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Tournant doctrinal en vue?...

La parution opportune d'un livre de témoignages de "curés des rues" argentins pour expliquer comment François veut changer l'Eglise, notamment sur le thème de la famille (7/9/2014)

>>> Ci-contre: Le pecore di Bergoglio

     

Est-ce un hasard si à un mois du Synode extraordinaire sur la famille - qui se déroulera, rappelons-le, du 5 au 19 octobre prochain - un livre vient de sortir en Italie.
Le titre: «Les brebis de Bergoglio». Et en sous-titre: «Les périphéries de Buenos Aires révèlent qui est François».

Le livre contient des témoignages de «cura villeros», les prêtres des rues qui exercent leur ministère dans les bidonvilles de la capitale argentine.
Parmi eux, le Père Pepe Di Paola, un curé très médiatique, «qui semble l'incarnation des paroles sur l'Eglise pauvre du Pape François», lequel fut son évêque à Buenos Aires (http://www.tempi.it/don-pepe-buenos-aires-papa-francesco-villas-miserias).
Très sincèrement, la réaction à son témoignage, qui mérite d'être lu, ne peut pas être binaire. Le Cura soulève un problème qui existe, qui est difficile, on comprend son désarroi humain, mais il parle d'une autre planète, pour nos yeux et notre sensibilité d'européens.
Le vilain soupçon vient toutefois spontanément qu'il est plus préoccupé de la perte de "parts de marché" au profit des évangéliques, que de l'annonce. Et surtout que certains veulent utiliser la triste situation des populations déshéritées d'Amérique latine pour faire passer en douce une transformation radicale de la doctrine de l'Eglise sur le mariage - pour commencer. Avec le risque de créer une "Eglise à la carte", modulable en fonction des temps et des lieux

Matteo Matzuzzi fait le point, dans un premier article sur Il Foglio, le 5 septembre.
Il est complété par un second article où le Père Pepe développe son propos (texte en italien ici)

(Image ci-dessous: www.terredamerica.com)

Le Pape et "don Pepe"

     

I. DIVORCEZ ET COMMUNIEZ
UN "CURA" DE BAIRES EXPLIQUE LE TOURNANT DOCTRINAL DU PAPE: «NOUS NOUS OPPOSONS À CEUX QUI N'ONT QUE DES PRÉCEPTES»

Matteo Matzuzzi
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«Nous respectons les gens. Si les gens essaient de communier, nous leur donnons la communion. Nous ne sommes pas des juges qui décident qui doit communier et qui ne doit pas. Nous essayons d'avoir un langage plus propositif, nous essayons de parler des sacrements, nous expliquons que les sacrements sont pour tous».
Et le discours, précisément, s'applique à chaque individu: «Quand nous nous trouvons en face de personnes qui vivent ensemble sans être mariés à l'église, nous ne dressons pas de barricades, même pas dans le cas des sacrements et de la communion. Nous nous opposons à ceux qui ont seulement des préceptes».

Celui qui parle ainsi, c'est le Père Pepe Di Paola, cura villero (curé des bidonvilles) qui connaît Bergoglio depuis près de deux décennies, et que le pape aujourd'hui régnant a remis sur le droit chemin, quand il avait décidé d'abandonner la prêtrise.
Le Père Pepe est désormais une institution, dans les Villas (ndt: les Villas miseria sont les bidonvilles en Argentine), une étape obligatoire pour tous ceux qui veulent comprendre le modèle d'Eglise de François, façonné justement là, parmi les bidonvilles. Et aussi pour comprendre les raisons qui ont poussé le Pape, il y a un an, à décider dans l'urgence de tenir un synode extraordinaire sur la famille.
L'ordre du jour de cet événement - qui aura un appendice dans un an, cette fois sous la forme ordinaire - est riche, mais c'est toujours là que l'on en vient: l'accès des divorcés remariés aux sacrements. C'est le thème - très diviseur - sur lequel on a débattu au plus haut niveau, théologique et culturel, durant l'année écoulée, et ce n'est pas un hasard si le cardinal argentin Mario Aurelio Poli, successeur de Jorge Bergoglio à Buenos Aires, avait déjà déclaré en Février que presque tout tournerait autour de cette question - «mais je ne suis pas futurologue» avait-il ensuite ajouté, minimisant prudemment sa prédiction.
Il y a eu la magna relatio du cardinal Walter Kasper sur le thème éros et famille, il y a eu des interventions de théologiens «avec trois, quatre ou cinq masters» sur lesquels s'est arrêté l'autre matin François dans son homélie du 2 septembre à Santa Marta (cf. http://w2.vatican.va/). Cardinaux, prêtres, philosophes et matrimonialistes, tous ont donné leur avis. Tous ont enquêté sur les limites du doctrinalement licite en matière d'ostieaux divorcés remariés, pour certains en odeur de péché mortel, et pour d'autres à soustraire à cette lagune stagnante de désespoir que ne parvient pas à atteindre la miséricorde divine.

