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L'énigme des deux papes...

A propos d'un billet de Sandro Magister. Et un rappel d'un billet du Père Scalese datant du 10 mars 2013, qui explique les choses très clairement (15/9/2014, mise à jour le 16)

Sandro Magister vient de publier sur son site un article qui rebondit dans la cathosphère.

RÉGNANT ET "ÉMÉRITE". L'ÉNIGME DES DEUX PAPES
C’est une nouveauté sans précédent dans l’histoire de l’Église. Elle comporte de nombreuses interrogations qui sont encore sans réponses et des risques sérieux qui se manifestent déjà. Une analyse de Roberto de Mattei.
(chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350868?fr=y)

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En réalité, la bombe avait déjà explosé dès le lendemain de l'élection de François, et les critiques se sont durcies après la publication de la première photo des deux hommes en blanc agenouillés côte à côte en prières dans la chapelle de Castelgandolfo, le 27 mars 2013.
Elles se sont poursuivies après la polémique née avec les doutes émis par Antonio Socci sur la validité de la renonciation de Benoît XVI (benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/laffaire-antonio-socci).

L'analyse du Professeur De Mattei, que publie aujourd'hui Sandro Magister, m'a mise très mal à l'aise: j'y ai vu - j'ai peut-être mal compris - une énième attaque contre Benoît XVI, consistant à remettre en cause, à partir d'arguments théologiques savants qui échappent au commun des catholiques (en réalité, qui s'en soucie? les gens les moins inconscients voient seulement la situation d'incertitude, et de désarroi dans laquelle est plongée l'Eglise depuis le 11 février 2013, mais nous l'aurions connue à l'identique si le Pontificat de Benoît s'était achevé avec la fin de sa vie terrestre) son choix de s'appeler "pape émérite" et (dixit Magister) de continuer à porter la soutane blanche, donc l'opportunité de son renoncement, puisqu'il a ainsi créé une situation dangereuse pour l'Eglise dont les signes extérieurs qu'il persiste à arborer accentuent l'ambiguïté.
Pour De Mattei, que ce soit bien clair, il n'y a qu'un seul Pape: mais tout dépend du sens que l'on attribue au mot, et Yves Daoudal a opposé à cette analyse de très bons arguments.
Cette querelle, au moment où l'Eglise traverse une crise si profonde que De Mattei lui-même a parlé de schisme, a quelque chose de picrocholin: un peu comme quand, du moins selon la légende, à la veille de la chute de Constantinople (1453), au palais de l'empereur, alors que les barbares étaient aux portes de la ville, les théologiens orthodoxes persistaient à débattre du sexe des anges. Aujourd'hui, des barbares non moins dangereux sont déjà DANS la forteresse, et les théologiens modernes discutent droit canon dans leurs salons feutrés - une attitude qu'il est permis de trouver irresponsable.

Du reste, ceux qui se disent spécialistes - théologiens ou canonistes - sont bien présomptueux s'ils prétendent dicter sa conduite au "Pape émérite": il connaît certainement la question théorique au moins aussi bien qu'eux, et en plus, il en a en quelque sorte une expérience charnelle.

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Pour savoir ce que pensait Benoît XVI au moment de la démission, et comment il envisageait la suite, au risque de me répéter, nous ne disposons de rien de plus que ce qu'il nous a lui-même confié: à savoir l'acte de renonciation "au ministère d'Evêque de Rome, Successeur de Saint Pierre"...

(...) bien conscient de la gravité de cet acte, en pleine liberté, je déclare renoncer au ministère d’Évêque de Rome, Successeur de saint Pierre, qui m’a été confié par les mains des cardinaux le 19 avril 2005, de telle sorte que, à partir du 28 février 2013 à vingt heures, le Siège de Rome, le Siège de saint Pierre, sera vacant et le conclave pour l’élection du nouveau Souverain Pontife devra être convoqué par ceux à qui il appartient de le faire.

... et surtout la dernière catéchèse, celle du 27 février 2013, dont voici, pour mémoire, le passage le plus important dans la perspective qui nous intéresse ici.

