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Foi, vérité, tolérance

Une interviewe du cardinal Ratzinger en 2003. Traduction exclusive (15/7/2014)

     

En 2002 paraissait en Allemagne un livre du cardinal Ratzinger intitulé "Glaube-Wahreit-Toleranz", traduit en français en 2005 sous le titre "Foi, vérité, tolérance : Le christianisme et la rencontre des religions" (éditions Parole et Silence).

L'auteur lui-même le présente en ces termes sur la quatrième de couverture:

La foi chrétienne revendique la connaissance et la proclamation du seul vrai Dieu et de l'unique Sauveur de tous les hommes : " Il n'y a pas sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés " (Ac 4,12).
Une telle revendication est-elle encore soutenable aujourd'hui ?
Comment est-elle compatible avec la recherche de la paix entre les différentes religions et les différentes cultures ? La véritable question est celle de la vérité.
Peut-on la connaître ?
Est-elle étrangère au monde de la religion et de la foi ?
Ce qui est en jeu, c'est la compréhension des religions et du fait religieux, de ce qu'est l'homme et de la culture.
Comment l'homme peut-il devenir lui-même ou bien se perdre ?
Ce livre propose à la discussion tous mes textes de la dernière décennie sur la foi, la religion, la culture, la vérité et la tolérance. J'ai l'espoir que, malgré ses insuffisances, ce travail pourra être utile dans le débat qui nous concerne tous.

Cardinal Joseph Ratzinger.

Nous en reparlerons sûrement.
A l'occasion de la parution de l'ouvrage en italien ("Fede, verità tolleranza. Il cristianesimo e le religioni nel mondo"), le cardinal Ratzinger accordait une interviewe au journaliste et écrivain Antonio Socci, familier de mes lecteurs.
Cette interviewe figure sur le site de Sandro Magister chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/7712 .
A l'époque, le site n'était pas multilingue, et je me réjouis d'en proposer ici ma traduction... en exclusivité!

     

L'homme a besoin d'absolu

FOI, VÉRITÉ ET TOLÉRANCE.
UNE INTERVIEWE DE RATZINGER SUR SON DERNIER LIVRE
Interview d'Antonio Socci.
28/11/2003
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- Eminence, il y a une idée qui s'est affirmée dans la haute culture et dans la pensée commune, selon laquelle les religions sont toutes des chemins qui mènent au même Dieu, donc l'une vaut l'autre. Qu'en pensez-vous du point de vue théologique?
« Je dirais que même sur le plan empirique, historique, cette conception très commode pour la pensée d'aujourd'hui n'est pas vraie. Elle est le reflet du relativisme diffus, mais la réalité n'est pas celle-là, parce que les religions ne sont pas d'une manière statique l'une à côté de l'autre, mais se trouvent dans une dynamique historique dans laquelle elles deviennent aussi des défis l'une pour l'autre. A la fin, la Vérité est une, Dieu est un, c'est pourquoi toutes ces expressions, si différentes, nées dans des moments historiques variés, ne sont pas équivalentes, mais elles sont un chemin dans lequel la question se pose: où aller? On ne peut pas dire que ce sont des voies équivalentes parce qu'elles sont dans un dialogue intérieur, et naturellemt, il me semble évident que des choses contradictoires ne peuvent pas être des moyens de salut: la vérité et le mensonge ne peuvent pas être de la même manière des moyens de salut. C'est pourquoi cette idée ne répond tout simplement pas à la réalité des religions et ne répond pas à la nécessité de l'homme de trouver une réponse cohérente à ses grandes question.

- Dans différentes religions, on reconnaît le caractère extraordinaire de la figure de Jésus. Il semble qu'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour le vénérer. Alors, y a-t-il besoin de l'Église?
«Déjà dans l'Evangile, il y a deux positions possibles en référence au Christ. Le Seigneur Lui-même distingue: ce que les gens disent et ce que vous dites. Il demande ce que disent ceux qui Le connaissent de seconde main, ou de manière historique, littéraire, et ce que disent ceux qui Le connaissent de près et sont entrés réellement dans une rencontre vraie, ont expérimenté sa véritable identité. Cette distinction reste présente tout au long de l'histoire: il y a une impression de l'extérieur qui a des éléments de vérité. Dans l'Évangile, on voit que certains disent, «il est un prophète». Tout comme aujourd'hui, on dit que Jésus est une grande personnalité religieuse ou qui mérite d'être compté parmi les "Avatars" (les multiples manifestations du divin). Mais ceux qui sont entrés en communion avec Jésus reconnaissent qu'il s'agit d'une autre réalité, il est Dieu présent dans un homme.