Et puis, pour comprendre comment pense que le pape, vous devez aller dans sa terre natale, entre les cabanes aux toits de tôle ondulée des Villas miseria, l'immense bidonville qui ceint la capitale argentine. Il y en a huit à Baires (Buenos Aires), sans compter le «Grand» avec ses cinquante mille habitants.
«Ici, la majorité des couples va directement cohabiter sans se marier, dit le Père Pepe dans le livre «Le percore di Bergoglio». Chez vous, en Europe, l'institution de la famille fondée sur le mariage est en crise et le nombre de mariages ne cesse de diminuer, ici, c'est encore pire».
Dans les Villas miseria, explique-t-il, «dans l'esprit de beaucoup, le mariage religieux n'est pas au premier plan».
Il n'y a qu'une seule solution: «Rapprocher et ne pas rejeter, inclure, faire que les couples participent à un projet, une communauté, une maison commune. Ces personnes sont souvent hors de l'église parce qu'elles font des choix différents des nôtres, et si tu leur opposes un refus, en particulier des sacrements, tu n'obtiendras rien, simplement elles resteront dehors».
Et Bergoglio, le 'cardinal villero', qui a voulu tripler le nombre de prêtres actifs dans les bidonvilles, «sait qu'il en est ainsi, en Europe, partout dans le monde et en Amérique latine».
Un point de vue différent, dit-il, de «ceux qui disent "on ne peut pas faire ci, on ne peut pas faire ça", qui ne s'approchent pas des gens en regardant les cas individuels et en usant avant tout de miséricorde. Cette façon de raisonner - ajoute Di Paola - a aliéné de nombreux fidèles et les a conduits chez les évangéliques. Nous, au contraire, nous croyons et nous voulons une église de communion, pas d'excommuniés. Si je suis prêtre et que je découvre que par ma faute les gens quittent l'Eglise du Christ et vont ailleurs, c'est moi qui dois me corriger, pas ceux qui s'en vont».

Des mots qui mettent en cause l'enseignement catholique tel qu'il a été transmis au fil des siècles, terrain de discorde sur lequel les Pères synodaux vont essayer autant que possible de parvenir à une synthèse.
Revient le soupçon que la miséricorde est une sorte de maison de santé, qu'il suffit de l'invoquer pour laver les péchés plus ou moins graves, qu'elle est détachée de toute référence ou lien à la justice, comme l'a dénoncé à plusieurs reprises le cardinal Gerhard Ludwig Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi - «Au mystère de Dieu appartiennent, en plus de la miséricorde, la sainteté et la justice; si l'on cache ces attributs de Dieu et si l'on ne prend pas au sérieux la réalité du péché, on ne peut pas non être pour les personnes médiateurs de sa miséricorde», écrivait-il il y a quelque temps dans L'Osservatore Romano.

Ou pire, on pourrait penser que désormais, on ouvre les portes à tout le monde, pour remporter la compétition avec les églises, qui fait rage dans ces latitudes, souvent à coups de sponsors, publicité et chaînes de télévision ad hoc, comme c'est le cas des évangéliques.
Allons donc, dit le Père Pepe d'un ton assuré: «Le fameux aggiornamento de Jean XXIII, c'est ça. Il y a des exigences qui sont liées aux temps où nous vivons. Nous ne voulons pas suivre la rigueur qui a marqué les premières années du XXe siècle, mais appliquer le Concile Vatican II. François n'invente rien, simplement il applique».
C'est justement ce que pense le Pape: «Bergoglio, ces dynamiques, il les connaissait, parce que nous en parlions souvent, et il était conscient qu'il était nécessaire de promouvoir des changements. L'Eglise doit faire son mea culpa, parce qu'en fin de compte, nous créons de la souffrance pour ceux qui voudraient faire partie à plein titre de l'église, sans se sentir fils d'un Dieu de second ordre (minore)».

