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Un tournant radical de l'Eglise

Le philosophe (athée) Massimo Cacciari analyse les propos de François dans l'avion de retour de Corée, à propos d'une possible intervention armée en Irak (22/8/2014)

     

Massimo Cacciari (*), né en 1949, est un philosophe italien "de gauche" - pour faire très court. On lira à ce sujet sa notice wikipedia en français. A priori, il n'a rien pour attirer ma sympathie, au moins intellectuelle.
Ses positions politiques ne l'empêchent cependant pas d'être fasciné par la religion catholique. Il est l'auteur d'un ouvrage sur le Katechon intitulé "un pouvoir qui freine": Francesco Colafemmina en parlait ici, rappelant qu'au moment de la renonciation de Benoît XVI, le même Cacciari avait écrit: "Le pape se démet, parce qu'il ne parvient plus à contenir les forces antichristiques, y compris à l'intérieur de l'Eglise".
Cette lucidité ne l'avait pas empêché de saluer l'élection de François comme l'oeuvre de l'Esprit Saint.... auquel il ne croit pas, étant athée.

A l'occasion de la conférence de presse du pape dans l'avion de retour de Corée, il a accordé une interviewe à la Repubblica. Je ne suis évidemment pas naïve: si "le vaisseau-amiral de la haine contre l'Eglise" lui donne la parole, c'est parce que ses théories confortent la leur, qui est essentiellement "le pape est en train de révolutionner l'Eglise".
Antonio Socci, en le citant dans son dernier article, lui a donné une audience dans un milieu qu'il n'aurait peut-être pas atteint autrement: celui des catholiques, allant des "normalistes" (qui n'ont pas apprécié: Tornielli, la Bussola) aux traditionalistes.
Ceux qui préfèrent s'informer dans le bulletin "officiel" VIS et auprès des agences de presse risquent de passer à côté de l'Histoire, au nom d'un légalisme mal compris, mais c'est leur choix.
Si on lit et relit (comme je l'ai fait) les quelques lignes de la réplique du pape à la question sur l'intervension en Irak, on ne peut s'empêcher de penser que, s'ajoutant à une liste devenue longue de faits - menus et moins - et de déclarations, elles indiquent que le Pape imprime effectivement de grands changements à l'Eglise.
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(*) Dans le livre "Ainsi je changerai l'Eglise" regroupant les échanges entre François et Scalfari à l'occasion de la première interviewe, parmi les réflexions de plusieurs intellectuels (cf. Leonardo Boff veut un Vatican III ), il y avait aussi une contribution de Cacciari.

     

L'Eglise s'en remet à l'ONU!!

Cacciari: «Les paroles du pape sur la guerre et la paix?» Un tournant radical pour l'Eglise catholique»
«Pour la première fois un évêque de Rome abandonne l'idée catholique de "guerre juste"».
www.repubblica.it/

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Question: Le Pape a fait valoir qu'il est licite d'arrêter la violence des partisans du califat islamique. Arrêter, pas faire la guerre. Et la façon de l'arrêter doit être décidée par les Nations Unies. On fait appel en substance à une organisation internationale.
Massimo Cacciari: Mais c'est un gros problème. Un pape qui se met à raisonner en termes réalistes, et sur la base du droit positif (1), pose bel et bien une question théologique. De ma part, ce n'est pas une critique. Seulement une constatation des transformations colossales en cours au sein de l'Eglise».

- A quoi vous référez-vous?
«Avec ces mots pape François a complètement abandonné l'idée catholique de "guerre juste". Quand j'établis que la guerre doit être fondée sur le droit international, dont l'organe effectif est représenté par l'Organisation des Nations Unies, cela n'a plus de sens de parler de "guerre juste". La catégorie de "juste" n'a rien à voir avec le droit positif».

- Voulez-vous dire que le "juste" concerne les valeurs absolues?
«Mais bien sûr. La dignité théorique et théologique de la "guerre juste" est basée sur des valeurs absolues et non relatives, qui ne sont pas décidées par les Nations Unies».

- Vous vous référez au principe du bellum iustum de Saint-Augustin, qui tirait la légitimité de la guerre non pas du droit, mais de la volonté de Dieu?
«Oui, vous le dites en termes plus radicaux, mais c'est bien cela. Pour parler de "guerre juste", je dois reconnaître en Dieu la volonté de ce conflit, ne pas me fier au droit international, qui résulte de l'accord entre les droits positifs nationaux».