- Il n'est pas comparable aux autres grandes personnalités des religions?
« Elles sont très différentes l'une de l'autre. Bouddha dit en substance: «oubliez-moi, allez seulement sur la route que j'ai montré». Mahomet affirme: «Le Seigneur Dieu m'a donné ces paroles que verbalement je vous transmets dans le Coran». Et ainsi de suite. Mais Jésus ne rentre pas dans cette catégorie de personnalité déjà visiblement et historiquement différentes. Il est encore moins l'un des Avatars, dans le sens des mythes de la religion hindoue.

- Pourquoi?
« C'est une réalité complètement différente. Il appartient à une histoire, qui commence avec Abraham, dans laquelle Dieu montre son visage, Dieu se révèle comme une personne qui sait parler et répondre, entre dans l'histoire. Et ce visage de Dieu, un Dieu qui est une personne et agit dans l'histoire, trouve son accomplissement dans cet instant où Dieu lui-même, se faisant homme Lui-même, entre dans le temps. Donc, même historiquement, on ne peut pas assimiler Jésus-Christ aux différentes figures religieuses ou aux visions mythologiques orientales.

- Pour la mentalité commune cette 'prétention' de l'Eglise - qui proclame «le Christ, unique salut» - est une arrogance doctrinale
« Je peux comprendre les raisons pour cette vision moderne, laquelle s'oppose à l'unicité du Christ et je comprends aussi une certaine modestie de certains catholiques pour qui «nous ne pouvons pas dire que nous avons quelque chose de mieux que les autres». En outre, il y a encore la blessure du colonialisme, une période au cours de laquelle certains pouvoirs européens ont exploité le christianisme en fonction de leur pouvoir mondial. Ces blessures sont restés dans la conscience chrétienne, mais elles ne doivent pas nous empêcher de voir l'essentiel. Parce que les abus du passé ne doivent pas empêcher la juste compréhension. Le colonialisme - et le christianisme comme instrument du pouvoir - est un abus. Mais le fait qu'on en ait abusé ne doit pas nous faire garder les yeux fermés face à la réalité de l'unicité du Christ. Surtout, nous devons reconnaître que le christianisme n'est pas notre invention européenne, ce n'est pas notre produit. C'est encore un défi qui vient de l'extérieur de l'Europe: à l'origine, il vient d'Asie, comme nous le savons tous. Et il se trouva tout de suite en contradiction avec le sentiment dominant. Même si ensuite, l'Europe a été christianisée, il est toujours resté cette lutte entre ses revendications particulières, parmi les tendances européennes, et la nouveauté toujours neuve de la Parole de Dieu qui s'oppose à ces exclusivismes et s'ouvre à la véritable universalité. En ce sens, il me semble que nous devons redécouvrir que le christianisme n'est pas une propriété européenne.

- Le christianisme s'oppose encore aujourd'hui à la tendance à la fermeture qu'il y a en Europe?
« Le christianisme est toujours quelque chose qui vient vraiment de l'extérieur, un événement divin qui nous transforme et conteste aussi nos prétentions et nos valeurs. Le Seigneur change toujours nos prétentions et ouvre nos cœurs par son universalité. Il me semble très significatif qu'en ce moment, l'Occident européen soit la partie du monde la plus opposée au christianisme, précisément parce que l'esprit européen s'est 'autonomisé' et ne veut pas accepter qu'il y ait une Parole divine qui lui montre une route qui n'est pas toujours commode.

- Faisant écho à Dostoïevski, je me demande si un homme moderne peut croire, croire vraiment que Jésus de Nazareth était Dieu fait homme. Cela est perçu comme absurde.
« Certes, pour un homme moderne, c'est quelque chose de presque impensable, un peu absurde et on l'attribue facilement à une pensée mythologique du passé qui n'est plus acceptable. La distance historique rend d'autant plus difficile de penser qu'un individu qui a vécu dans une époque lointaine peut être maintenant présent, pour moi, et soit la réponse à mes questions. Il me semble alors important d'observer que le Christ n'est pas un individu au passé loin de moi, mais a créé un chemin de lumière qui imprègne l'histoire, avec les premiers martyrs, avec ces témoins qui transforment la pensée humaine, voient la dignité humaine de l'esclave, prennent soin des pauvres, de ceux qui souffrent et apportent ainsi une nouveauté dans le monde, y compris avec leur propre souffrance. Avec ces grands docteurs qui transforment la sagesse des Grecs, des Latins, en une nouvelle vision du monde inspirée justement par le Christ, qui trouve dans le Christ la lumière pour interpréter le monde, avec des figures comme saint François d'Assise, qui a créé le nouvel humanisme. Ou même des personnalités de notre temps: nous pensons à Mère Teresa, Maximilien Kolbe ... C'est un chemin ininterrompu de lumière qui se fait chemin dans l'histoire, et une présence ininterrompue du Christ, et il me semble que ce fait - que le Christ n'est pas resté dans le passé mais qu'il a toujours été contemporain avec toutes les générations et a créé une nouvelle histoire, une nouvelle lumière dans l'histoire, dans laquelle il est toujours présent et contemporain, fait comprendre qu'il ne s'agit pas d'un quelconque grand de histoire, mais d'une réalité vraiment Autre, qui porte toujours la lumière. Ainsi, en s'associant à cette histoire, on entre dans un contexte de lumière, on ne se met pas pas en relation avec une personne loitainen, mais une réalité présente.