On croit entendre le cardinal Walter Kasper, insigne co-protagoniste de doctes disputes théologiques avec Joseph Ratzinger, qui, après avoir exposé, en mars dernier, au collège des cardinaux ses propositions dans le domaine de la pastorale familiale, disait se sentir «dans la ligne de Saint-Alphonse de Liguori et de saint Thomas d'Aquin. Donc, je suis en bonne compagnie». Et de toute façon, précisait le président émérite du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens, la proposition faite devant les cardinaux de ce qu'on appelait autrefois le Sacré Collège «n'est pas contre la morale, n'est pas contre la doctrine, mais plutôt en faveur d'une application réaliste de la doctrine à la situation actuelle de la grande majorité des hommes, et pour contribuer au bonheur des personnes».
Question d'adaptation au Zeitgeist, donc, à l'esprit du temps.
En Europe centrale, beaucoup de fidèles et de communautés laïques le réclament, et même des évêques: Stephaen Ackermann, l'ambitieux évêque de Trèves, a déclaré publiquement que l'enseignement de l'Église sur la morale sexuelle ne crée que confusion, au point de faire sursauter le cardinal Carlo Caffara, qui s'est demandé si c'était «donc l'Occident le paradigme fondamental selon lequel l'Eglise doit proclamer [la Parole de Dieu]? Nous en sommes encore à ce point? ajoutait le cardinal à "Il Foglio" face aux avertissements kasperiens sur les «attentes qui ne peuvent pas être ignorées».
«Je suis très perplexe et pensif - disait Caffara - quand j'entends dire qu'ou bien on va dans une certaine direction, ou alors il aurait mieux valu de ne pas faire le Synode. Pourquoi ne pas aller dans la direction indiquée par les communautés africaines?».

Le cura villero, toutefois, va plus loin, et selon lui ce qui doit changer, c'est non seulement l'approche pastorale, mais aussi la doctrine.
Les maquillages ne servent à rien, il ne suffit pas de l'approfondir et de la développer, comme Kasper l'a théorisé l'hiver dernier: «Nous avons besoin d'une refonte totale, car il n'y a pas de messages clairs et tout va par à-coups. Il n'y a pas d'idée de grande ampleur. Nous refusons la communion à des personnes divorcées qui, si elles pouvaient s'adresser à un tribunal ecclésiastique, obtiendraient la déclaration de nullité et se remarieraient. Toutefois, «nous savons que souvent les tribunaux ecclésiastiques interprètent les cas avec désinvolture, et de manière extrêmement subjective, et que tout dépend de la situation économique de ceux qui y accèdent, des avocats qu'ils peuvent se payer, de la conscience qu'ils ont». Et «nous savons aussi que la majorité des mariages ne sont pas valides, parce que les gens se sont mariés immatures, sans être pleinement conscients de ce qu'ils faisaient et de la valeur du sacrement qu'ils avaientt demandé. Et sur ce point, les prêtres et les évêques ont une grande responsabilité. Ils nous critiquent parce que nous donnons la communion à ceux qui vivent en concubinage, et puis ils admettent au sacrement du mariage des couples de non-croyants, qui se marient à l'église juste pour avoir une cérémonie comme il se doit, une belle église pleine de fleurs, afin que les photos soient plus belles».

L'Église, observe le Père Pepe «a peu fait pour donner aux personnes la possibilité de déclarer leur mariage nul et de pouvoir se remarier. Ainsi, elle finit par refuser la communion, et, au moins en apparence, elle clôt la question, refusant aussi la compréhension et la miséricorde».

Le cardinal Muller est d'un avis opposé: «Une proposition supplémentaire en faveur de l'admission des divorcés remariés aux sacrements - écrit-il, toujours dans l'organe officiel du Saint-Siège (ici) - est celle qui invoque l'argument de la miséricorde. Puisque Jésus lui-même s'est solidarisé avec ceux qui souffrent en leur donnant son amour miséricordieux, la miséricorde serait donc un signe spécial de l'authentique sequela. Ceci est vrai: mais c'est un argument faible en matière théologico-sacramentelle, car tout l'ordre sacramentel est précisément l'oeuvre de la miséricorde divine et ne peut être révoqué en se référant au même principe même qui le soutient».
Le risque, ajoutait le chef de l'ex-Saint-Office, est qu'«à travers ce qui résonne objectivement comme à un faux appel à la miséricorde» soit banalisée «l'image même de Dieu, selon laquelle Dieu ne pourrait pas faire autre chose que pardonner».

