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On parle beaucoup des silences du Pape François

J'ai traduit hier le premier article de Daniele Di Geronimo, du blog <Infinito Quotidiano>, écrit après l'élection de François. Voici le dernier mis en ligne. On verra qu'il y a une grande continuité entre les deux, et que les doutes ne se sont pas atténués avec le recul de 17 mois (29/8/2014)

>>> Peu de jours ont passé depuis l'élection...

     

QUESTIONS SUR UN PAPE (TROP) POPULAIRE
http://infinito-quotidiano.blogspot.fr/
24 août 2014
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On parle beaucoup - en vérité, pas assez, car ils mériteraient plus d'attention - des silences du pape François sur le massacre des chrétiens en Irak.
Le Pape François est celui qui parle de tout et beaucoup, et son silence persistant est d'autant plus étonnant.
Quand il a parlé, comme l'a très bien remarqué Antonio Socci, ç'a été encore pire que le silence, ayant dit des choses évidentes, à moitié, et sans avoir le saint courage de nommer et de dénoncer ceux qui sont les agresseurs et les bourreaux. Certains affirment que le pape devrait être plus clair, précisant qui sont les massacreurs, sans se cacher derrière un nom générique de «terroristes», tout en étant plus courageux en appelant les persécutés par leur nom (c'est à dire «chrétiens»), ne se contentant pas de citer de vagues «minorités religieuses».

On a du mal à raisonner, au sein de la catholicité (mais existe-t-elle encore?), parce que raisonner signifierait s'interroger sur le pontificat de Bergoglio. Ce qui est médiaquement et ecclésiastiquement inacceptable, puisqu'il est le pape du <#comeluinessunomai> [le hashtag en italien signifie «comme lui personne jamais] - le sac noir, les chaussures noires, la croix d'argent, les petites voitures utilitaires, etc.
Fini le temps, de ratzingerienne mémoire, où témoigner sa fidélité au Pape était motif d'insultes et de calomnie. Fini le temps où, pour faire taire le pape, on n'a pas hésité à monter, avec la complicité inévitable du clergé, une affaire planétaire d'abus sexuels sur des enfants et de vol de documents privés, toutes choses qui aujourd'hui, moins de deux ans plus tard, semblent bien loin. Le soupçon (la certitude) est fort, qu'il s'agissait d'un croc-en-jambe destiné à discréditer le Pontife régnant; tout comme est intense le désarroi de constater qu'aujourd'hui, son successeur jouit d'une immense popularité, alors que le fait que tout le monde dise du bien de lui n'est tout simplement pas évangélique (cf. Lc 06:26).

Il y a eu d'autres temps et d'autres pontificats. Il est intéressant, à titre de synthèse, de rappeler l'attitude des Papes et de l'opinion publique (contemporaine et passée) sur ce qui, dans ces décennies, a été considéré comme «les silences du pape» ou, au contraire, son imprudence à trop parler.

Le premier cas historique, emblématique, c'est la vieille question des silences de Pie XII. Le Pape Pacelli est coupable, selon la Vulgate commune, d'avoir gardé le silence face aux horreurs du nazisme et de n'avoir pas dénoncé publiquement, durement et de manière irréfutable les crimes qui ont été perpétrés spécialement, encore une fois d'après la Vulgate commune, contre les Juifs. On prétend (laissons aux historiens ce type d'évaluation) que les paroles du Pape, même si elles n'auraient pas pu freiner l'abomination, auraient au moins laissé un message. Les apologètes catholiques, ainsi qu'une recherche historique sérieuse (les deux, d'ailleurs, devraient aller main dans la main), montrent que Pie XII n'est pas resté silencieux, n'a pas été le complice d'Hitler (comme des livres dans les bibliothèques, et l'opinion publique, continuent de le soutenir et de le croire), n'est pas resté impassible, ni inerte devant ce massacre atroce de personnes innocentes, au contraire. Il suffit de se rappeler, parmi d'innombrables preuves circonstanciées, ce qu'a dit Riccardo Pacifici, président de la communauté juive de Rome, alors que Benoît XVI, le 17 Janvier 2010, s'était rendu à la synagogue de Rome: «Si je suis ici, à parler depuis ce lieu sacré, c'est parce que mon père et mon oncle Raffaele ont trouvé refuge dans le couvent des Sœurs de Santa Marta à Florence». Plus que des dénonciations publiques (qui déclenchaient des réactions incontrôlées de vengeance de la part des nazis) c'est peut-être ce qui témoigne de l'absence de fondement de nombreuses fausses accusations adressées au pape Pacelli. Mais cela, comme nous l'avons dit, est du devoir des historiens. Ici, nous avons rappelé ce qui est considéré le silence par antonomase d'un Pape devant un massacre.

De teneur diamétralement opposée, il y a les conséquences des mots, pas du silence, d'un autre pape, Benoît XVI, et pas en temps de guerre comme pour Pie XII, quand, le 12 Septembre 2006, dans le désormais célèbre discours de Ratisbonne, il a dit, citant Manuel II Paléologue: «Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son ordre de répandre par l'épée la foi qu'il prêchait». Les réactions du monde laïc furent féroces, accusant Ratzinger de fomenter la haine religieuse, d'avoir agressé l'islam et de tous les maux imaginables. Le pontificat bénédictin passera à l'histoire pour les attaques subies, ce n'est donc pas une nouvelle. Tout comme le fait que les paroles d'un Pape suscitent le scandale n'est pas une nouvelle (on devrait plutôt s'interroger quand ce n'est pas le cas, ou quand c'est l'exact contraire qui se produit).

Il est toutefois intéressant de noter que dans le passé, plus ou moins récent, on a pris parti pour le côté adverse, mais toujours avec l'intention d'attaquer et de discréditer le Pape régnant. Parce que c'est ce que fait le monde, inévitablement: discréditer son adversaire. S'il ne le discréditait pas, ce ne serait pas son adversaire: soit parce qu'il se serait fait semblable à lui, soit parce que le monde serait devenu chrétien. Il ne semble pas que ce soit le cas.

Aujourd'hui, on est dans une phase nouvelle et inédite, qui déroute, comme nous l'avons dit plus haut: le Pape n'est pas attaqué. Cela suscite une perplexité croissante, et l'historien enregistre un fait. Quelles que soient les interprétations qu'on veuille en donner et sans mettre en doute l'action diplomatique et humanitaire que Bergoglio fait en faveur des victimes de la persécution en Irak, il faut réfléchir sérieusement (et rapidement) sur l'état comateux dans lequel se trouve réduit le monde catholique, en particulier les soi-disant vaticanistes. Avec François et Benoît XVI, ils ont utilisé et utilisent deux poids et deux mesures. De cette façon, il n'y a aucune possibilité de comparaison. Mais même sans vouloir faire de comparaisons, qui ne font pas avancer les choses, ce qui est en revanche significatif, c'est ce "papalinisme" des vaticanistes qui ne se remettent pas en cause et ne répliquent pas aux critiques de l'oeuvre de Bergoglio, mais prétendent juste soustraire la question à la réflexion publique.
Au lieu de défendre le pape et son action, ils l'expédient - plus ou moins à leur insu - dans l'empyrée du mythe, le retranchant de l'histoire et du jugement sur ses choix.

Tout cela n'aide pas et, en plus d'être pathétique, est nocif pour la maturation d'un laïcat catholique désormais orphelin d'un front commun. Un front commun brisé justement par les médias qui, comme s'il s'agissait des noms de prestige du mercato (marché des transferts) dans le football, ont fait du pape et de la papauté une affaire de supporters.
Et tout cela est nocif, pour le pape aussi.

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