Permettez-moi ici de revenir encore une fois au 19 avril 2005. La gravité de la décision a été vraiment aussi dans le fait qu’à partir de ce moment, j’étais engagé sans cesse et pour toujours envers le Seigneur. Toujours – celui qui assume le ministère pétrinien n’a plus aucune vie privée. Il appartient toujours et totalement à tous, à toute l’Église. La dimension privée est, pour ainsi dire, totalement enlevée à sa vie. ...
Le « toujours » est aussi un « pour toujours » - il n’y a plus de retour dans le privé. Ma décision de renoncer à l’exercice actif du ministère, ne supprime pas cela. Je ne retourne pas à la vie privée, à une vie de voyages, de rencontres, de réceptions, de conférences, etc. Je n’abandonne pas la croix, mais je reste d’une façon nouvelle près du Seigneur crucifié. Je ne porte plus le pouvoir de la charge pour le gouvernement de l’Église, mais dans le service de la prière, je reste, pour ainsi dire, dans l’enceinte de saint Pierre.

     

Juste pour alimenter la réflexion, je remets en lien quelques-uns des articles que mon site a consacré au thème des deux papes:

A cela, j'ajoute un article du Père Scalese, écrit au lendemain de la démission, que je reproduis à nouveau ici. Il n'a pas pris une ride.

Pape émérite?

Père Scalese
10 mars 2013
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(...)
Le problème que je voudrais aborder est de savoir si la renonciation faite par Benoît XVI - certainement une nouveauté, unique dans l'histoire de l'Église (les cas précédents, comme cela a été noté par des voix autorisées, ne peuvent en aucune façon être comparés avec le cas présent) - est un acte «révolutionnaire», un changement radical, une rupture avec la tradition de l'Église, ou si c'est plutôt quelque chose qui se situe, en dépit de la nouveauté objective, en continuité avec le passé, quelque chose qui a toujours été possible, bien que presque jamais arrivé jusqu'à présent .

Bien sûr, on pourra discuter de l'opportunité d'un geste comme celui de Benoît XVI: chacun de nous voit les choses de son point de vue, et donc est amené à exprimer une opinion si oui ou non il était opportun de renoncer à la papauté. Il faudra toutefois admettre qu'en se plaçant à ce niveau, on trouvera des raisons sans fin soit en faveur, soit contre la renonciation.
Je vais me limiter à deux arguments, tous deux valides, qui peuvent justifier l'opportunité ou la non-opportunité du renoncement.
Parmi les nombreuses raisons qui ont été apportés pour justifier l'acte de Benoît XVI, le plus intéressant, dans sa banalité, me semble être celui du cardinal Georges Cottier (et aussi Herranz?), «Aujourd'hui, nous vivons longtemps ... La vigueur et la lucidité, cependant, ne sont plus là».
Au contraire, la difficulté la plus sérieuse contre la renonciation me semble être le risque de relativisme inhérent à la démission d'un pape.
Toutefois, il faut bien comprendre que si nous continuons dans cette voie, il y aura toujours de nombreux arguments pour et d'innombrables arguments contre la renonciation, sans jamais trouver l'argument qui permet de trancher. Nous devons donc nous résigner et accepter, dans le respect absolu, le choix fait devant Dieu, par Benoît XVI. Aucun de nous ne peut violer la conscience d'un homme, d'autant plus s'il s'agit de la conscience du pape. Il est totalement déplacé de porter des jugements sur son geste, d'autant plus les jugements les plus extrêmes, tant positifs («Un geste courageux») que négatifs («Un acte de lâcheté!»).