Pour le Père Pepe, il est au contraire possible de mettre ensemble miséricorde et précepte, il suffit de ne pas harceler ou agiter le spectre du relativisme, «qu'il y quand une chose est égale à une autre, a une valeur identique à une autre. C'est la même chose de tuer une personne et d'utiliser un préservatif? Non, ce n'est pas la même chose. Si nous mettons les choses dans leur juste contexte, nous sommes relativistes? Non, je ne pense pas».

Et François, «qui venait souvent ici» dans les rues non pavées des Villas numérotées et sans nom, pense comme cela, dit le curé: «Je pense que ce front, le Pape devra et voudra l'ouvrir, pour le changer. Au moins, il me semble qu'il est dans cet esprit. Parce que le discours des divorcés, des couples, de l'ouverture, de la miséricorde avant les préceptes, entre pleinement dans son idée de l'église. Son esprit, c'est ça»

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II. L'ÉGLISE NE PENSE QU'AU SEXE (???)
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Les questions (relatives à la situation matrimoniale des habitants des Villas) sont nombreuses, et il faudra du temps pour les dénouer.
Un doute que les curas villero n'ont pas, et que n'avait pas non plus le cardinal Bergoglio, concerne le poids de la morale sexuelle au sein de la hiérarchie des valeurs catholiques.
Le Père Pepe s'en souvient bien. «La morale sexuelle pour Bergoglio était certes importante, mais ce n'était pas LA question. Il la mettait à la place qui lui revient, et certainement pas au sommet, comme l'a toujours fait, au contraire, l'Eglise de Rome. Il y a une sorte de sexophobie qui a dominé la doctrine au cours des siècles. Tout se ramenait au sexe, la morale était une longue liste d'interdictions relatives au sexe, que vous ne pouviez pas faire ceci,que vous ne pouviez pas faire cela, et peut-être qu'on ne disait rien sur d'autres questions tout aussi importantes telles que la pauvreté, l'honnêteté, payer ses impôts, le respect, etc... C'est une approche qui a toujours laissé perplexe, et Bergoglio était lui aussi en désaccord avec cette mentalité, et même comme Pape, il l'a réaffirmé. Comprenons-nous bien: ce n'est pas que le problème ne nous importe pas, c'est qu'avant, il y en a d'autres. Si tu vas dans une villa miseria, comme nous y allons et comme y allait Bergoglio, les premiers problèmes que vous avez devant vos yeux sont la pauvreté, la toxicomanie, les enfants abandonnés, les jeunes laissés à eux-mêmes, la violence. Il y a également le thème sexuel, mais ce n'est pas le plus urgent. Au contraire, pour le petit groupe qui avait (sic!) le pouvoir dans l'église, c'était le thème des thèmes, parce que pour eux c'était la base, tandis que les autres aspects étaient moins sentis».
Des mots forts, qui sont certainement compréhensibles dans ces contextes; dans d'autres, ils peuvent sembler insolites, ou prophétiques, selon votre point de vue. Peut-être quen dans quelque temps, l'Église tout entière sera raisonner ainsi.

«La société moderne et sécularisée propose un certain libertinage, et cela est vrai, c'est un fait. Mais pendant longtemps l'Eglise officielle, celle de la doctrine, a réagi à ce libertinage de façon absurde, je dirais presque enfantine. On peut dire qu'on n'est pas d'accord avec le libertinage, mais ne ne peut pas dire que c'est la seule question qui devrait préoccuper l'église. La prédication a tellement d'horizons: l'évangélisation, la connaissance de Jésus, le mystère chrétien, le chemin de l'existence à la lumière du christianisme. Au lieu de cela, dans cet autre point de vue, l'évangélisation s'arrête pas là: cnvaincre les gens à la chasteté avant le mariage, aux relations sexuelles qui doivent être d'une certaine manière et c'est tout».
«Chaque personne a son histoire, chaque situation est différente. C'est ce que Bergoglio nous disait, ce qu'il nous enseignait: ne jamais tomber dans un jugement catégorique, ne jamais porter de jugements hâtifs ou préconstruits. Donner un regard d'ensemble à la situation de chacun, un regard miséricordieux»

Bien sûr, la miséricorde, le thème sous-jacent de tous les discours du pape François. Mais peut-être que la miséricorde ferme les yeux sur ce qui est mal? Comment combine-t-on le concept de miséricorde avec l'obéissance aux préceptes? N'y a-t-il pas le risque de relativisme moral? Comment répond un prêtre des rues argentin sur la base de son expérience?
«Non, je ne pense pas qu'il y ait un risque de relativisme», répond le père Pepe. (...) Je pense au contraire que la morale chrétienne dans certains cas a été mal interprétée, et qu'il faut la repenser, et que peut-être nous devrions être plus en contact avec les gens pour nous faire une idée, comment le faisait Bergoglio ici avec nous (...)»