- Le Pape François ne parle jamais de "guerre juste", et même, il rejette le mot "guerre". Il exclut les bombardements. Mais sa position théorique ne semble pas éloignée de la notion de "guerre juste" élaborée par Norberto Bobbio (2), laquelle reposait sur des bases juridiques: l'intervention militaire peut être un moyen de défendre le droit des peuples aggressés.
«Oui, il y a analogie. Bobbio exprimait un principe laïque selon lequel l'intervention militaire est nécessaire pour protéger les droits humains. Mais si ce que nous avons dit jusqu'à présent est correct - à savoir que François considère intervention légitime dans la mesure où elle est décidé par l'ONU - nous sommes en présence d'une laïcisation de l'idée catholique de "guerre juste". Je ne vois aucune différence, même avec la position adoptée par tous les gouvernements européens pendant les guerres du Golfe. Il s'agit d'une banalisation laïciste de la "guerre juste".

- Mais pourquoi "banalisation"? Un pape ne peut pas invoquer une guerre, alors il essaie de donner l'alarme aux gouvernements.
«Mais je parle du point de vue de la théologie politique: la position de François est très fragile. Sa position est celle que pourrait soutenir un Renzi ou une Merkel. Si vous me le permettez, moi, du pape, je m'attends à quelque chose de plus, à savoir qu'il me dise qu'il faut intervenir sur la base de valeurs considérées comme absolues. Un grand pape médiéval, s'il y avait un massacre de chrétiens comme celui qui est en cours, tendrait à la croisade. Heureusement (!!), le pape actuel ne l'est pas. François raisonne en termes réalistes. Mais il pose à l'Église un problème théologique».

- Wojtyla avait lui aussi fait valoir dans les années 90 la nécessité d'une intervention militaire en dernier recours avant le siège de Sarajevo, et utilisé la même formule que François: arrêter les agresseurs injustes.
« Mais son idée était encore l'idée traditionnelle de la "guerre juste". Wojtyla a été le dernier grand pape médiéval, qui a conclu un siècle extraordinaire. Son histoire appartient aux tragédies du XXe siècle. Il a été le pape qui a contesté l'empire communiste (ndt: notons que Cacciari a fait partie du PCI). François est le pape jésuite qui perçoit avec un grand réalisme le crépuscule de l'Occident. Et il craint que la guerre en Irak puisse rendre l'évangélisation difficile, surtout dans ces terres (??)».

- Au XXe siècle, la relation entre l'Eglise catholique et la guerre a été controversée. Benoît XV a stigmatisé la Grande Guerre comme un "massacre inutile", mais les aumôniers militaires dans les tranchées utilisaient les images pieuses pour promouvoir le conflit. "
«Bien sûr. Mais ceci, c'est l'histoire qui rappelle les contradictions de l'Église. Aujourd'hui, nous assistons à un grand passage culturel: en ce qui concerne les questions de paix et de guerre, l'Église catholique rejoint les positions du droit positif qui sont propre aux laïcs. Et ce n'est pas par hasard que ce passage soit fait par un pape jésuite: c'est la position de quelqu'un qui veut compter - dans la tradition de cet ordre - sur le plan politique de l'immanence»

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(1) Le droit positif, du latin positum « posé » pour désigner le droit tel qu'il existe réellement, est constitué de l'ensemble des règles juridiques en vigueur dans un État ou dans un ensemble d'États de la Communauté internationale, à un moment donné, quelles que soient leurs sources.
C'est une forme de positivisme juridique. Pour les théoriciens du droit positif, les règles de droit ne sont pas issues de la nature ou de Dieu, mais des hommes eux-mêmes, ou de leurs activités.
Le droit positif et le droit naturel sont deux formes de droit, contraires, puisque l'une est dictée par les Hommes, et la seconde par la nature. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_positif)

(2) Norberto Bobbio (1909-2004), est un philosophe italien spécialiste de la philosophie politique et de la philosophie du droit. Il s'est notamment attaché à définir les conditions d'accompagnement de la démocratie, qui implique, selon lui, la mise en œuvre effective des droits de l'homme et la recherche de la paix via le droit international et une conception cosmopolitique du citoyen (http://fr.wikipedia.org/wiki/Norberto_Bobbio)

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