- Pourquoi, selon vous, un homme de 2003 a-t-il besoin du Christ?
« Il est facile de s'apercevoir que les choses rendues disponible uniquement par un monde matériel ou même intellectuelle, ne répondent pas au besoin le plus profone, le plus radical qui existe en chaque homme, parce que l'homme a le désir - comme le disaient déjà les Pères - de l'infini. Il me semble que précisément notre époque avec ses contradictions, ses désespoirs, sa façon de se refugier massivement dans les raccourcis, comme la drogue, manifeste visiblement cette soif de l'infini et seul un amour infini qui toutefois entre dans la finitude, et il devient même un homme comme moi, est la réponse. C'est certainement un paradoxe que Dieu, l'immense, soit entré dans le monde fini comme une personne humaine. Mais c'est justement la réponse dont nous avons besoin: une réponse infinie, qui toutefois se rend acceptable et accessible pour moi, 'finissant' en une personne humaine qui, cependant, est l'infini. C'est la réponse dont on a besoin: il faudrait presque l'inventer si elle n'existait pas.

- Il y a une nouveauté dans votre livre à propos du thème du relativisme. Vous soutenez que, dans la pratique politique, le relativisme est bienvenu car il nous vaccine, disons, conte la tentation utopique. C'est le jugement que l'Eglise a toujours donnée sur la politique?
« Je dirais que oui. Et c'est l'une des nouveautés essentielles du christianisme pour l'histoire. Parce que jusqu'au Christ, l'identification entre religion et État, entre divinité et État était presque nécessaire pour donner de la stabilité à l'État. Puis l'Islam retourne à cette identification entre monde politique et religieux, avec la pensée que ce n'est qu'avec le pouvoir politique que l'on peut aussi moraliser l'humanité. En réalité, depuis le Christ lui-même, nous nous trouvons tout de suite dans la position contraire: Dieu n'est pas de ce monde, il n'a pas légions, comme dit le Christ, Staline dit qu'il n'a pas de divisions. Il n'a pas de pouvoir de ce monde, il attire l'humanité à lui non avec un pouvoir extérieur, politique, militaire, mais seulement avec le pouvoir de la vérité qui convainc, de l'amour qui attire. Il dit: «J'attirerai tous les hommes à moi». Mais il dit de la croix. Et ainsi, il crée cette distinction entre empereur et Dieu, entre le monde de l'empereur auquel est dûe la loyauté, mais une loyauté critique, et le monde de Dieu, qui est absolu. Alors que l'Etat n'est pas absolu.

- Donc il n'y a aucun pouvoir ou politique ou idéologie qui puisse revendiquer pour soi l'absolue, le définitif, la perfection ?
«Ceci est très important. C'est pourquoi j'ai été opposé à la théologie de libération, qui a à nouveau transformé l'Evangile en recette politique avec l'absolutisation d'une position selon laquelle cette recette serait celle qui libérerait et donnerait le progres. En réalité, le monde politique est le monde de notre raison pratique où, avec les moyens de notre raison, nous devons trouver les chemins. Il faut laisser justement à la raison humaine de trouver les moyens les plus appropriés et ne pas absolutiser l'état. Les pères ont prié pour l'Etat, en reconnaissant la nécessité, sa valeur, mais ils n'ont pas adoré l'état: cela me semble précisément être la distinction décisive. Mais ceci est un point extraordinaire de rencontre entre la pensée chrétienne et la culture libérale-démocratique. Je pense que la vision libérale-démocratique n'aurait pas pu naître sans cet événement chrétien qui a divisé les deux mondes, créant ainsi une nouvelle liberté. L'état est important, on doit obéir aux lois, mais ce n'est pas le pouvoir ultime. La distinction entre l'Etat et la réalité divine crée l'espace d'une liberté dans lequel une personne peut même s'opposer à l'Etat. Les martyrs sont un témoignage de cette limitation du pouvoir absolu de l'Etat. Ainsi est née une histoire de liberté. Même si par la suite la pensée libérale et démocratique a suivi sas propres chemins, mais l'origine est celle-là.