     

L'obsession du sexe dans l'Eglise n'est-elle pas aussi (plutôt?) une obsession de ses détracteurs? Et le problème des habitants des villas miseria n'est-il pas avant tout un problème d'éducation?
Il m'est revenu en mémoire une réponse de Benoît XVI, lors d'un entretien télévisé avec des journalistes allemands, à la veille de son voyage en Bavière, le 5 août 2006:

Question DW: Très Saint-Père, ma question se rattache d'une certaine manière à celle du Père von Gemmingen. Dans le monde entier, les croyants attendent de la part de l'Eglise catholique des réponses aux problèmes globaux les plus urgents, comme le SIDA et la surpopulation. Pourquoi l'Eglise catholique insiste-t-elle autant sur la morale plutôt que sur les efforts destinés à apporter une solution concrète à ces problèmes cruciaux pour l'humanité, par exemple sur le continent africain?

Benoît XVI: C'est précisément le problème: est-ce que nous insistons vraiment tant que cela sur la morale? Moi je dirais - et j'en suis toujours plus convaincu après mes entretiens avec les évêques africains - que la question fondamentale, si nous voulons accomplir des pas en avant dans ce domaine, c'est l'éducation, la formation. Le progrès ne peut être authentique que s'il rend service à la personne humaine et si la personne humaine elle-même grandit, non seulement au niveau de son potentiel technique, mais aussi de sa capacité morale. Et je crois que le vrai problème dans le contexte historique actuel, c'est le déséquilibre entre la croissance incroyablement rapide de notre potentiel technique et celle de nos capacités morales, qui n'ont pas grandi de manière proportionnelle. C'est pourquoi la véritable recette, c'est la formation de la personne humaine, c'est, selon moi, la clef de tout, et c'est aussi notre choix.
Et cette formation - pour être bref - possède deux dimensions: tout d'abord, naturellement, nous devons apprendre: acquérir des connaissances, des compétences, le know how, comme on dit. L'Europe et l'Amérique, au cours des dernières décennies, ont fait beaucoup dans ce sens, et c'est très important. Mais si l'on se limite à diffuser uniquement le know how, si l'on enseigne uniquement la façon de construire et d'utiliser les machines, et le mode d'emploi des moyens de contraception, alors il ne faut pas s'étonner si l'on finit par se retrouver avec des guerres et des épidémies de SIDA.
Nous avons besoin de deux dimensions: il faut à la fois former les coeurs - si je peux m'exprimer ainsi -, ce qui permet à la personne humaine d'acquérir des repères, et apprendre également à utiliser correctement la technique. Voilà ce que nous essayons de faire.
Dans toute l'Afrique et aussi dans de nombreux pays d'Asie, nous avons un vaste réseau d'écoles à tous les niveaux, où l'on peut avant tout apprendre, acquérir de véritables connaissances, des compétences professionnelles, et donc obtenir l'autonomie et la liberté. Mais dans ces écoles, nous cherchons justement non seulement à communiquer le know-how, mais à former des personnes humaines, qui aient envie de se réconcilier, qui sachent qu'il faut construire et non détruire, et qui aient les repères nécessaires pour savoir vivre ensemble. Dans une grande partie de l'Afrique, les relations entre musulmans et chrétiens sont exemplaires. Les évêques ont institué avec les musulmans des comités communs pour voir comment créer la paix dans les situations de conflit. Et ce réseau d'écoles, d'apprentissage et de formation humaine, qui est très important, est complété par un réseau d'hôpitaux et de centres d'assistance, qui rejoint de façon ramifiée les villages les plus reculés. Et en de nombreux endroits, après toutes les destructions de la guerre, l'Eglise est la seule force qui soit restée intacte - une force non pas en tant que puissance, mais en tant que réalité! Une réalité où l'on soigne, où l'on soigne aussi le SIDA, où l'on offre aussi une éducation, qui aide à nouer des relations justes avec les autres. C'est pourquoi je crois qu'il faudrait corriger l'image selon laquelle nous ne faisons que semer autour de nous des "non" catégoriques. En Afrique, justement, on travaille beaucoup afin que les diverses dimensions de la formation puissent s'intégrer et afin qu'il soit possible de surmonter la violence et les épidémies aussi, parmi lesquelles il faut citer également le paludisme et la tuberculose.

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