déclin institutionnel: qui ont donné leur temps, leur énergie et leur argent à une époque où l'Église est souillée par le scandale, qui ont lutté pour élever leur famille et vivre des enseignements exigeants, qui ont rejoint le sacerdoce et la vie religieuse à une époque où les vocations ne sont pas honorées comme elles l'étaient autrefois. Ils ont gardé la foi au milieu des trahisons morales de leurs dirigeants; ils ne méritent pas une trahison théologique.

Ce qui explique pourquoi ce pape a des raisons de reculer du bord du gouffre - ce à quoi son discours de clôture du synode, visant une voie médiane entre les factions de l'Église visait peut-être.

François est charismatique, populaire, largement aimé. Il n'a, jusqu'à présent, fait face à de vives critiques que de la part de la frange traditionaliste de l'Église, et il est parvenu à rassembler la plupart des catholiques dans l'admiration pour son ministère. Il existe des chemins qui lui permettent de façonner l'Église sans remettre en question la doctrine, et il peut explorer des avenues (réforme de l'annulation, en particulier) qui ramèneraient plus de gens vers les sacrements sans provoquer une crise. Il peut être, comme il le souhaite clairement, un pape progressiste, un pape de justice sociale - et il n'a pas besoin de briser l'Église pour le faire.

Mais s'il semble choisir la voie la plus dangereuse - s'il suscite à nouveau des critiques potentielles parmi la hiérarchie, s'il semble remplir les rangs du prochain synode avec les partisans d'un changement radical - alors les catholiques conservateurs devront avoir une compréhension clairvoyante de la situation.

Ils peuvent certainement persister dans la croyance que Dieu protège l'Église de l'auto-contradiction. Mais ils pourraient vouloir envisager la possibilité qu'ils ont un rôle à jouer, et que ce pape ne peut être préservé de l'erreur que si l'Église elle-même lui résiste.

  © benoit-et-moi, tous droits réservés