- Les systèmes communistes européens se sont effondrés. Mais vous, dans votre livre, vous n'ecluez pas la possibilité que la pensée marxiste pourrait malgré tout resurgir sous d'autres formes dans un proche avenir.
« C'est mon hypothèse, mais il me semble qu'elle commence déjà à se vérifier parce que le relativisme pur qui ne connaît pas de valeurs éthiques fondatrices et donc ne connaît même pas vraiment le pourquoi de la vie humaine, ni de la vie politique, n'est pas suffisant.
C'est pourquoi, pour un non-croyant qui ne reconnaît pas la transcendance, reste ce grand désir de trouver quelque chose d'absolu et un sens moral à ses actions.

- Les agitations 'noglobal' de ces dernières années sont-elles une nouvelle transposition de la soif d'absolu dans un objectif politique?

«Je dirais que oui. C'est toujours cette soif, parce que l'homme a besoin d'absolu, et s'il ne le trouve pas en Dieu, il le crée dans l'histoire.

- Toujours à propos de la question du relativisme. Tous les us et coutumes et civilisations doivent-ils être malgré tout toujours respectés a priori ou bien y a-t-il un canon minimal de droits et devoir qui devrait valoir pour tous?
«Eh bien, c'est l'utre face de la médaille. D'abord, nous avons constaté que la politique est le monde du discutable, du perfectible, où l'on doit chercher avec les forces de la raison, les routes les meilleures, sans absolutiser un parti ou une recette. Cependant, il y a également un domaine éthique, et donc la politique ne peut pas aboutir à un relativisme total où, par exemple, assassiner et créer la paix ont la même légitimité. Nous avons dans plusieurs documents de notre Congrégation souligné ce fait, tout en reconnaissant totalement l'autonomie politique.

- Donc tout n'est pas permis?
«Nous avons toujours dit que pas même la majorité n'est l'ultime instance, la légitimité absolue de tout, dans la mesure où la dictature de la majorité serait tout aussi dangereuse que d'autres dictatures. Parce qu'elle pourrait un jour décider, par exemple, qu'il existe une «race» à exclure pour le progrès de l'histoire, aberration malheureusement déjà vue. Donc, il y a des limites aussi au relativisme politique. La limite est délimitée par des valeurs éthiques fondamentales qui sont justement la condition de ce pluralisme. Et elles sont obligatoires également pour les majorités.

- Des exemples?
«Fondamentalement, le Décalogue présente un résumé de ces grandes constantes.

- Je reviens sur un autre aspect du «relativisme culturel». Même parmi les catholiques, il y en a qui considèrent la mission presque comme une violence psychologique à l'égard des peuples qui ont une autre civilisation.
« Si quelqu'un pense que le christianisme est seulement son propre monde traditionnel, évidemment, c'est ainsi qu'il ressent la mission. Mais on voit qu'il n'a pas compris la grandeur de cette perle, comme le dit le Seigneur, qui se donne à lui dans la foi. Naturellemnt, si c'était seulement nos traditions, nous ne pourrions les porter aux autres. Si au contraire nous avons découvert, comme le dit saint Jean, l'amour, si nous avons trouvé le visage de Dieu, nous avons le devoir de le dire aux autres. Je ne peux pas garder seulement pour moi une grande chose, un grand amour, je dois communiquer la vérité. Naturellemnt, dans le plein respect de leur liberté, parce que la vérité ne s'impose pas par d'autres moyens que sa propre évidence, et ce n'est qu'en offrant cette découverte aux autres - en montrant ce que nous avons trouvé, ce don que nous avons en main, qui est destiné à tous - que nous pouvons bien annoncer le christianisme, sachant qu'il suppose le plus grand respect pour la liberté de l'autre, parce qu'une conversion qui n'a pas été fondée sur la conviction intérieure - «J'ai trouvé ce que je désirais» - ne serait pas une vraie conversion.

- Récemment, est venu à la lumière dans la presse une phénomène douloureux: la conversion de nombreux immigrants venant de l'islam, et qui - en plus d'être en danger - se retrouvent seuls, non accompagnés par la communauté chrétienne.
«Oui, je l'ai lu et cela me peine beaucoup. C'est toujours le même symptôme, le drame de notre conscience chrétienne qui est blessée, qui n'est pas sûr de soi. Naturellement, nous devons respecter les Etats islamiques, leur religion, mais toutefois également requérir la liberté de conscience de ceux qui veulent devenir chrétiens, et avec courage nous devons aussi aider ces gens, justement si nous sommes convaincus qu'ils ont trouvé quelque chose qui est la vraie réponse. Nous ne devons pas les laisser seuls. Nous devons faire tout notre possible afin qu'ils puissent vivre dans la liberté et la paix ce qu'ils ont trouvé dans la religion chrétienne.

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