Cependant, si du niveau de l'opportunité on passe à celui de la légitimité, il me semble que le discours change complètement. Si nous nous demandons si ce qui s'est passé est légitime, c'est-à-dire juridiquement possible, je pense qu'il ne devrait y avoir aucun doute: c'est totalement (je souligne «totalement», voulant inclure aussi les détails) et pleinement légitime.
La possibilité de renoncement est fournie par Canon. 332 § 2: «Dans le cas où le Pontife Romain renonce à son Office, il est nécessaire pour la validité que la démission soit faite librement et dûment manifestée, il n'est pas nécessaire qu'elle soit acceptée par quelqu'un». Rappelons-nous que cette possibilité n'est pas limité en aucune façon: ne sont même pas mentionnés, comme dans d'autres cas, des «motifs graves».
Les seules conditions prévues pour la validité de la renonciation sont sa pleine liberté et sa manifestation (des conditions qui, dans ce cas, ont été pleinement respectées.) Cela devrait nous rassurer et nous libérer complètement du soupçon que, avec le conclave à venir, on pourrait procéder à l'élection d'un «anti-pape».

Si la légitimité juridique de la renonciationil n'y a aucun doute, vu qu'elle est expressément prévue par le droit canonique, peut-on en dire autant des décisions prises concernant les implications pratiques de la renonciation, implications non prévues par le droit, s'agissant d'une situation totalement nouvelle? Je fais allusion au fait que Benoît XVI a décidé de continuer à utiliser ce nom, de prendre pour lui-même le titre inédit de «Pape émérite» ou «Pontife romain émérite», de conserver le titre de «Sa Sainteté» et de continuer à porter la soutane blanche.
Bien que sur ces aspects, il n'existe aucun point de référence objectif, il me semble que, même dans ces cas, on ait agi dans la plus complète correction juridique.

La question centrale est celle de ce titre de «Pape émérite», contesté par certains avec la motivation surprenante ... qu'il ne peut exister aucun Pape émérite: ou bien on est Pape, ou bien on ne l'est pas. En effet.
Mais un pape émérite n'est plus pape. Il n'est qu'un pape ... émérite.
Que signifie «émérite»?
Le canon 185 l'explique: «A celui qui perd son office en raison de l'âge ou de la démission acceptée, peut être conféré le titre d'émérite». A noter: nous ne parlons pas des évêques (auxquels se réfère le canon 402), mais de la «perte d'un office ecclésiastique», de n'importe quel office ecclésiastique. Le pontificat suprême est-il ou n'est-il pas un office ecclésiastique? Si. Benoît XVI, avec sa démission, a-t-il, ou n'a-t-il pas perdu son Office? Si. Peut-il oui ou non prendre le titre de «Pape émérite»? Conformément au canon 185, on pourrait dire, oui. Ce titre ne signifie pas que Benoît XVI est encore pape, seulement qu'il a été pape (et cela, personne ne peut le nier).

Il a été fait une analogie avec les évêques, et il a été dit que l'évêque émérite continue d'être évêque. Bien sûr, mais son titre n'est pas simplement «évêque émérite», mais évêque émérite d'un siège déterminé: «L'évêque, dont la démission de son office a été acceptée, détient le titre de émérite du diocèse» (can. 402 § 1). L'adjectif «émérite» ne se réfère pas spécifiquement à «évêque», mais à l'office que cet évêque avait d'être pasteur d'un diocèse particulier.

Quelqu'un (par exemple, le père Gianfranco Ghirlanda, sur Civiltà Cattolica) avait suggéré d'adopter, en fait, le titre d' «Evêque émérite de Rome». Avec tout le respect dû à ceux qui ont soutenu cette thèse, je demande: quel est le titre de l'évêque de Rome? «Pape». Si, donc, on peut dire (et certainement on peut le dire) «Evêque émérite de Rome», pourquoi ne pourrait-on pas dire «Pape émérite»? A plus forte raison, on pourra utiliser l'expression «Pontife romain émérite» (notons qu'il n'a jamais été question de «Souverain Pontife émérite»), puisque Romanus Pontifex n'est rien de plus que le correspondantlatin d'«évêque de Rome» .

Mais je soupçonne que, derrière cette querelle canonique, se cache une vision théologique erronée du ministère pétrinien. On croit comprendre que, selon certains, le Successeur de Pierre a un double office, celui d'Évêque de Rome et celui de pape, entendant ce terme comme synonyme de «pasteur suprême de l'Église universelle», comme si l'on pouvait exercer seulement un de ces deux offices séparément de l'autre. C'est tout simplement absurde. C'est l'évêque de Rome qui, en tant que tel, doit exercer le primat sur l'Église tout entière. Le terme «Pape» n'indique pas un office en plus de celui d'évêque de Rome, mais est tout simplement le titre de l'Évêque de Rome.

Quelqu'un a contesté également le maintien du nom «Benoît XVI», faisant valoir qu'il faudrait à nouveau appeler Benoît XVI «Le cardinal Ratzinger», supposant qu'un pape qui a démissionné redevient cardinal. Et où est-ce écrit? Il est vrai qu'historiquement, c'est déjà arrivé, mais cela ne signifie pas que cela doit être fait automatiquement. Le cardinal Ratzinger, devenu Pape, a cessé d'être un membre du Sacré Collège; pour y revenir, il devrait à nouveau être fait Cardinal par son successeur, mais cela me semblerait quelque chose de complètement hors de propos. Je ne vois pas où est le scandale si, une fois renoncé à son office, Benoît XVI conserve le nom assumé le jour de l'élection au Pontificat. Un roi, quand il a abdiqué, ne conserve-t-il pas le nom qu'il avait lorsqu'il régnait?

Le reste (le titre de «Sa Sainteté», l'habit blanc) vient tout seul. Il est normal que ceux qui ont bénéficié d'un certain titre, le conservent même après la perte de l'office. Dans mon ordre religieux, le Supérieur général a le droit d'être appelé «Révérendissime», un titre qu'il conserve le reste de ses jours, même après la fin de son mandat. Du reste, nous avons commencé à appeler «Votre Sainteté», même certains Patriarches orientaux non-catholiques; et nous ne devrions pas appeler «Sainteté» le pape émérite? Sur la soutane blanche, je ne pense pas qu'il puisse y avoir de problème: Moi aussi, quand j'étais en mission, je l'utilisais (et je continue de l'utiliser sur la photo sur ce blog, car c'est une expérience qui a marqué ma vie). En fait, je ne verrais rien d'étrange (bien que je ne pense pas que cela se produira) si Benoît XVI assistait, en habit de chœur, à une célébration du nouveau Pape, comme cela se passe normalement dans les diocèses avec les évêques émérites.

Je voudrais terminer par une réflexion.
Je pense que la renonciation de Benoît XVI à la papauté nous oblige à un approfondissement du rôle du pape. Lui-même nous aide à le faire.
Dans la dernière audience générale, il a déclaré: «Le "toujours" est aussi un "pour toujours" - il n'y a plus de retour vers le privé. Ma décision de renoncer à l'exercice du ministère actif, ne révoque pas cela. Je ne retourne pas à la vie privée, à une vie de voyages, réunions, réceptions, conférences, etc. Je n'abandonne pas la croix, mais je reste de façon nouvelle auprès du Seigneur crucifié. Je ne porte plus le pouvoir d'office pour le gouvernement de l'Eglise, mais au service de la prière je reste, pour ainsi dire, dans la cour de Saint-Pierre» (27 Février 2013).
S'il est vrai qu'avec sa démission, Benoît XVI a perdu toute espèce de juridiction, cela ne signifie pas que ce faisant, il est redevenu un simple fidèle ou, si l'on veut, un simple évêque à la retraite. On doit comprendre que le ministère pétrinien ne se réduit pas à l'exercice de l'autorité, mais a une dimension spirituelle (le «Service de la Prière»), qui se poursuit au-delà de la renonciation: c'est ce que Benoît XVI veut exprimer par sa retraite en clôture, avec son «gravir la montagne» pour prier pour l'Eglise. L'Eglise on la sert, oui, en la gouvernant, mais aussi, et peut-être surtout, en priant pour elle. L'endroit-même , qu'il a choisi pour offrir ce service («la cour de Saint-Pierre»), indique la continuité entre l'avant et l'après la renonciation.
Peut-être le titre de «Pape émérite» veut-il aussi exprimer cette continuité.

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